N° 440

SÉNAT

SESSION EXTRAORDINAIRE DE 2007-2008

Annexe au procès-verbal de la séance du 2 juillet 2008

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission des Affaires culturelles (1) sur l'inscription de la gastronomie au patrimoine immatériel de l' UNESCO ,

Par Mme Catherine DUMAS,

Sénateur.

(1) Cette commission est composée de : M. Jacques Valade , président ; MM. Ambroise Dupont, Jacques Legendre, Serge Lagauche, Jean-Léonce Dupont, Ivan Renar, Michel Thiollière , vice-présidents ; MM. Alain Dufaut, Philippe Nachbar, Pierre Martin, David Assouline, Jean-Marc Todeschini , secrétaires ; M. Jean Besson, Mme Marie-Christine Blandin, MM. Yannick Bodin, Pierre Bordier, Louis de Broissia, Elie Brun, Jean-Claude Carle, Jean-Pierre Chauveau, Gérard Collomb, Yves Dauge, Christian Demuynck, Mme Béatrice Descamps, M. Denis Detcheverry, Mme Catherine Dumas, MM. Louis Duvernois, Jean-Paul Émin, Mme Françoise Férat, M. Bernard Fournier, Mme Brigitte Gonthier-Maurin, M. Jean-François Humbert, Mme Christiane Hummel, MM. Soibahadine Ibrahim Ramadani, Alain Journet, Philippe Labeyrie, Pierre Laffitte, Alain Le Vern, Mme Lucienne Malovry, MM. Jean Louis Masson, Jean-Luc Mélenchon, Mme Colette Mélot, M. Jean-Luc Miraux, Mme Catherine Morin-Desailly, M. Bernard Murat, Mme Monique Papon, MM. Jean-François Picheral, Jack Ralite, Philippe Richert, Jacques Siffre, René-Pierre Signé, Robert Tropeano, André Vallet, Jean-François Voguet.

« La découverte d'un mets nouveau fait plus de bonheur pour le genre humain que la découverte d'un étoile » (Brillat-Savarin - 1825)

INTRODUCTION

Mesdames, Messieurs,

En inaugurant le Salon International de l'Agriculture, le 23 février 2008, le Président de la République, M. Nicolas Sarkozy, a souhaité que la France soit le premier pays à déposer une candidature auprès de l'UNESCO pour demander l'inscription de son « patrimoine gastronomique » au patrimoine culturel immatériel de l'humanité.

Cette annonce a suscité un certain enthousiasme dans le milieu de la gastronomie : plusieurs de nos « grands chefs » y ont immédiatement apporté leur soutien, voyant dans cette initiative un signe fort de reconnaissance de nos arts culinaires comme un élément essentiel de notre culture et de notre patrimoine . En effet, comme le souligne Alain Ducasse dans son « Dictionnaire amoureux de la cuisine », « de tous les phénomènes socioculturels que l'on peut analyser et répertorier, la cuisine, au-delà de l'alimentation, est le phénomène qui rend au mieux compte de la vie d'une communauté, dans l'espace et dans le temps. »

Cependant, ce projet a également fait naître des réserves, voire quelques incompréhensions, quant à son intérêt et ses objectifs : il apparaît donc nécessaire d'en clarifier le sens et de bien en expliquer les enjeux.

Il ne s'agit pas, en effet, de prétendre démontrer une quelconque supériorité de notre cuisine française, mais de rappeler combien notre patrimoine culinaire, outre son importance indéniable pour notre activité économique et touristique, revêt, de par son ancrage dans notre culture, notre histoire et celle de nos territoires, en même temps que sa capacité d'innovation et sa renommée internationale, une forte dimension identitaire.

Ainsi, alors qu'une Mission française du patrimoine et des cultures alimentaires, présidée par M. Jean-Robert Pitte, vient d'être chargée de préparer le dossier de candidature de la France, votre rapporteur a souhaité apporter un éclairage sur cette démarche .

Au cours de plus de vingt auditions , dont les comptes rendus sont publiés en annexe au présent rapport, elle a entendu des « ambassadeurs », amateurs ou fins connaisseurs de notre cuisine française, adhérant -ou non- à cette initiative : cuisiniers et « grands chefs », critiques et chroniqueurs gastronomiques, représentants de la diversité des produits de nos terroirs, des « métiers de bouche » ou encore des « arts de la table »...

Elle a entendu, par ailleurs, des membres de la Mission française du patrimoine et des cultures alimentaires, ainsi que des représentants de l'UNESCO, et notamment notre collègue Yves Dauge, « correspondant » de cette organisation internationale au Sénat.

Par le présent rapport, votre rapporteur ne prétend en rien se substituer au travail de cette Mission, mais tend à apporter une contribution du Sénat, représentant des territoires, à ce dossier certes délicat et complexe , mais qui présente l'intérêt majeur, aux yeux de notre commission des affaires culturelles, de mettre l'accent sur des savoir-faire exceptionnels et des traditions culinaires qui font partie de notre patrimoine culturel .

Comme le souligne l'UNESCO dans la Convention de sauvegarde adoptée en 2003, les expressions du « patrimoine culturel immatériel » sont garantes de la diversité culturelle et du développement durable à l'heure de la mondialisation. Il s'agit donc de démontrer que les cultures culinaires répondent pleinement à ce critère.

Mais ce projet d'inscription n'est pas une fin en soi : il a vocation, au-delà, à susciter un sursaut , permettant de réaffirmer, par une série de mesures et d'actions concrètes, notre attachement à assurer la transmission, la promotion, la mise en valeur et le renouvellement de ce patrimoine vivant.

C'est pourquoi votre rapporteur souhaite que le présent rapport ne soit que la première étape d'un travail de suivi et de réflexion autour du secteur des arts culinaires. Ce dernier renvoie en effet à des enjeux fondamentaux pour les générations futures, qui ne sont pas seulement économiques, mais également culturels et éducatifs.

I. LA GASTRONOMIE, UNE PASSION FRANÇAISE

Pourquoi est-il aujourd'hui question de proposer l'inscription de notre patrimoine gastronomique ou culinaire - quelle que soit la façon de le désigner - au patrimoine culturel de l'humanité ?

Point n'est besoin de trop longs commentaires pour démontrer l'attachement si particulier que notre pays lui voue.

Certes, tous les pays ont un patrimoine et des traditions culinaires, façonnés par leur histoire et leur environnement. Toutefois, l'image de notre pays de par le monde est, plus que pour tout autre, indissociable de sa cuisine, et, au-delà de celle-ci, de l'art de vivre qu'elle incarne.

Ainsi, outre leur impact pour notre économie et notre tourisme, nos arts culinaires sont ancrés dans notre culture et notre identité : ce constat est le produit de la rencontre entre une histoire, une géographie, le savoir-faire des hommes et leurs traditions gourmandes.

A. UNE TRADITION VIVANTE ET POPULAIRE, ANCRÉE DANS NOTRE CULTURE : LA NAISSANCE D'UN ART DE VIVRE « À LA FRANÇAISE »

Dans son ouvrage sur la gastronomie - au sens étymologique, « l'art de régler l'estomac » -, M. Jean Vitaux souligne que « manger en tant que gastronome est un acte culturel . » 1 ( * ) En effet, comme il le rappelle, « la gastronomie n'est pas totalement superposable à l'alimentation » : cette dernière, « commune à l'homme et à tous les animaux, est nécessaire à la vie, mais la gastronomie rajoute une recherche de la qualité, de l'expression du goût, du plaisir pris à manger : c'est une véritable passion » 2 ( * ) .

Cette passion a suivi les évolutions de l'histoire de notre pays, des traditions et des goûts des hommes. Elle s'est peu à peu imprégnée dans nos modes de vie, au point de trouver des expressions multiples, dont tous les champs de notre culture foisonnent.

Dans ses Souvenirs inédits , M. Auguste Escoffier souligne cet ancrage historique et culturel : « pour qu'un peuple ait une bonne cuisine, il faut qu'il ait un long passé de vie courtoise qui fait apprécier la fête d'un bon repas pris entre amis, qu'il ait également de solides traditions domestiques transmettant de mère en fille tous les secrets d'une bonne table. Dans le renom de notre cuisine française, je veux voir une preuve de notre civilisation . »

1. Les variations historiques de la cuisine et des arts de la table

Votre rapporteur ne prétend pas, en quelques lignes, retracer « la grande histoire » de notre cuisine française. En effet, bien des volumes ont déjà été écrits sur elle. Ainsi, dans son ouvrage intitulé Gastronomie française. Histoire et géographie d'une passion , M. Jean-Robert Pitte fait remonter à l'héritage gaulois la place centrale qu'occupent les arts culinaires en France : « en Gaule, la bonne chère est inséparable de la vie politique et sociale » .

Cette tradition de gourmandise et de convivialité à table va traverser les siècles. Cependant, notre culture culinaire n'est pas statique : elle suit l'évolution des sociétés si bien que, dans son ouvrage intitulé Un festin en paroles. Histoire littéraire de la sensibilité gastronomique de l'Antiquité à nos jours , M. Jean-François Revel souligne combien les « traités de cuisine » sont « le reflet inconscient de la vie quotidienne et le lieu de rencontre des moeurs à travers les siècles » . Ainsi, au fil de l'histoire, la cuisine française a suivi l'évolution des goûts, des saveurs et des modes de consommation, elle s'est enrichie de l'apport d'usages ou de produits venus de l'extérieur ...

De la « gastrôlastrie » et des banquets « pantagruéliques » contemporains à Rabelais, jusqu'aux préceptes diététiques de la « nouvelle cuisine » dans les années 1970, en passant par l' « âge d'or » de notre gastronomie française, que certains situent au XIXè siècle, l'encadré suivant souligne quelques étapes essentielles pour comprendre l'ancrage historique de cette expression culturelle qu'est l'art de vivre « à la française ».

Les grandes évolutions de la gastronomie française


• Le Moyen-Âge (1000 - 1450) :

- le service à la française s'organise en 3 à 6 tables successives garnies de mets ;

- il n'y a ni fourchettes, ni assiettes, ni serviettes : les aliments sont posés sur des « tranchoirs » (morceaux de pain) ;

- usage très important des épices, dans un double usage hygiénique (masquer les goûts rances) et de distinction sociale ;

- ouvrages : Le Viandier de Taillevent (1370), Le Ménagier de Paris (anonyme, 1393).


La Renaissance (1450 - 1643) :

- la fourchette, la faïence et la cristallerie font leur apparition, venant d'Italie ;

- de nouveaux produits arrivent des Amériques (le Nouveau Monde) : tomates, maïs, haricots, pommes de terre, café, chocolat ;

- ouvrages : Le Théâtre d'agriculture et les Mesnage des champs d'Olivier de Serres (1600).


La Monarchie (1643 - 1782) :

- sous le règle de Louis XIV, le service à la française se fixe à trois services, puis, sous le règle de Louis XV, il atteint un raffinement extrême ;

- le respect du goût de l'aliment de base est élevé en principe et l'usage des épices se fait de plus en plus discret ; les grands cuisiniers dédient leurs créations à leurs maîtres ou à des hôtes de marque : c'est le début des appellations culinaires ;

- 1674 : ouverture du premier café, Le Procope à Paris. Ils se multiplient ensuite ;

- ouvrages : Le Cuisinier françois de François La Varenne (1650), Le Cuisinier royal et bourgeois de Massialot (1691), Le Cuisinier moderne de Vincent La Chapelle (1739), La Cuisinière bourgeoise (1746) et Les Soupers de la Cour (1755) de Menon.


La Révolution et l' « âge d'or » de la gastronomie (1782 - 1880) :

- la grande cuisine descend dans la rue avec l'ouverture du 1 er restaurant par Beauvilliers en 1782 ; ces « bouillons » se multiplient à partir de la Révolution, ouverts par les cuisiniers et officiers de bouche des maisons aristocratiques, mis au chômage par l'exil ou l'emprisonnement de leurs maîtres, quand ils n'ont pas été guillotinés ;

- le nombre de recettes se développe de façon exponentielle grâce aux appellations culinaires ; la pâtisserie se développe grâce à la méthode de fabrication du sucre de betterave ;

- ouvrages : L'Almanach des Gourmands de Grimod de la Reynière (à partir de 1802), La Physiologie du goût de Jean-Anthelme Brillat-Savarin (1825), Le Grand dictionnaire de cuisine d'Alexandre Dumas (1873).


La période moderne (1880 - 1970) :

- le service à la russe s'impose, avec ses trois variantes (service à l'anglaise, au guéridon et à la française) ;

- naissance et développement du tourisme gastronomique : la première édition du Guide Michelin paraît en 1900 ;

- théorisation et développement des techniques de cuisson ;

- création des premières écoles hôtelières à Nice, Thonon, Toulouse, Paris et Strasbourg ;

- ouvrages : Le Guide culinaire de Auguste Escoffier (1902), Le Répertoire de la cuisine de Gringoire et Saulnier (1918), Le Trésor gastronomique de la France de Curnonsky et A. de Croze (1923), 1 ère édition du Larousse gastronomique (1938), Le Larousse culinaire de Prosper Montagné (1967).


La nouvelle cuisine depuis 1970 :

- le service à l'assiette s'impose ;

- le guide Gault-Millau fait son apparition en 1973 : Christian Millau et Henri Gault lancent « les 10 commandements » de la « nouvelle cuisine » ;

- la recherche et le respect de l'aliment de base sont de nouveau à l'ordre du jour ; la créativité culinaire est posée en principe ; la gastronomie « moléculaire » fait son apparition ; puis le passé et le terroir redevienne des sources d'inspiration ;

- l'évolution de l'offre agroalimentaire s'allie aux progrès technologiques : cuisson et conservation sous vide donnent naissance à la « cuisine d'assemblage » ;

- ouvrages : La Grande cuisine minceur de Michel Guérard (1976), La Cuisine du marché de Paul Bocuse, La Cuisine spontanée de Freddy Girardet, etc.

Source : « Histoire de la cuisine et des cuisiniers. Techniques culinaires et pratiques de la table en France, du Moyen-Âge à nos jours », Jean-Pierre Poulain et Edmond Neirinck, Editions LT Jacques Lanore, 2007.

* 1 « La gastronomie », Jean Vitaux, Presses universitaires de France, collection « Que sais-je ? », mars 2007.

* 2 Ibid.

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