DEUXIÈME TABLE RONDE : CHANGEMENT GLOBAL ET BIODIVERSITÉ POLAIRE
Pr Édouard BARD
Nous allons débuter la deuxième partie de cette seconde journée de clôture de l'année polaire internationale avec cet après-midi consacré à la biodiversité et son évolution en zone polaire. Les deux présidents de séance vont venir me rejoindre : M. le Préfet Rollon Mouchel-Blaisot et le biologiste Yvon Le Maho.
A. M. ROLLON MOUCHEL-BLAISOT, PRÉFET, ADMINISTRATEUR SUPÉRIEUR DES TERRES AUSTRALES ET ANTARCTIQUES FRANÇAISES (TAAF)
M. le sénateur, M. le professeur au Collège de France, Mesdames, Messieurs les responsables des organisations scientifiques, c'est d'abord avec un très grand plaisir que je vais coprésider cette table ronde avec le professeur Yvon Le Maho. Je vais m'efforcer d'être à la hauteur de tous les débats scientifiques de très haut niveau qui se déroulent depuis hier.
Je tiens bien sûr à souligner et à remercier l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques ainsi que le Collège de France d'avoir pris l'initiative d'organiser ce colloque tout à fait exceptionnel. J'aurai aussi une pensée pour vous, M. le sénateur, qui êtes un des rares sénateurs de la République à bien connaître nos territoires, à s'y intéresser, à être allé en Terre Adélie mais aussi à Concordia (la base franco-italienne de la base du Dôme C). Non seulement d'y être allé mais d'en être revenu par le raid et d'avoir conduit vous-même pendant une huitaine de jours les grands engins logistiques mis au point par l'IPEV et qui amènent hommes et matériels sur cette base. Les personnes qui font ce raid et que j'ai rencontré à l'occasion de ma mission en terre Adélie en février dernier avec Yves Frenot, directeur adjoint de l'IPEV, se souviennent très bien de votre présence ; elles ne pensaient pas qu'un sénateur était capable de conduire un énorme bulldozer, de pouvoir mettre les mains dans le cambouis tous les soirs pour inspecter l'état de la machine !
C'est un petit peu ça aussi la recherche car, on l'oublie un peu trop souvent, il faut bien sûr des laboratoires et des scientifiques de renom et Dieu sait si notre pays en est régulièrement pourvu. Mais il faut assurer aussi derrière l'intendance, si j'ose dire, et la logistique. Merci M. le sénateur pour l'intérêt et l'implication personnelle que vous manifestez sur l'ensemble de ces questions.
Je me présente Rollon Mouchel-Blaisot. Je suis le Préfet, administrateur supérieur des Terres australes et antarctiques françaises (TAAF). Je suis un « objet administratif » un peu atypique dans notre République puisque je suis à la fois le représentant de l'Etat dans ce territoire comme Préfet et le responsable exécutif de la collectivité d'outre-mer des TAAF puisqu'il n'y a ni habitants permanents, ni élus, ce qui est un handicap.
Le territoire des Terres australes et antarctiques françaises dont vous avez une image derrière vous offre un gradient exceptionnel pour la recherche de notre pays puisqu'il démarre des régions polaires de l'Antarctique, passe par nos îles subantarctiques de l'archipel de Crozet de l'archipel de Kerguelen (je précise simplement en passant que Kerguelen est grand comme la Corse), passe par les îles subtropicales de Saint-Paul et d'Amsterdam et aboutit dans les tropiques ; nous avons en effet recueilli en 2007 la pleine administration de ce qu'on appelle les îles éparses du canal de Mozambique ainsi que de l'île de Tromelin au nord de la Réunion.
Nous avons de cette manière un gradient exceptionnel pour la recherche ; dans certaines îles, il y a des décennies de recherche qui ont eu lieu, procurant des données inestimables aujourd'hui.
La recherche, qu'elle soit nationale ou liée à des coopérations internationales, implante parfois des laboratoires identiques dans ces différents territoires, ce qui permet de comparer et suivre l'évolution de leurs travaux dans des latitudes extrêmement différentes mais qui, toutes, présentent un intérêt exceptionnel.
Enfin, je souhaite évoquer deux caractéristiques des TAAF :
- La première, c'est que les îles sont des sanctuaires de la biodiversité mondiale. J'y reviendrai tout à l'heure.
- La deuxième caractéristique, c'est qu'elles constituent la deuxième zone maritime de France avec 2,400 millions de kilomètres carrés de ZEE (la France au total totalise environ11 millions). Nous sommes en deuxième position derrière la Polynésie qui en fait 5 et c'est pour cette raison que nous sommes très impliqués dans les travaux du Grenelle de la mer.
Voilà une présentation très rapide du territoire des Terres australes et antarctiques françaises qui, comme son nom ne l'indique pas expressément, comprend maintenant les îles éparses. Mais il y a vraiment un lien entre tous ces territoires puisque ce sont des territoires riches de leur biodiversité et voués à la recherche.
Permettez-moi de souligner des points que les scientifiques connaissent bien mais que parfois on ne met peut-être pas assez en valeur, c'est la logistique et l'accès de ces îles. Toutes ces îles, tous ces territoires et pour ceux qui ont eu la chance d'y aller le savent bien, sont très lointains, entre 3 000 et 6 000 kilomètres, ne peuvent s'accéder pour la plupart qu'en navires. Pour certains d'entre eux, je pense à la Terre Adélie, la traversée n'est pas vraiment une « croisière » extrêmement agréable. Comme quoi, la Terre Adélie se mérite aussi en quelque sorte ! Toute la logistique qu'il faut mettre en oeuvre, qu'elle soit celle des TAAF ou celle de l'IPEV dont je salue son directeur M. Gérard Jugie, est extrêmement compliquée ; ce sont en effet des mers extrêmes, des terres extrêmes, ce qui a nécessité un effort considérable de la puissance publique pour organiser l'accès à ces territoires. Pour y mener de la recherche, il faut d'abord pouvoir y accéder. Les moyens à mettre en place sont les navires ou autres moyens de transport, les bases elles-mêmes, les transmissions, le soutien médical, etc. Et ce n'est pas de la petite intendance !
Je suis heureux de prendre quelques exemples :
Nous allons soutenir le projet de l'IPEV de rénovation de la base Dumont d'Urville construite dans les années 60. Même si le climat de l'Antarctique « conserve » parfaitement les choses, elle méritait d'être mise aux normes environnementales d'aujourd'hui et aussi d'apporter de meilleures conditions de travail et de confort pour ceux qui hivernent ou ceux qui y séjournent.
Les TAAF, avec le soutien du gouvernement dans le cadre du plan de relance vont soutenir ce projet pluriannuel de rénovation de la base de DDU que l'IPEV va entreprendre dès cette année.
Autre exemple, les bateaux : beaucoup de personnes dans la salle savent très bien que la gestion des bateaux est un exercice très compliqué, et les coûts ne sont pas très bon marché, il faut dire les choses comme elles sont. C'est le cas du Marion Dufresne qui fait la tournée des îles australes et qui, le reste de l'année, est utilisé par l'Institut Polaire pour faire des campagnes océanographiques dans le monde entier. C'est également l'Astrolabe que nous co-affrétons (TAAF-IPEV) pour desservir la Terre Adélie et ceux qui ont eu la chance de prendre ce bateau en conservent, je suppose, une très forte mémoire. C'est aussi, et c'est une bonne nouvelle pour la communauté scientifique, que les efforts conjugués de l'IPEV et des TAAF ont permis de remettre à flots le navire La Curieuse qui était auparavant basé à Kerguelen. Parce qu'une fois que vous êtes dans notre base principale à Kerguelen, c'est grand comme la Corse, vous ne pouvez rien faire si vous n'avez pas de moyens pour vous déplacer. Il n'y a bien sûr pas de pistes d'avions ni de pistes pour les autos et le bateau est le seul moyen d'emmener les équipes scientifiques pour aller ici ou là faire des prélèvements, mener des recherches, organiser des campements, etc. Depuis quelques années, pour des raisons financières, ce bateau avait été désarmé. Nous avons pu trouver un accord avec un repreneur pour qu'il soit réarmé et réaffecté pour la saison d'été australe à Kerguelen pendant 5 ans. Je crois que cela sera de nature à relancer un certain nombre de programmes scientifiques qui, faute de moyens nautiques, avaient dû s'interrompre ou être suspendus.
Ces quelques mots sur les contraintes logistiques avaient pour but d'appeler l'attention sur le fait que l'accès à ces territoires ne va pas de soi. Il ne suffit pas de claquer dans les doigts. C'est tous les jours un défi que nous devons relever, y compris parfois en situation risquée. Je ne veux pas dramatiser à l'excès mais il n'y a pas de ports. Les débarquements se passent soit par hélicoptères, soit par des moyens nautiques dans des mers qui ne sont pas toujours très accueillantes. C'est à chaque fois une petite expédition, même si les moyens d'aujourd'hui ne sont pas aussi inconfortables que ceux qui existaient auparavant. C'est un défi qu'avec nos collègues de l'IPEV, nous essayons de résoudre chaque jour au profit de la communauté scientifique.
Le troisième et dernier point, c'est que les TAAF sont très engagées pour maintenir et restaurer la biodiversité sur ces îles qui sont, je me permets de les appeler comme cela, des sentinelles de la biodiversité mondiale, quelle que soit leur latitude. Le Ministère de l'Ecologie et M. le ministre d'Etat Jean-Louis Borloo, qui nous fera l'honneur de conclure cette table ronde cet après-midi, y sont particulièrement sensibles.
Nous ne gérons plus les bases comme on les gérait il y a cinquante ans. Aujourd'hui, par exemple, on rapatrie tous nos déchets. Mais rapatrier des déchets de l'Antarctique via l'Australie ou la métropole, rapatrier des déchets des îles éparses ou des îles australes vers la Réunion, voire la métropole parce qu'on n'a pas toujours les exutoires adéquats, c'est quelque chose d'extrêmement exigeant. Nous venons par exemple de terminer une rotation exceptionnelle du Marion Dufresne dans les îles éparses, nous avons ramené près de 600 tonnes de métaux ferreux, 14 tonnes de piles, des tonnes de bidons d'hydrocarbure qui avaient été entassés au fil des décennies sur ces îles qui restent malgré tout des joyaux, je vous rassure !...
Au-delà de l'aspect nettoyage et gestion de nos déchets, c'est naturellement toutes les actions proactives que nous menons avec le fort soutien du MEEDDAT d'ailleurs, pour maintenir la biodiversité, restaurer les espèces menacées comme l'albatros d'Amsterdam ou des plantes comme le bois de Phylica, à Amsterdam aussi, lutter contre les espèces invasives amenées volontairement ou involontairement par l'homme. Tout ceci constitue vraiment une stratégie globale car notre objectif, au-delà de l'aspect écologique, est de permettre aux chercheurs qui ont besoin d'une nature préservée, d'animaux protégés de l'Homme, etc., de trouver sur nos îles quelle que soit leur latitude, les meilleures conditions naturelles possibles pour continuer leurs recherches. C'est donc un effort très important que nous menons avec le soutien des Pouvoirs Publics au profit de la science.
En conclusion, j'évoquerai d'abord, pour m'en féliciter, les excellentes relations que les TAAF et l'IPEV entretiennent, que ce soit à titre personnel comme à titre professionnel. Nous avons vraiment une détermination commune pour gérer au mieux ces territoires et que notre pays puisse continuer à y investir pour l'écologie comme pour la recherche. Je me félicite aussi du soutien très important que l'IPEV nous a apporté pour l'organisation de la campagne de recherche dans les îles éparses à l'occasion de la rotation exceptionnelle du Marion Dufresne.
J'interromps mon propos pour vous indiquer que nous avons maintenant le plaisir de saluer Monseigneur le Prince Albert II de Monaco qui nous fait l'honneur d'assister aux travaux de cet après-midi. Monseigneur, je vous souhaite officiellement la bienvenue en vous remerciant de votre présence et de l'honneur que vous nous faites ; je m'engage auprès de vous à ce que nous respections bien l'horaire puisque votre intervention est prévue à 17 heures. Ensuite, le ministre d'Etat doit intervenir également.
Ce qui me donne l'occasion d'ailleurs d'inviter les orateurs successifs à tenir strictement leur temps de parole puisque l'après-midi est très minuté.
J'étais en train de dire que je me félicitais des excellentes relations entre les TAAF et l'IPEV qui est le bras armé de l'organisation de la recherche dans les îles australes et dans l'Antarctique et d'un partenariat que nous sommes en train de nouer avec le CNRS, et notamment son département écologie, pour les îles éparses. En tout cas, ce sont vraiment des relations de confiance au profit de la recherche. Je considère que c'est au coeur de la mission des terres australes et antarctique françaises. C'est en tout cas leur raison d'être ; s'il y avait une expression à retenir pour caractériser les Taaf, ce serait « un territoire au coeur des préoccupations de la planète ».
Je vous remercie d'y oeuvrer les uns et les autres pour le renom, non seulement de la recherche française mais aussi pour une meilleure connaissance des grands changements qui affectent l'avenir de notre planète.
Merci de votre attention et maintenant, j'ai le plaisir de donner la parole au professeur Yvon le Maho, on m'a dit pour 15 minutes.