B. DR YVON LE MAHO, ACADÉMIE DES SCIENCES
Monseigneur, Monsieur le sénateur, Monsieur le préfet, chers collègues, chers confrères, Mesdames et Messieurs, selon la volonté des organisateurs l'exposé de cet après-midi va porter sur l'interface entre la biodiversité et le changement climatique. Les régions polaires, avec les récifs coralliens, figurent parmi les milieux de notre planète les plus sensibles à ce changement climatique et en constituent ainsi de bons indicateurs. En quelque sorte, en étudiant ces régions, les scientifiques ont le privilège de pouvoir détecter les premiers signes de ces enjeux majeurs pour les générations futures. Je serai très bref, mais en introduction de la session de cette table ronde qui va essentiellement porter sur le bilan des recherches et en particulier les résultats obtenus dans le cadre de l'année polaire, je voudrais compléter en abordant quelques sujets qui, à mes yeux, sont essentiels et qui nécessitent un effort particulier. En tant que scientifique, je voudrais en effet d'abord rendre hommage à tous les ingénieurs, techniciens sans lesquels il n'y aurait pas ces avancées scientifiques dont nous allons parler. Pour commencer, je n'ai évidemment pas choisi au hasard cette photographie de Patrice Godon, qui est en charge de la logistique. Celle-ci conditionne évidemment le succès de nos opérations au-delà d'ailleurs, bien sûr, de l'année polaire et notamment les campagnes océanographiques. Cette deuxième image, je la trouve très intéressante parce que vous avez au deuxième plan Alain Pierre, qui fait partie des équipes de soutien de l'acteur majeur qu'est l'Institut Polaire aux scientifiques et au premier plan un volontaire civil qui vient d'hiverner. C'est un mécanicien de précision. Vous voyez que l'on peut donc passer de la mécanique de précision à une assistance technique de gros calibre et en l'occurrence il s'agit de la campagne ICOTA.
Mais les ingénieurs ne jouent pas seulement un rôle dans l'assistance technique et logistique. Ils participent également directement aux avancées scientifiques. Ainsi, l'une des particularités des sujets de recherche menés dans le cadre de l'Institut Polaire et qui constitue vraiment une particularité française au niveau international, c'est que nous abordons à travers la biodiversité des sujets qui touchent directement des questions biomédicales. C'est le cas des travaux de l'équipe de Lyon qui portent sur le métabolisme des graisses en faisant appel aux outils de la biologie moléculaire. Lors de ma présentation initiale d'introduction de l'année polaire au Sénat, j'avais oublié d'en parler car j'avais centré mon exposé sur l'écologie et ce fut une erreur. Une erreur parce que l'écologie de demain sera une écologie des mécanismes. Car comment pourrait-on anticiper les conséquences du changement climatique sur la biodiversité si l'on ignore quelles sont les limites d'adaptation des organismes vivants aux changements ? Pour cela, on a besoin des outils de la biologie moléculaire et cellulaire, si importants dans le domaine biomédical. En même temps, on l'a vu avec la protéine associée à la conservation des poissons par les manchots dans leur estomac, on peut valoriser cette approche de la biodiversité en faisant des découvertes d'intérêt biomédical ou biotechnologique. Ainsi, c'est dans ce contexte biomédical que se situent les recherches de Mireille Raccurt, qui vient d'être récompensée par le « Cristal du CNRS ». Ce n'est d'ailleurs pas le premier « Cristal du CNRS » obtenu dans le cadre de la communauté polaire mais c'est aussi le moyen pour moi de citer au passage le rôle majeur que joue le CNRS parallèlement à l'IPEV.
Je terminerai en considérant les travaux de deux autres ingénieurs dans un domaine qui est celui de l'approche de la biodiversité à travers les nouveaux outils. Vous êtes tous témoins dans la vie de tous les jours des développements extraordinaires de la microélectronique et de la micro-informatique. Je me trouvais en Terre Adélie en 1972, j'hivernais alors, quand ont été posées les premières balises Argos qui ont permis de suivre la dérive des icebergs au large de Terre Adélie. C'était une première. C'était un aussi un rêve. Celui que de dire un jour : on pourra suivre les déplacements des animaux. Le laboratoire de Chizé a été le premier - je crois que Françoise Gaill y reviendra - en réalisant la première étude sur des grands albatros en utilisant ces technologies spatiales associées à une microélectronique de miniaturisation. Mais, ce sujet s'est considérablement développé. Je présente ici Benjamin Friess parce que ce n'est ni un chercheur ni un ingénieur, c'est un ingénieur qui n'est pas statutaire. Il est sur un contrat à durée déterminée et il vient, dans le cadre d'une collaboration entre les équipes françaises et Monaco, de faire une réalisation importante dans le cadre de l'année polaire. De quoi s'agit-il ? Il s'agit de suivre tous les individus d'une population et cela sans introduire évidemment un biais en les perturbant, ce qui me permet aussi d'aborder la question éthique.
Cette colonie de manchots Adélie que je vous montre ici, je l'ai découverte pour la première fois en fin d'année 1971 en arrivant en Terre Adélie. On m'a dit : « C'est la colonie d'étude de manchots Adélie ». Elle était quasiment vide du fait du stress, de la capture des oiseaux et de l'effet du baguage. Cet effet du baguage, on ne l'a découvert que depuis. Depuis, il y a en effet eu une avancée majeure pour suivre des individus dans le milieu naturel, c'est celle de l'identification par RFID (par radiofréquence). Vous connaissez tous les codes-barres. Pour une identification par code-barre, il faut une fraction de seconde. Par radiofréquence, un animal est identifié en seulement quelques millisecondes, grâce à une étiquette électronique implantée sous la peau. C'est un transpondeur passif. En effet, lorsque l'animal passe au voisinage d'une antenne, l'antenne fournit le champ électromagnétique nécessaire à l'activation de cette étiquette électronique qui va renvoyer un message à l'antenne qui est également réceptrice, un message correspondant à l'identité. Ce transpondeur pèse moins d'un gramme. Evidemment, l'image grossit le transpondeur pour vous le montrer. Grâce à cette technologie on a pu tester l'impact du marquage classique avec des bagues. En haut, vous avez des individus non bagués qui ont seulement un transpondeur de fin 98 à août 2005. En cercle blanc ou vert, vous avez les oiseaux bagués. Il s'agit en l'occurrence de manchots royaux. Leur temps de présence dans la colonie au départ, vous le voyez, n'est pas quasiment différent en période estivale, c'est à dire lorsque les ressources alimentaires sont importantes. Mais du fait de la gêne hydrodynamique apportée à la marque qui est portée par l'aileron, les oiseaux bagués sont moins présents dans la colonie en hiver, c'est-à-dire quand les proies sont moins faciles à capturer. En hiver, au lieu de partir seulement 30 ou 40 jours en mer comme le font les oiseaux non bagués, les oiseaux bagués vont partir 15 jours de plus. Au bout d'un certain temps, on a même un effet cumulé sur l'été, les oiseaux bagués arrivant en retard pour ce reproduire. Ce retard et cette moindre présence hivernale se traduisent par un succès reproducteur réduit de moitié. Au bout du compte, sur 7 ou 8 ans, la partie de la colonie qui était suivie par baguage a diminué.
En utilisant l'identification par radiofréquence, on peut ainsi aborder sans ce biais lié aux bagues des questions qui font le lien avec ce dont il est question ce matin, comme par exemple déterminer la probabilité de survie des oiseaux en fonction de la température de surface de la mer. Vous voyez ici l'échelle : 0,3 degré de température de surface de la mer. Il y a une diminution de 10 % de la probabilité de survie pour les températures les plus élevées sans que ces données soient biaisées par le baguage. En effet, comme nous venons de le mettre en évidence, le fait d'utiliser des oiseaux bagués réduit leur succès reproducteur et leur probabilité de survie. Or, comme nous l'avons fait dans le cadre de notre collaboration franco-monégasque, en identifiant électroniquement les oiseaux par RFID on peut même les peser électroniquement. Ils sont identifiés au moment où ils passent sur une balance électronique située sur une passerelle placée à l'entrée/sortie de la colonie.
Mais en fait ce n'est pas si simple. En effet, pour avoir une bonne précision de pesée, on aimerait avoir un plateau de pesée aussi long que possible. Cependant, si l'on a un plateau très long, on se retrouve inévitablement avec plusieurs individus simultanément sur la balance. Or on veut évidemment en peser un seul à la fois... Car ce qui est intéressant c'est de le peser entre son départ de la colonie et son retour pour savoir quelle est son augmentation de poids en fonction de la durée de son séjour en mer par rapport aux conditions climatiques qui y prévalent. L'astuce de Benjamin Friess, c'est d'utiliser trois plateaux. Et puis, il y a un autre problème. Comment faire en sorte qu'au niveau des passerelles, des individus ne se retrouvent pas face à face ? La solution, c'est deux « entonnoirs », c'est-à-dire que les animaux qui sont en bas de la colonie vont avoir tendance à aller vers la passerelle du fond grâce à un tel entonnoir. C'est l'opposé pour les animaux qui arrivent dans la colonie.
Voilà donc le dispositif qui a été installé dans le cadre de cette collaboration franco-monégasque. Si cela fonctionne, je vous montrerai quelques vidéos pour terminer mon exposé.
Mais avant cela, regardons des pesées. Ici, chacun des trois plateaux successifs sur une passerelle a une couleur. Vous avez un passage lent avec ce mouvement de dandinement tout à fait caractéristique des manchots, qui induit une assez grande oscillation du plateau de pesée sur 3,5 secondes et puis, voilà un passage beaucoup plus lent sans oscillation. Le dernier passage est très long sur le dernier plateau alors que les premiers passages avaient été extrêmement rapides sur les premiers plateaux. On peut ainsi arriver à peser les manchots avec une grande précision. Et puis, pour conclure, il y a ce développement extraordinaire, cette révolution dans notre discipline que j'avais annoncé tout à l'heure grâce à la microélectronique qui est-ce que l'on appelle le Biologging. Ce mot a été inventé par Yan Ropert-Coudert, maintenant à Strasbourg, alors qu'il travaillait encore au Japon. Vous savez que les Japonais ont une expertise majeure dans en microélectronique. Vous voyez ici un petit manchot bleu pygmée australien. Je vous invite d'ailleurs, si vous avez l'occasion de visiter l'Australie, à aller à Phillip Island car l'espace où ils sortent de l'eau a été aménagé pour que les touristes puissent les voir sortir de l'eau à la tombée de la nuit. Ce logger est l'équivalent d'un micro-ordinateur portable. C'est un appareil bien sûr très coûteux, mais avec les capteurs adéquats, il permet de faire toutes sortes de mesures. Cette approche se développe de façon extraordinaire à l'heure actuelle. Comme on le fait dans les terres australes, un tel appareil nous permet par exemple d'avoir à son retour des informations sur le fait que tel jour le manchot était à 500 kilomètres de sa colonie, qu'il évoluait à 300 mètres de profondeur, et avec telle ou telle vitesse, avec des changements d'accélération pour attraper les proies... . C'est ce qui se fait aussi sur d'autres oiseaux, sur les grands albatros par exemple par l'équipe de Chizé.
Alors, pour vous montrer ce qu'il est possible de faire avec ces loggers, et je vais terminer là-dessus mon exposé, j'ai pris ici l'exemple d'un oiseau plongeur, le Fou du Cap, parce que cela me permet d'illustrer tous les types d'activité possibles (décollage, vol plané ou battu, plongée...). C'est un travail qui a été fait en collaboration avec David Gremillet. Pour savoir quelle stratégie l'animal adopte pour faire face aux changements climatiques, il est en effet très utile de pouvoir reconstituer le temps qu'il consacre à chacune de ces activités. Avec un GPS associé au logger , on arrive à le localiser. . Avec un accéléromètre (j'ai laissé les termes anglais. Heaving and surging , qui sont l'équivalent de roulis et tangage) les mouvements d'accélération dans les trois dimensions sont mesurés. Selon les enregistrements réalisés, on peut savoir que l'animal était en train de décoller a un moment donné, qu'il était ensuite en train de battre des ailes ou en vol plané ou éventuellement en train de plonger jusqu'à telle profondeur, car on a aussi, bien sûr, la profondeur. En ayant des animaux qui eux ne sont pas équipés d'un logger, mais sont seulement suivis par RFID, on peut savoir si le logger crée un handicap et donc en tenir compte.
Comme vous le comprendrez aisément, le biologging est en plein essor et il va révolutionner notre capacité à comprendre comment les animaux peuvent ou non et dans quelles limites faire face aux changements climatiques.
Je terminerai par cette dernière image où l'on me voit en tenue de l'Institut Polaire, ce qui me permet de rendre hommage au rôle clé de l'IPEV à travers le soutien à nos recherches, en compagnie de Pascale Tremblay, la représentante de Monaco pour le premier engagement scientifique de la Principauté en Antarctique.
Pour terminer mon exposé, comme je vous l'ai annoncé, je ne résiste pas au plaisir de vous montrer des vidéos de manchots Adélie franchissant nos passerelles d'identification et de pesée électroniques à leur arrivée ou leur départ de la colonie.
Je vais maintenant passer la parole à Madame Françoise Gaill qui dirige l'Institut écologie environnement du CNRS. Eu égard au rôle majeur du CNRS dans les recherches sur la biodiversité, il lui revenait en effet tout naturellement de faire le bilan des résultats obtenus dans ce domaine dans le cadre de l'année polaire.