TITRE PREMIER - LA MESURE DE LA PAUVRETÉ ET DE L'EXCLUSION SOCIALE : QUELS INDICATEURS ?

A la demande de la mission commune d'information, le service des études économiques et de la prospective du Sénat a réalisé une étude approfondie concernant la méthode française de mesure de la pauvreté.

Cette étude a été publiée dans la nouvelle série de documents de travail -séries études économiques, en juin 2008, sous le n° EC01- précédé d'un avant-propos de M. Joël Bourdin, Président de la Délégation du Sénat pour la planification.

Compte-tenu de l'extrême qualité de ce document de travail et de son caractère particulièrement exhaustif, la mission a souhaité l'insérer en tête de son rapport et en faire une partie à part entière qui éclaire très utilement les suivantes.

Mesurer la pauvreté et l'exclusion est un exercice difficile car les phénomènes sociaux considérés comportent de multiples dimensions. Leur appréciation est pour partie subjective et leurs formes varient selon les époques et les lieux, en fonction du degré de développement économique et des structures de la société. Définir la pauvreté et l'exclusion, afin de pouvoir les mesurer, implique un jugement de valeur sur ce qu'est le bien-être. La mesure de ces phénomènes multiformes dépend de l'angle de vue adopté et des définitions formulées.

Toute frontière tracée entre situations jugées ou non acceptables comporte un caractère conventionnel. Les choix effectués affectent les chiffres, la population étant très concentrée à des niveaux intermédiaires « limites » , proches du basculement vers la pauvreté et susceptibles d'interprétations divergentes.

Pauvreté : une frontière mouvante, des chiffres très variables

Quelle que soit l'approche retenue pour mesurer la pauvreté, le résultat dépend du tracé de la « ligne de pauvreté » , selon la terminologie anglo-saxonne. La statistique donne des outils mais ne saurait porter en elle-même les jugements de valeur qui sont du domaine de l'interprétation des résultats. En attestent les deux exemples suivants :

1°/ En adoptant la définition préconisée au niveau européen , c'est-à-dire en retenant le seuil de pauvreté à 60 %, plutôt qu'à 50 % de la médiane des niveaux de vie, le taux de pauvreté s'établit à 12,1 % au lieu de 6,3 % de la population globale en France en 2005. La définition européenne, aujourd'hui adoptée par l'INSEE, aboutit donc à un quasi-doublement du nombre de pauvres. Par ailleurs, ce mode de calcul comporte des aspects difficilement compréhensibles par le grand public. Ainsi, si on doublait le niveau de vie de chacun, le nombre de pauvres resterait inchangé, ce qui résulte du caractère relatif du seuil de pauvreté.

2°/ Si l'on se réfère à l'approche par les conditions de vie , reposant sur le repérage d'un certain nombre de privations d'éléments de bien-être matériel (relatifs notamment au logement et à la consommation), le taux de pauvreté varie là encore très fortement selon le nombre jugé acceptable de carences : ainsi, en 2004, 14,3 % de la population subit un nombre de privations supérieur ou égal à 8. Ce taux est de 8,4 % si l'on considère un nombre de privations supérieur ou égal à 10 et de 4,8 % pour un nombre de privations supérieur ou égal à 12.

Les choix à effectuer sont de plusieurs ordres :

1°) En premier lieu, plusieurs approches sont possibles.

Les approches monétaires , purement quantitatives, peuvent se fonder soit sur le revenu, soit sur la consommation. Privilégier le revenu permet d'être le moins dépendant possible des choix effectués par les individus, et le plus proche possible d'une approche par les « capacités » au sens développé par le prix Nobel d'économie Amartya Sen.

Les approches non monétaires se fondent sur une analyse des conditions de vie. Elles évaluent le degré de privation par rapport à certains éléments de bien-être (alimentation, logement, habillement, santé, éducation, relations sociales, sentiment de sécurité...).

2°) En deuxième lieu, pour une approche donnée, mesurer la pauvreté implique la définition d'un seuil .

Ce seuil peut être relatif ou, au contraire, absolu :

Un seuil relatif est défini par rapport à la distribution générale des revenus (ou de la consommation) ;

Un seuil absolu suppose un jugement de valeur sur les éléments dont un individu doit disposer pour couvrir ses besoins fondamentaux.

La France et, plus généralement, l'Union européenne ont fait le choix d'indicateurs monétaires relatifs. Ce choix suppose que le bien-être d'un individu est étroitement lié à sa position sociale relative. Il suppose également que la croissance économique n'a pas nécessairement d'impact sur l'ampleur de la pauvreté. En effet, si le revenu de chacun augmentait dans les mêmes proportions, le taux de pauvreté demeurerait identique. L'impact du taux de croissance sur le taux de pauvreté dépend des effets de la croissance sur les inégalités.

Ces seuils relatifs ou absolus, lorsqu'ils sont monétaires, peuvent être réestimés chaque année ou, au contraire, « ancrés dans le temps » , c'est-à-dire réévalués annuellement uniquement en fonction de l'inflation. En l'espèce, pour mesurer l'atteinte de l'objectif de réduction d'un tiers de la pauvreté en cinq ans, le gouvernement a choisi de suivre l'évolution d'un taux de pauvreté « ancré dans le temps » calculé en prenant comme seuil de pauvreté celui de 2005, augmenté de l'inflation.

3°) Pour une approche et un seuil donnés, plusieurs mesures sont possibles.

Deux mesures au moins doivent être analysées conjointement :

Le taux de pauvreté , appelé aussi « risque de pauvreté », ou « incidence de la pauvreté » : il s'agit de la part de la population qui n'atteint pas le seuil ;

« L'intensité de la pauvreté », c'est-à-dire l'écart par rapport au seuil, pour les individus situés sous le seuil.

Il est important de combiner ces deux approches pour analyser les situations et évaluer les effets des politiques : les évolutions du taux de pauvreté doivent en effet être examinées conjointement aux variations de l'intensité de la pauvreté . Par exemple, une réduction de la probabilité d'être pauvre (l'incidence de la pauvreté), qui résulterait d'actions ciblées uniquement sur la population se situant juste en dessous du seuil, pourrait s'accompagner d'une aggravation de l'intensité de la pauvreté. Inversement, améliorer le sort des plus pauvres n'aurait pas forcément d'impact sur l'incidence de la pauvreté en général.

D'autres indicateurs sont par ailleurs utiles pour appréhender le phénomène d'exclusion, notamment les indicateurs de persistance de la pauvreté et d'accès aux ressources fondamentales (logement, éducation, santé notamment).

Il serait donc illusoire d'espérer appréhender la pauvreté grâce à un indicateur unique, ou de tenter l'alchimie d'indicateurs synthétiques qui nuiraient à la lisibilité des phénomènes.

Ces préalables de méthode étant posés, cette note examinera la question des indicateurs de la pauvreté tout d'abord sous son angle le mieux connu en France, à savoir la mesure des inégalités monétaires. Elle examinera ensuite les autres dimensions de la question, avant de présenter les approches combinées retenues aux plans national et européen, que le rapport d'un groupe de travail du CNIS 4 ( * ) a récemment proposé de compléter.

I. LA PAUVRETÉ MONÉTAIRE : UNE MESURE DES INÉGALITÉS

La pauvreté est principalement appréhendée en France d'un point de vue relatif, sous l'angle des inégalités. Sont considérés comme « pauvres » les individus dont le niveau de vie est inférieur à 60 % du niveau de vie médian .

Mais, la mesure des inégalités ne se réduit pas à celle du taux de pauvreté monétaire ; elle comporte d'autres aspects.

A. LA MESURE DES INÉGALITÉS

Les inégalités sont mesurées en France sur la base du concept de niveau de vie, qui se distingue des notions de revenu ou de pouvoir d'achat.

1. La mesure des niveaux de vie

Le niveau de vie d'un individu se calcule en rapportant le revenu disponible du ménage auquel il appartient au nombre d'unités de consommation de ce ménage. Le ménage est défini comme l'ensemble des personnes partageant le même logement. Tous les individus d'un ménage ont donc par définition le même niveau de vie.

a) Le revenu disponible

Le concept de revenu disponible, utilisé pour mesurer les niveaux de vie, est distinct du concept de revenu disponible brut , qui sert de base au calcul du pouvoir d'achat.

Le revenu disponible brut (RDB) est une grandeur macroéconomique mesurée dans le cadre de la comptabilité nationale. Il correspond à la masse des revenus perçus par l'ensemble des ménages, nets des impôts et cotisations qu'ils paient. L'évolution du pouvoir d'achat est mesurée en rapportant l'évolution du RDB à celle des prix 5 ( * ) . Cette mesure peut différer de la perception que les ménages ont de leur niveau de vie 6 ( * ) .

La notion de revenu disponible est, quant à elle, estimée au niveau micro-économique à partir de l'enquête « Revenus fiscaux » (ERF) . Le revenu disponible d'un ménage est la somme de toutes les ressources des différentes personnes qui le composent : revenus d'activité (salaires nets, bénéfices, etc.), de remplacement (allocations chômage, retraites, etc.), revenus du patrimoine déclarés, et prestations reçues (allocations familiales, aides au logement, minima sociaux). De ce total sont déduits les impôts directs payés par le ménage ainsi que les prélèvements sociaux.

L'enquête « Revenus fiscaux »

L'enquête « Revenus fiscaux » (ERF) fournit une approche du revenu disponible monétaire des ménages enrichie des données de l'enquête Emploi. Elle se déroule en deux étapes :

- La première consiste en un appariement statistique des fichiers fiscaux des revenus et du fichier de l'enquête Emploi en continu (EEC) . L'EEC est une enquête par sondage trimestriel. Elle se déroule tout au long de l'année. L'appariement consiste à retrouver les déclarations fiscales des individus interrogés dans le cadre de l'EEC qui représente environ 37.000 ménages. A cette fin, la Direction générale des impôts (DGI) transmet à l'INSEE un fichier contenant l'ensemble des éléments de taxation du foyer fiscal à l'impôt sur le revenu (déclaration n° 2042) ainsi qu'un fichier contenant l'ensemble des données relatives à la taxe d'habitation.

- Dans un second temps, les informations sur les revenus non fournies par la source fiscale sont complétées par des estimations réalisées par l'INSEE . Les revenus non imposables des ménages ne figurent pas dans les fichiers fiscaux. Ils sont estimés par l'INSEE sur barème ou par des simulations économétriques. Les revenus ainsi imputés sont les suivants :

Les allocations familiales de base ou sous condition de ressources : elles sont déterminées en fonction du nombre et de l'âge des enfants (ces données étant fournies par l'EEC) ;

Les minima sociaux : RMI, API, AAH, Minimum Vieillesse : leur estimation est imparfaite car leur perception dépend de paramètres complexes ;

L'allocation logement : estimée économétriquement en fonction des caractéristiques et du revenu des ménages.

L'ERF permet l'analyse des revenus suivant des critères sociodémographiques connus par l'enquête Emploi : catégorie socioprofessionnelle et âge des personnes composant le ménage, statut d'activité de ces personnes, taille du ménage. Elle précise également comment se cumulent les divers types de revenus (salaires, chômage, pensions, revenus agricoles, industriels, commerciaux, non commerciaux etc.) perçus par chaque membre du ménage.

Source : INSEE

b) Les unités de consommation (UC)

Le nombre d'UC d'un ménage diffère du nombre de personnes que comporte ce ménage, pour tenir compte des économies d'échelle qui existent pour certaines dépenses. L'échelle d'équivalence retenue est celle dite de l'OCDE modifiée 7 ( * ) . Cette échelle attribue une unité de consommation au premier adulte du ménage, 0,5 pour chaque adulte supplémentaire, et 0,3 pour chaque enfant de moins de quatorze ans. Dans son rapport précité en date de mars 2007, le groupe de travail du CNIS sur les niveaux de vie et les inégalités sociales reconnaissait le caractère partiellement conventionnel des échelles d'équivalence . Préconisant de mieux prendre en compte le caractère variable des économies d'échelle réalisées par le ménage (en fonction notamment de sa position dans la distribution des revenus et du type de famille considéré), il suggérait de calculer des variantes d'échelle et de tester la sensibilité des résultats à l'échelle retenue.

Dans son rapport sur la mesure du pouvoir d'achat des ménages 8 ( * ) , la Commission Quinet s'est également interrogée sur la pertinence des valeurs retenues dans l'échelle de l'OCDE modifiée , notamment dans certaines situations particulières telles que les familles monoparentales ou les familles nombreuses de plus de trois enfants. En préconisant la publication d'un indicateur de pouvoir d'achat par unité de consommation , qui permettrait de tenir compte des évolutions démographiques et familiales dans l'évolution du pouvoir d'achat, la Commission Quinet a néanmoins souligné indirectement l'intérêt de l'utilisation d'une échelle d'équivalence .

* 4 « Niveaux de vie et inégalités sociales », Jacques Freyssinet, Pascal Chevalier, Michel Dollé, Rapport d'un groupe de travail du Conseil national de l'information statistique (CNIS) en date de mars 2007, disponible à l'adresse : http://www.cnis.fr/ind_doc.htm .

* 5 Le déflateur utilisé pour calculer l'évolution du revenu disponible brut des ménages est l'indice des prix de la consommation finale des ménages, qui se distingue de l'indice des prix à la consommation (IPC), car il tient compte de l'autoconsommation, des avantages en nature et des loyers fictifs.

* 6 Voir: « L'évolution du pouvoir d'achat des ménages : mesure et perception », note de la Délégation du Sénat pour la planification (décembre 2006).

* 7 L'OCDE utilise dans ses travaux une échelle d'équivalence fondée sur la racine carrée du nombre d'individus du ménage. Cette échelle implique un accroissement des coûts pour chaque individu supplémentaire (de 41 % pour une personne, de 32 % pour deux personnes, de 27 % pour trois personnes) proche de ceux implicites à l'échelle dite de l'OCDE modifiée.

* 8 Rapport de la Commission «Mesure du pouvoir d'achat des ménages », présidée par Alain Quinet, Inspecteur général des finances (février 2008), disponible à l'adresse : http://lesrapports.ladocumentationfrancaise.fr/BRP/084000066/0000.pdf .

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