2. Les travailleurs pauvres, un phénomène nouveau et préoccupant

Si l'existence de chômeurs en situation de précarité matérielle peut paraître à tout le moins compréhensible, l'apparition de travailleurs pauvres est excessivement inquiétante. Elle renvoie en effet à une catégorie de personnes pour laquelle l'exercice d'une activité professionnelle ne permet pas, à elle seule, de vivre dans des conditions satisfaisantes au regard des normes sociales.

a) Une définition posant question

La notion de travailleur pauvre est englobée dans celle, plus large, d'actif pauvre. Les actifs sont les personnes en activité ou en recherche d'activité professionnelle. Au sein de cette catégorie coexistent donc la sous-catégorie des actifs n'exerçant pas d'activité (chômeurs pauvres) et celle de ceux possédant au contraire un emploi (travailleurs pauvres proprement dit).

Une approche stricto sensu consiste donc à ne prendre en considération que les personnes effectivement employées, et ainsi à ne pas compter comme travailleurs pauvres les chômeurs aux revenus inférieurs au seuil de pauvreté. Mais une définition plus large rassemble tous les actifs, détenteurs ou à la recherche d'un emploi, dont la rémunération ne permet pas à leur ménage de se situer au dessus du seuil de pauvreté.

Par ailleurs, il faut veiller à ne pas confondre les personnes à bas salaire et les travailleurs pauvres : « il s'agit de deux catégories de population presque disjointes , a fait ainsi observer M. Jacques Freyssinet. En effet, les salariés avec un faible niveau de rémunération sont surtout des personnes employées à temps partiel et massivement des femmes. Mais les femmes travaillant à temps partiel ne peuvent survivre que si elles appartiennent à un ménage où il existe un autre revenu que le leur. Par conséquent, elles ne sont pas, en général, des travailleuses pauvres ».

Ainsi, faible salaire n'équivaut pas systématiquement à travailleur pauvre dès lors que la personne qui le perçoit appartient à un ménage bénéficiant d'autres sources de revenus. « Les travailleurs pauvres sont ceux qui font partie d'un ménage où il n'existe pas de salaire ou un faible revenu, du niveau du SMIC, avec lequel doit vivre une famille nombreuse. C'est la raison pour laquelle les liaisons entre la précarisation de l'emploi et les phénomènes de pauvreté et d'exclusion sociale sont complexes à analyser. Elles sont évidentes, mais pas mécaniques. Toute personne qui touche un bas salaire n'appartient pas à une famille vivant dans la pauvreté et inversement, un individu travaillant à plein temps sur la base du SMIC peut constituer un travailleur pauvre s'il a une famille nombreuse vivant sur son seul revenu ».

b) Un phénomène d'ampleur au niveau national
(1) Un phénomène renseigné statistiquement

Selon l'approche, stricto ou lato sensu , retenue du « travailleur pauvre », le phénomène revêt une ampleur variable, mais dans tous les cas préoccupante.

Comme le souligne l'Observatoire des inégalités 172 ( * ) , dont sont extraites les données suivantes 173 ( * ) , on peut considérer qu'il touche, en France, entre 1 et 4 millions de personnes. Certains analystes, retenant une approche beaucoup plus large, vont jusqu'à en décompter 7 millions 174 ( * ) . A l'inverse, si l'on restreint le phénomène à son sens le plus strict, soit au nombre des personnes exerçant une activité rémunérée et dont les revenus sont inférieurs à la moitié du revenu médian 175 ( * ) , notre pays compte entre 1,3 et 1,4 million de travailleurs pauvres depuis le début des années 2000 .

Or, si le nombre et la proportion des travailleurs pauvres ont diminué entre l'apparition du phénomène au milieu des années 90 et le début des années 2000, la tendance est à nouveau à la hausse depuis 2002 . M. Jean-François Trogrlic, directeur du bureau de l'Organisation internationale du travail (OIT) en France, a ainsi fait état d'« un total en hausse de 30.000 personnes entre la période de 2002 à 2003 et celle allant de 2004 à 2005 ». Selon le rapport 2007-2008 de l'Observatoire national de la pauvreté et de l'exclusion sociale (ONPES), le nombre de travailleurs pauvres est passé, selon la définition française, de 1,47 million en 2003 à 1,74 million en 2005, soit 7 % des travailleurs.

(2) Un phénomène ressenti par les acteurs sociaux

Le phénomène des travailleurs pauvres a été évoqué à de nombreuses reprises lors des auditions de la mission commune d'information comme l' une des données nouvelles d'importance à prendre en compte dans les politiques de lutte contre l'exclusion .

« Nous voyons aussi arriver dans nos permanences d'accueil des travailleurs pauvres, par exemple, des jeunes couples dont les deux membres travaillent, mais dont la rémunération n'est pas régulière. Leurs ressources ne permettent pas de subvenir à leurs besoins », a ainsi indiqué Mme Henriette Steinberg, secrétaire nationale du Secours populaire.

Lors de son audition, la présidente de l'Observatoire national de la pauvreté et de l'exclusion sociale, Mme Agnès de Fleurieu, a dit avoir constaté, lors d'une action de médiation auprès de l'association Médecins du Monde, « que des wagons de la gare de l'Est étaient loués pour trois euros la nuit à des travailleurs, comme par exemple à des employés de restaurant qui habitaient en grande couronne et dont les horaires atypiques ne leur permettaient pas de rentrer chez eux ».

M. André Gachet, président de la fédération des associations pour la promotion de l'insertion par le logement (Fapil), a fait un constat similaire : « Nous observons une modification importante de la demande qui n'est pas nécessairement visible ou prise en compte. Nous constatons ainsi, dans tous nos lieux d'accueil, une paupérisation des salariés dont les revenus sont faibles et qui connaissent des difficultés pour accéder au logement ».

Même constat de la part de Mme Nicole Maestracci, présidente de la Fédération nationale des associations d'accueil et de réinsertion sociale (Fnars) : « Nous recevons aujourd'hui dans nos centres d'hébergement des personnes qui travaillent mais qui vivent en dessous du seuil de pauvreté ». Constat identique, encore une fois, chez M. Gilles Mirieu de Labarre, président du Centre d'action sociale protestant (CASP), qui a rapporté que certaines des structures de son association abritaient « des travailleurs pauvres, n'ayant pas les moyens de payer un loyer dans le parc du logement social ou privé ».

Ainsi, l' accès à l'emploi constitue une condition nécessaire mais pas suffisante pour se prémunir de la pauvreté , comme l'a souligné M. Jacques Freyssinet : « Il s'agit d'une condition nécessaire, car l'accès à l'emploi renvoie au droit à l'emploi reconnu par notre Constitution à tout citoyen. Toute personne apte au travail et désireuse d'exercer une activité doit se voir reconnaître ce droit et pouvoir obtenir un emploi convenable. Toutefois, (...) il n'est plus suffisant d'avoir un emploi pour quitter la pauvreté et même l'exclusion, comme en atteste l'existence des travailleurs pauvres qui peuvent enchaîner les emplois à court terme sur une longue période ».

c) Une réalité à l'échelle européenne

Dans le cadre de la stratégie communautaire pour l'emploi, elle-même intégrée à la stratégie dite « de Lisbonne », la diminution du nombre de travailleurs pauvres est devenue une priorité de l'Union européenne.

A partir de 2003, il a donc fallu bâtir un indicateur pour évaluer et comparer le phénomène. Une définition communautaire, légèrement plus souple que la française , a été élaborée par le Comité de protection sociale européen. La notion de travailleur pauvre renvoie à toute personne qui, durant l'année de référence, est « principalement au travail » -c'est-à-dire pendant plus de la moitié de l'année- comme salariée ou indépendante et vit au sein d'un ménage dont le revenu total est inférieur à 60 % du revenu médian national 176 ( * ) .

Selon cette définition, l'Union européenne à 15 rassemblait, en 2001, 11 millions de travailleurs pauvres. C'était le cas de 14 millions de travailleurs dans l'Union à 25 177 ( * ) . Ainsi, environ 7 % de la population active dans l'Union européenne -à 15 comme à 25- se trouve concernée directement par la « pauvreté au travail ».

d) Des salariés inclus dans le marché du travail mais socialement exclus

Les travailleurs pauvres cumulent une pluralité de handicaps : problèmes de formation et d'adaptation au marché de l'emploi, état de santé déficient, difficulté de logement, relations sociales distendues, perte de confiance en soi ... Leur statut professionnel est éminemment précaire, qu'ils soient le plus souvent intérimaires ou saisonniers. Forme extrême de la pauvreté active, les travailleurs sans domicile représentent pas moins de 30 % du nombre de personnes dépourvues de logement 178 ( * ) .

S'ils restent intégrés au marché de l'emploi, les travailleurs pauvres sont exclus des systèmes de solidarité traditionnels attachés au statut de salarié à plein temps , qu'il s'agisse des droits au chômage, à la santé ou à la retraite.

Toutefois, le salariat reste un élément de protection contre la pauvreté : ainsi, « seulement » 7 % des personnes actives en sont victimes, contre 14 % parmi les inactifs et 34 % parmi les chômeurs.

e) Des situations choquantes pour l'opinion publique

Le regard que portent les travailleurs pauvres sur eux-mêmes est douloureux, la pauvreté étant plus durement ressentie lorsque les personnes affectées possèdent un emploi. Or, si la pauvreté « non active » est mal perçue socialement, les travailleurs pauvres bénéficient d'un capital d'empathie de la part du reste de la population , leur situation étant perçue comme inacceptable et eux-mêmes étant considérés comme méritants. Ainsi, les Français sont 45 % à estimer que le droit au logement opposable devrait bénéficier en priorité à cette catégorie de travailleurs 179 ( * ) , devant les sans domicile fixe (27 %) et les personnes en logement précaire ou insalubre (22 %).

Le caractère choquant de la situation des travailleurs pauvres tient sans doute au fait que l'occupation d'une activité rémunérée, longtemps perçue comme un rempart indestructible contre les formes avancées de pauvreté et l'exclusion, a perdu cette fonction. Il réside également dans le constat de l'incapacité de notre système de protection sociale à prendre en considération cette catégorie de la population à laquelle ne peut être reprochée une quelconque oisiveté.

* 172 Le nombre de travailleurs pauvres diminue mais reste préoccupant, article publié par l'Observatoire des inégalités, octobre 2007.

* 173 Les travailleurs pauvres en France. De la pauvreté active à la solidarité active ?, Julien Damon, Futuribles , n° 333, 2007.

* 174 Jacques Cotta, 7 millions de travailleurs pauvres. La face cachée des temps modernes, Fayard, 2006.

* 175 Le revenu médian est le revenu qui partage exactement en deux la population, la moitié disposant d'un revenu plus élevé, l'autre moitié d'un revenu moins élevé.

* 176 Contre 50 %, on l'a vu, pour la définition nationale.

* 177 Marie-Cécile Cazenave, Onze millions de travailleurs pauvres en Europe ?, Connaissance de l'emploi, n° 36, novembre 2006 ; Laura Bardone, Anne-Catherine Guio, Pauvreté des travailleurs, Statistiques en bref, collection Population et conditions sociales, n° 5, 2005.

* 178 Bernadette de la Rochère, Les sans-domicile ne sont pas coupés de l'emploi, Insee Première, n° 925, 2003.

* 179 Sondage LH2 pour RMC, 5 janvier 2007.

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