3. Une augmentation des formes précaires de travail

a) Un système marchand globalisé aux effets sociaux délétères

Le système économique libéral, de par les pressions qu'il exerce naturellement sur ses composantes, tend à reléguer les plus faibles d'entre elles vers ses marges et à devenir une « machine à produire de l'exclusion ». Autrefois exceptionnelles, les formes précaires de travail tendent aujourd'hui à devenir normales, et seront demain peut-être majoritaires.

Les « déséquilibres du capitalisme en voie de mondialisation » : l'analyse de M. Jean-Baptiste de Foucauld, président de Solidarités nouvelles contre le chômage

« Le capitalisme constitue une machine dynamique, mais elle est toujours en état de déséquilibre. Il s'agit de l'une de ses caractéristiques naturelles. Ce déséquilibre a tendance à changer de sens. Ainsi, au lendemain de la guerre, les dirigeants et les salariés étaient en position de force face aux consommateurs qui subissaient les effets d'une forte inflation, et par rapport aux actionnaires, plus ou moins bien rémunérés. Aujourd'hui, la donne a changé : l'actionnaire demande des rendements de plus en plus élevés et les entreprises cherchent de plus en plus à accroître leur rentabilité.

Le consommateur, de son côté, souhaite bénéficier de prix bas et de produits de bonne qualité. Ses intérêts sont opposés à ceux de l'actionnaire. Il existe donc une pression continue sur le manager et les salariés, laquelle concourt à cette volonté de diminuer la quantité de travail. En effet, le travail, qui devrait être une ressource de développement de l'être humain, finit par apparaître comme un coût, une pénalisation.

A cet endroit réside un déséquilibre du système, qu'il n'est pas aisé de corriger dans une économie de marché, et qui apparaît comme un facteur d'exclusion. Car ce sont les "maillons faibles" de notre société qui sont éliminés en priorité. (...). Nous convenons tous du fait que le capital doit avoir un rendement normal et régulier. Mais nous faisons actuellement face à un excès de financiarisation. Selon moi, la réalité montre qu'il est essentiel de s'orienter vers un actionnariat et une consommation responsables et équitables. J'ajouterai que la globalisation elle-même crée, en quelque sorte, une interdépendance croissante entre les phénomènes et rend plus difficile la possibilité de mener des actions sélectives. (...).

Aujourd'hui, nous n'avons plus qu'un ou deux leviers à notre disposition pour agir. (...). C'est pourquoi je pense qu'une réflexion doit être menée pour faire évoluer le mode de fonctionnement actuel du système capitaliste. Nous ne pouvons pas traiter de questions relatives à l'exclusion sans nous interroger sur ce sujet.

Un autre facteur d'accroissement du risque d'exclusion est difficile à évoquer. Il s'agit du décalage entre la machine à fabriquer des désirs, très puissante dans notre société, et les moyens de satisfaire ces mêmes désirs.

Les moyens pour résorber ce décalage sont limités. (...). Dans les années 1960, la population était tellement habituée à voir ses désirs freinés que, plus tard, elle a été agréablement surprise par cette haute productivité. Aujourd'hui, la situation s'est inversée : les citoyens, habitués à voir leurs désirs satisfaits, n'ont pas toujours les moyens de les assouvir.

Se crée alors un écart, un effet de ciseau psychologique, entre la machine à fabriquer des désirs -stimulée par l'arrivée de nouveaux produits techniques et technologiques très coûteux, par la publicité et le système politique lui-même (gauche et droite confondues)- et les moyens de les satisfaire.

Nous sommes, en permanence, dans une situation de porte-à-faux. A cette situation s'ajoute la contrainte écologique (...). Chaque fois que nous créons des normes, les personnes les plus défavorisées sont celles qui rencontrent le plus difficultés à les respecter. Bien sûr, nous pouvons observer une convergence entre la croissance écologique et la croissance sociale. Mais une divergence en la matière s'observe également. De fait, je perçois la société actuelle comme une société marginalisée, constituée, non plus de classes, mais de zones (...). De plus, si une partie de la société, frustrée, peine financièrement en fin de mois, une autre partie (les créatifs culturels ayant réussi), elle, se dit heureuse. Enfin, naît également une société quelque peu cynique, en voie de dérapage ; d'où la nécessité de recréer de l'unité entre ces différentes zones et donc de recentrer nos développements vers l'essentiel ».

M. Patrick Viveret, conseiller maître à la Cour des comptes et auteur du rapport « Reconsidérer la richesse », a évoqué à son tour les « effets collatéraux » d'un modèle de société marchande débridée, et souligné la responsabilité du politique dans sa régulation.

« Dans La grande transformation, a-t-il ainsi indiqué, M. Karl Polanyi a bien montré que la société de marché, qui naît lorsque l'économie en vient à marchandiser des liens sociaux qui sont d'un autre ordre, comme le lien politique, le lien de réciprocité et la recherche de sens, atteint la substance même du lien social. L'issue des sociétés de marché est ainsi très négative, avec un retour régressif aux fondamentaux que sont le politique et la recherche de sens dans la société. (...). Les acteurs politiques ont donc l'immense responsabilité d'empêcher que le retour du politique soit régressif. Ils doivent pour cela transformer leur rapport au pouvoir ».

b) Une partie importante du salariat ne bénéficiant pas d'un emploi stable

Si la population active française est salariée à près de 90 % -70 % dans le secteur privé et 20 % dans le secteur public, ce salariat recouvre des statuts et des situations très variables. Ainsi, 12 % de l'ensemble des personnes employées ont un statut précaire , qu'il s'agisse d'un contrat à durée déterminée (CDD), d'un emploi en intérim, d'un contrat d'apprentissage, d'un contrat de stage ou d'un contrat aidé, comme le montre le tableau suivant.

Mme Nicole Maestracci, présidente de la Fnars, a mentionné à cet égard la montée de « temps partiels subis qui rendent la situation des personnes beaucoup plus difficile qu'elle ne l'était auparavant ».

En valeur absolue, ce salariat précaire se retrouve le plus souvent dans le secteur privé, qui emploie 3,5 fois plus de salariés que le public. En proportion cependant, le secteur public compte autant de précaires que le privé.

c) Des publics particulièrement exposés aux formes précaires de travail

Comme l'a montré auprès de la mission M. Jacques Freyssinet, l'analyse des flux montre un phénomène, « non pas de précarisation générale de l'emploi, mais de segmentation croissante des statuts de l'emploi avec une focalisation de la précarité sur une partie relativement peu importante de la population qui enchaîne des périodes de chômage et d'emplois de courte durée. Cette situation touche beaucoup les seniors, les jeunes non diplômés et les femmes, de moins en moins cependant, qui retournent sur le marché du travail après avoir consacré plusieurs années de leur vie à l'éducation de leurs enfants ».

(1) Les seniors

S'il est couramment admis que les seniors, de par leur expérience, devraient constituer une richesse pour le monde du travail, force est de constater que leur statut y est davantage exposé que celui des travailleurs des tranches d'âge inférieures.

Une étude très récente du Centre d'étude de l'emploi 180 ( * ) évoque à cet égard « un compromis social -élaboré depuis plus d'un siècle- qui fait des travailleurs plus âgés la variable d'ajustement privilégiée des phases de recomposition quantitative et qualitative de la force de travail ». Cette notion de « variable d'ajustement », qui fait de l'âge au travail un paramètre favorisant les risques de basculement vers la précarité, est d'ailleurs reprise par le Plan national d'action concerté pour l'emploi des seniors 2006-2010, qui reconnaît leur « éviction du marché du travail » et les « drames humains qu'elle engendre ».

D'un point de vue quantitatif, les seniors sont proportionnellement plus touchés par l'inactivité que le reste de la population. Ainsi, avec un taux d'emploi de 40,1 % des hommes de 55 à 64 ans, la France se classe au 26 ème rang parmi les pays de l'Union européenne. Plusieurs explications à cette situation sont couramment avancées. D'une part, les dispositifs administratifs imaginés spécifiquement pour favoriser l'embauche des travailleurs âgés n'ont pas fait la preuve de leur efficacité. D'autre part, les mécanismes d'éviction de l'emploi des travailleurs plus âgés se poursuivent, malgré l'arrêt officiel des mesures de préretraite.

D'un point de vue qualitatif, il faut faire une distinction selon la situation des seniors. Ceux implantés depuis une durée assez longue -parfois toute une carrière- dans une même entreprise bénéficient généralement d'emplois de qualité, surtout dans les catégories d'emploi supérieures. En revanche, lorsqu'ils sont recrutés, les seniors sont davantage embauchés en contrats précaires que leurs cadets. Ainsi, selon les chiffres de l'Insee 181 ( * ) pour la région Île-de-France, que l'on peut considérer comme constituant un échantillon représentatif à l'échelle nationale, les recrutements en CDD représentent 77 % des embauches de seniors de plus de 60 ans entre 2001 et 2006, dans les établissements de 50 salariés ou plus.

(2) Les jeunes

En raison de leur inexpérience, mais aussi d'une conjoncture rendue difficile par un taux de chômage élevé et une réticence des entreprises à embaucher, les jeunes, surtout lorsqu'ils sont peu ou pas diplômés, restent particulièrement fragilisés sur le marché du travail. Même avec des prétentions salariales inférieures à celles de leurs aînés, l'entrée sur le marché de l'emploi reste un parcours d'obstacles, souvent fait de stages nombreux et de périodes de précarité. Si la majorité des jeunes occupe toutefois un contrat à durée indéterminée, un cinquième des jeunes actifs exerce un emploi temporaire, contre 8,2 % « seulement » des actifs de 30 à 49 ans.

On notera aussi que le chômage, à l'origine d'une exclusion bien supérieure à celle des formes précaires d'emploi, frappe d'abord les plus jeunes : ainsi, 18 % des actifs 182 ( * ) de 15 à 29 ans n'ont pas d'emploi. « Le marché de l'emploi est fermé aux jeunes. Leur taux de chômage est deux fois plus élevé que la moyenne », a très clairement indiqué M. Jean-Baptiste de Foucauld, président de Solidarités nouvelles contre le chômage.

(3) Les femmes

Si les femmes ont investi le marché du travail depuis les années 60, leur situation y reste globalement plus précaire que celle de leurs homologues masculins.

Comme le souligne Françoise Milewski 183 ( * ) , économiste à l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), « ce sont les ruptures de parcours, professionnels et personnels, qui créent la précarité ou son risque. Quand les caractéristiques des emplois occupés témoignent d'une relation instable au marché du travail (...) ou stable dans le sous-emploi (...), les femmes peuvent basculer vers la précarité, tout particulièrement après une rupture conjugale, car se cumulent plusieurs facteurs défavorables. Elles peuvent même tomber dans la pauvreté quand, sans emploi stable ou parce qu'elles occupent des emplois mal rémunérés, elles ont des charges de famille ».

Les CDD, les temps partiels contraints 184 ( * ) et les dispositifs de la politique de l'emploi concernent le plus souvent les femmes, et sont moins pour les femmes que pour les hommes un mode d'insertion vers l'emploi durable. Emplois instables, peu ou non qualifiés 185 ( * ) et mal rémunérés, relation lâche et discontinue au marché du travail du fait des charges familiales dont elles s'acquittent plus fréquemment que les hommes, autant de facteurs exposant davantage les femmes que les hommes aux formes précaires d'emploi.

* 180 Guillaume Huyez-Levrat, Le faux consensus sur l'emploi des seniors, Centre d'études de l'emploi, mai 2008, n° 44.

* 181 Les seniors franciliens : peu mobiles et souvent embauchés en CDD, Ile-de-France à la page, Insee, n° 285, octobre 2007.

* 182 Il ne s'agit pas de l'ensemble des 18-29 ans, dont une partie est scolarisée notamment.

* 183 La précarité des femmes sur le marché du travail, La lettre de l'OFCE, n°263, 30 juin 2005, s'inspirant du rapport de mission remis à Mme Nicole Ameline, ministre de la parité et de l'égalité professionnelle, le 3 mars 2005.

* 184 En 2003, parmi les 4 millions d'actifs à temps partiel, 82 % sont des femmes.

* 185 La même année, parmi les 5 millions de salariés peu qualifiés, 61 % sont des femmes. Pareillement, parmi les employés non qualifiés, 78 % sont des femmes.

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