2. Une rupture avec les « Trente Glorieuses »

Cette évolution représente une rupture avec les tendances historiques qui avaient vu le partage de la valeur ajoutée évoluer dans le sens d'un renforcement de la part des salaires au cours des « Trente Glorieuses », avec un à-coup brutal au moment du premier choc pétrolier de la moitié des années 70.

PART DES SALAIRES DANS LA VALEUR AJOUTÉE DANS L'UE

L'augmentation de la part des salaires dans la valeur ajoutée dans l'après-guerre a correspondu à la généralisation dans le monde occidental d'un modèle de croissance économique combinant une amplification des protections sociales collectives, un réglage de la distribution des revenus plus ou moins concerté entre partenaires sociaux sur fond de faible chômage, et une dynamique de croissance de type « accélérateur-profit », ce terme désignant les interrelations entre la demande globale, l'investissement des entreprises et les profits.

Ce régime de croissance offre a priori un panorama des plus satisfaisants - croissance dynamique, forts gains de productivité, plein-emploi, élévation du niveau de vie - mais il faut tempérer cette impression en prenant en compte certaines de ses propriétés qui apparaissent moins favorables.

La hausse de la part des salaires dans l'économie s'accompagne d'une baisse tendancielle du taux de marge des entreprises, qui réduit le rendement du capital et altère les capacités d'autofinancement des entreprises. La croissance effective et anticipée gomment, pour partie, les effets potentiellement négatifs pour l'investissement de ces évolutions tandis que les tensions inflationnistes résultant de l'augmentation des coûts du travail allègent les charges de la dette des agents. Finalement, l'érosion du taux de marge des entreprises ne pèse que peu sur la dynamique de l'investissement mais sous des conditions qui ne manquent pas d'éléments de fragilité.

Par ailleurs, le régime de croissance des « Trente glorieuses » repose sur l'exploitation des ressources naturelles à prix durablement contenus aux conséquences fâcheuses sur la qualité de l'environnement et dont la soutenabilité est hypothétique. L'hypothèque est d'ailleurs partiellement, mais spectaculairement, levée avec le premier choc pétrolier .

Celui-ci entraîne une détérioration nette de la part de la valeur ajoutée attribuée aux profits, d'autant plus grave qu'elle intervient dans le contexte d'un ralentissement de la croissance économique.

L'inertie des salaires et des transferts sociaux entraîne un alignement des revenus distribués aux ménages sur la hausse des prix provoquée par le choc pétrolier. Cet alignement ne serait pas problématique s'il ne s'accompagnait d' évolutions de revenus sensiblement supérieures aux gains de productivité , ce qui réduit la part de la valeur ajoutée restant aux profits. Le prélèvement pétrolier accroît le coût des consommations intermédiaires importées, déclenchant en lui-même des effets inflationnistes et une décélération de la croissance des volumes produits. Le rendement du capital baisse et, sur fond de tensions monétaires, sa profitabilité (la comparaison entre le rendement du capital et le rendement d'un placement sans risques) chute.

Ces perturbations signent le terme d'un régime de croissance d'après-guerre dont il ne faut pas oublier que s'il était apparu particulièrement favorable en Europe, c'était aussi parce que celle-ci avait alors effectué un rattrapage des États-Unis, et, ainsi, avait tiré profit de conditions technologiques et culturelles préconstituées par un leader.

Autrement dit, une partie importante des gains de productivité des « Trente Glorieuses » européennes résulte moins d'innovations que de processus de rationalisation du système productif et d'imitation de produits ou de processus déjà existants.

Ce processus d'imitation est probablement moins coûteux en investissements matériels ou immatériels que ce qu'implique un régime de croissance reposant davantage sur l'innovation. Le partage de la valeur ajoutée entre salaires et profits compatible avec une « croissance de rattrapage » ne l'est peut-être pas avec cet autre modèle de croissance qu'impliquent de plus en plus le rapprochement avec la « frontière technologique » et l'accroissement des concurrences dans un monde de plus en plus ouvert aux échanges commerciaux et financiers.

Quoi qu'il en soit, le début des années 80 a apporté une rupture dans le régime de croissance en Europe , certains pays poussant plus loin que d'autres les logiques d'un régime de croissance plus financiarisée et plus mondialisée .

La libération des flux internationaux de capitaux, les innovations financières, le développement des intermédiaires en charge de la gestion de l'épargne, le renforcement des concurrences commerciales et des territoires, le progressif déplacement des pôles de croissance dans le Monde et la montée du chômage ont modifié structurellement les conditions de l'équilibre macroéconomique en Europe ce dont témoigne le mouvement de reflux de la part des rémunérations du travail dans la valeur ajoutée mentionné plus haut.

Symétriquement, la rentabilité du capital financier se redresse . Théoriquement, ce processus devrait s'accompagner, selon le modèle néoclassique de croissance, d'une élévation du rythme de la croissance. Dans les faits, pourtant, ces années sont celles d'un ralentissement de la croissance moyenne en Europe. De celui-ci, on ne peut pas conclure qu'il résulte du changement de nature du régime de croissance économique. Des perturbations sont peut-être en cause, comme les désordres monétaires internationaux. En outre, dans certains pays, l'adoption du nouveau régime de croissance n'a pas empêché qu'une accélération de celle-ci intervienne, sans pour autant qu'on puisse davantage lier les deux phénomènes par des relations de causalité.

Mais, on ne peut qu'être frappé par l'absence de sursaut net du taux d'investissement en Europe, et des gains de productivité, alors que le rétablissement de la rentabilité du capital financier sur fond de détente progressive des taux d'intérêt apportait une amélioration de la profitabilité de l'investissement, a priori propice à une augmentation de celui-ci.

De fait, l'augmentation des capacités de financement des entreprises semble avoir nourri, plus que davantage d'investissements, une multiplication d'opérations financières, liées à l'internationalisation des systèmes de production (flux d'investissements directs étrangers), à des concentrations, ou encore à la satisfaction des actionnaires (rachats d'actions par les firmes, dividendes en très forte augmentation...).

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