C. UN EXERCICE PERFECTIBLE

1. Un panorama des technologies clés peut être contestable à la marge

La granulométrie (c'est-à-dire le degré d'agrégation des technologies) choisie pour « Technologies clés  2010 » a débouché sur l'identification de 83 technologies clés. Ce type de découpage est toujours contestable. Choisir une granulométrie plus fine présenterait l'inconvénient de compromettre l'appropriation du document, dont la nature est déjà technique, par certains acteurs, notamment dans la sphère politique, mais aussi auprès de PME. En revanche, des briques technologiques plus larges aboutiraient à une indifférenciation préjudiciable à une identification précise des technologies clés, de leurs enjeux et des organismes concernés. D'après M. Grégoire Postel-Vinay, « le choix effectué est donc un compromis entre ces deux risques, mais le curseur aurait pu être décalé légèrement vers l'un quelconque d'entre eux ». Par ailleurs, « le respect des demandes de confidentialité émanant de certains organismes de recherche publics ou privés, débouche nécessairement sur des lacunes ».

Quoi qu'il en soit, il est un fait confortant la qualité de l'exercice : l' ANR 223 ( * ) , qui identifie des programmes dont l'horizon de temps correspond à celui des technologies clés, constate une grande convergence entre les technologies soutenues par ses programmes et celles inventoriées dans « Technologies clés  2010 » . Cette convergence est particulièrement marquée dans le secteur des STIC et dans celui de l'énergie durable et de l'environnement.

Quelques divergences peuvent être néanmoins soulignées. Concernant les STIC, l'ANR constate que l'« affichage nomade » a été catalogué dans « Technologies-clés 2010 » alors que, selon elle, la France ne dispose pas aujourd'hui d'une industrie susceptible de valoriser cette technologie.

Réciproquement, la Direction de la stratégie relève que les programmes de l'ANR valorisent certaines technologies qui ne figurent pas dans le document « Technologies clés  2010 » (le développement durable dans le domaine de la chimie, par ex) ou presque pas (génomique des plantes) ou dans des proportions moindres (santé), tandis que les fiches réalisées par « Technologies clés » lui apparaissent de « qualité variable ».

Il est parfois difficile de se forger une opinion. L'ANR estime que, dans le domaine de l'« énergie durable », le « stockage de l'énergie » constitue une faiblesse du document alors que M. Elie Cohen considère qu'il ne devrait pas y être fait référence, s'agissant de « technologies largement hypothétiques » (technologies n° 31 et 32).

2. Un manque d'analyse stratégique

Mme Laure Reinhart, directrice de la stratégie, observe que « Technologies clés 2010 » constitue un « exercice de prospective assez complet ». Toutefois, elle déplore l'absence d'une véritable « analyse stratégique » par technologie clé (lignes de force / de faiblesse, opportunités / menaces, enjeux respectifs). En effet, ce travail, « partant de l'existant et d'une analyse des forces de la France de différents points de vue (recherche scientifique, tissu industriel, formation adaptée, verrous technologiques, concurrence internationale...) et en plaçant l'exercice dans une dimension temporelle (de type « feuille de route ») aurait permis de dégager les actions de force sur chaque domaine et d'identifier les sujets les plus pertinents ». En outre, « l'analyse ne met pas suffisamment en valeur la dimension régionale ».

D'ailleurs, la direction de la stratégie estime que, d'une façon générale, « le ministère de la recherche aurait dû être davantage sollicité pour ce travail ».

FACTEURS DE PROGRÈS DE L'ANALYSE STRATÉGIQUE

Dans certains pays comme le Royaume-Uni, la prospective technologique tend à définir et à faire partager par le plus grand nombre d'acteurs concernés une vision commune des futurs possibles, très en amont de toute prise de décision politique.

Un exercice comme « technologies clés 2010 » comprend, lui, une sélection de priorités technologiques beaucoup plus directement orientée vers l'action publique.

Cette approche est donc a priori plus stratégique, ce qui fait son intérêt.

Il s'agit d'identifier les technologies qui sont importantes pour la France, en termes de compétitivité et d' attractivité , et dont la maîtrise est à la portée de notre pays 1 . Le ciblage des politiques publiques d'aides à l'innovation et au développement technologique devrait s'en trouver facilité.

Il ne l'est pas suffisamment pour plusieurs raisons :

- Tout d'abord l'hétérogénéité, peut-être, inévitable des technologies retenues (spécifiques, génériques, systémiques...) et la qualité inégale de leur présentation 2 ne facilitent pas une vision globale , à l'aide de ce document, des forces et faiblesses technologiques de la France. Ça et là sont cependant signalés, mais sans analyse d'ensemble suffisante, des décalages entre :


• le niveau de notre recherche académique et celui de nos entreprises (ingénierie des anticorps monoclonaux, microtechnologies pour l'intensification des procédés, transgenèse...) ;


• l'excellence de nos acteurs et l'atonie du marché intérieur (photovoltaïque) ;


• ou encore, l'importance des enjeux et la faiblesse de notre industrie (édition de logiciels, affichage nomade, matériaux nanostructurés et nano composites...).

- Un autre point faible de la réflexion stratégique qui sous-tend le document « technologies clé 2010 » concerne l' analyse par filière de certaines activités concernées. Pourtant, il est reconnu, en conclusion, qu'« une analyse fine des filières clés permettrait de proposer des actions à mener pour renforcer les points forts positifs et estomper les faiblesses ». Or, de façon quelque peu surprenante, ni les activités spatiales, ni la filière nucléaire ne sont considérées dans leur ensemble, pas plus que l'agrochimie (différentes utilisations de la biomasse), s'agissant de technologies émergentes. En revanche, l'importance de la notion de système, intégrant plusieurs technologies de base, est soulignée à diverses reprises.

- Une réflexion sur les différentes façons, pour les pouvoirs publics, de réagir aux retards technologiques de la France semble particulièrement faire défaut.

Quelle est la gravité des conséquences de ces faiblesses pour notre avenir ? Un rattrapage est-il possible ?

M. Christian Pierret, alors ministre de l'industrie, affirmait en introduction du rapport d'octobre 2000 (« Technologies clés 2005 ») qu' « il n'y a plus comme par le passé de fatalisme technologique [...] on peut avoir échoué sur le développement d'une technologie et redevenir leader à l'étape suivante » . Qu'en est-il aujourd'hui ?

Dans quelle mesure, sans préjudice pour la croissance, l'emploi et la diffusion du progrès technique, la France pourrait-elle se contenter de maîtriser des systèmes complexes qui ne feraient qu'assembler des briques technologiques conçues et produites ailleurs (semi-conducteurs, écrans plats...) ?

Dans le secteur des biotechnologies, notre pays serait-il incapable de rattraper, comme l'Allemagne ou Taiwan, son retard industriel et capitalistique alors que ses points forts académiques sont nombreux (thérapie génique, génomique fonctionnelle, ingénierie des anticorps monoclonaux...) et que la pharmacie constitue l'un des atouts de son commerce extérieur ?

- Une analyse stratégique préalable plus poussée ou une actualisation permanente de la liste des technologies clés pourrait, enfin, permettre d'expliquer ou de corriger ce qui ressemble à des lacunes ou à des anomalies : par exemple, l'absence des nouvelles technologies énergétiques marines (production des biocarburants à partir d'algues et de planctons ou d'électricité à partir des courants marins). Peut-être l'horizon de leur maîtrise technologique est-il trop lointain mais, à ce moment-là, pourquoi évoquer le stockage de l'énergie produite à partir des systèmes éoliens ou photovoltaïques qui repose largement sur des technologies, par ailleurs non mentionnées telles que la production d'hydrogène et la fabrication de piles à combustible ?

1 Elles sont sélectionnées en utilisant les méthodes « atout-attrait » et AFOM (Atouts - Faiblesses - Opportunités - Menaces), c'est-à-dire en considérant à la fois nos avantages et nos handicaps.

2 Certaines sont plutôt des familles ou des ensembles de technologies (n° 5 « outils et méthodes pour le développement de systèmes d'information). Le transfert de technologie (n° 83) n'est pas une technologie ! L'analyse des atouts français en protéomique (n° 46), dont la maîtrise est affirmée comme « essentielle » et « cruciale pour le devenir des biotechnologies françaises » est très insuffisante !

3. Un déficit d'évaluation

Ayant interrogé les organises publics de recherche sur leurs activité concernant les différentes technologies clés émergentes, le BIPE a observé qu'aucun d'entre eux ne déclarait travailler sur le même ensemble de technologies clés émergentes que celui reconstitué sur la base du document « Technologies clés  2010 » ( supra ).

A défaut ou en complément d'une plus grande implication de la DGRI dans la réalisation du document ( supra ), il pourrait s'avérer judicieux d'intégrer la méthode des questionnaires dans les prochains exercices « Technologies clés ». Ainsi, le BIPE estime que si « le caractère transversal de l'outil « Technologies clés 2010 » est essentiel pour la bonne gouvernance de la filière », en revanche, « il ne permet pas d'identifier précisément les actions des acteurs de la recherche publique ». En conclusion « la méthode des questionnaires utilisée dans [la mission qui lui a été confiée par le Sénat] offre un panorama complet et plus précis des investissements en recherche de chaque acteur. Cette méthode devrait donc être intégrée au prochain exercice de prospective stratégique concernant la recherche publique » (Recommandation 4.5.1).

Si la pertinence des informations factuelles figurant dans le document ne semble donc pas faire l'objet d'une vérification ex post , l'absence d'évaluation de la pertinence des exercices « Technologies clés » précédents constitue, de même, une lacune évidente. Pourtant, cet exercice présenterait des difficultés majeures : comment distinguer sûrement ce qui était impossible d'anticiper de ce qui aurait pu ou dû l'être ?

Cette question rejoint celle de l' obsolescence relativement rapide du document . Ainsi que le précise M. Grégoire Postel-Vinay, chargé de la prospective à la direction générale des entreprises (DGE), « une actualisation tous les cinq ans peut apparaître insuffisante dans un domaine aussi mouvant que celui de la prospective technologique. Cela, d'autant plus que le caractère « clé » d'une technologie peut s'avérer largement circonstanciel, dans la mesure où il dépend du potentiel industriel susceptible de l'utiliser, qui connaît des évolutions parfois brutales ; par exemple, de grandes OPA suivies de restructurations peuvent rendre obsolète une stratégie qui, auparavant, avait du sens. Cependant, les moyens disponibles n'ont pas permis une fréquence plus élevée. En revanche, certains travaux intermédiaires ont pu être menés sur un champ plus limité ».

Quoi qu'il en soit, la question de l'évaluation de la pertinence du choix des technologies clés est pendante .

* 223 Dans le cadre d'une audition organisée en vue du présent rapport.

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