D. DOCTEUR MICHAEL STODDART, DIRECTEUR SCIENTIFIQUE, AUSTRALIAN ANTARCTIC DIVISION, COORDINATEUR DU PROGRAMME « CENSUS OF ANTARCTIC MARINE LIFE »
Monseigneur, Monsieur le sénateur, Mesdames et Messieurs, je vous remercie de m'avoir invité à prendre la parole à ce colloque. C'est un grand honneur de pouvoir présenter mon intervention dans cette institution très célèbre dans l'histoire des sciences ici en France et en Europe. Mais je suis désolé que mon français ne soit pas assez bon pour pouvoir m'exprimer dans cette langue. J'espère que vous comprendrez quand je parlerai en anglais.
Je voudrais parler du recensement des organismes marins dans l'Antarctique. Ce fut l'une des activités les plus importantes menées à bien dans le cadre de l'année polaire internationale. Sa grande envergure a été rendue possible grâce au comité scientifique sur la recherche antarctique (SCAR), à la fondation Alfred P. Sloan à New York, qui a financé substantiellement la coordination scientifique, et l'année polaire internationale.
Ces trois structures se sont rassemblées et grâce à elles, nous allons être en mesure de faire un point d'étape concernant la biodiversité marine antarctique. Généralement, l'attitude du grand public concernant la recherche marine correspond à peu près à cela (dessin humoristique tiré du New York er) : les dames disent « je ne sais pas pourquoi je m'en fiche pas mal du fond de l'océan, mais voilà, je m'en fiche pas mal ». C'est une réponse qu'on rencontre assez souvent quand on parle de biodiversité marine. Généralement il s'agit de choses que les gens ne voient pas et donc qu'ils oublient.
Mais quand l'API a fourni l'occasion de travailler ensemble, au niveau international, afin d'aller à la rencontre de la vie dans le vaste océan austral, l'idée a pris, si je puis dire. Le concept de ce recensement, abrégé en CAML, repose sur l'exploration et la compréhension présente, passée et future de la biodiversité, la distribution et l'abondance des organismes marins dans l'océan qui entoure l'Antarctique. La fondation Alfred P. Sloan à New York en est le chef d'orchestre. Elle a apporté beaucoup de soutien. Nous avons pu faire 18 grands voyages, plus ou moins grands et ambitieux, s'échelonnant du type « Rolls-Royce » à celui plus modeste que l'on pourrait qualifier humoristiquement de « 2 CV ».
Mais je vous parlerai plus particulièrement d'un voyage qu'on a appelé CEAMARC ( Collaborative East Antarctic Marine Census ), recensement marin de l'antarctique de l'est, en collaboration avec la France, l'Australie et le Japon. Plus de 200 scientifiques ont participé à ce recensement en mer et ont traité les échantillons à terre. Nous avons pu récupérer de nombreuses données conservées dans de vieux carnets de voyage, ou bien encore dans des cartons où des scientifiques les avaient entassés en prenant leur retraite. Nous avons dépensé pas mal d'argent pour obtenir toute cette masse d'informations, et l'intégrer dans un réseau de bases de données, le SCAR Marine Biodiversity Information Network (SCAR-MarBIN). Cela a été la pierre angulaire de toute l'initiative CAML.
Pendant ces années 2006, 2007 et 2008, nous avons fait différents voyages en Antarctique, à bord de navires de recherche luxueux, disposant de beaucoup de temps et de bonnes conditions de travail (ce que nous pourrions qualifier de « Rolls-Royce »). Parfois nous ne pouvions bénéficier que d'un jour ou deux de temps bateau, au cours de petits voyages de type « 2CV ». Vous voyez ici les noms des navires, mais tous ne sont pas mentionnés.
Cela nous a permis d'échantillonner à peu près 350 sites. Au début de notre recensement des organismes marins antarctiques, nous ne disposions que de douze échantillons en mer profonde. Maintenant nous en disposons de plusieurs centaines, prélevés dans les abysses. Nous avons également déployé des enregistreurs continus de plancton lors de nos transits en mer. On a ainsi pu rapporter un nombre impressionnant de lots d'échantillons, environ 15 000 au total, sur lesquels nous avons entrepris des séquençages d'ADN. Ce sont 40 thésards qui ont participé à ces campagnes et il y en a d'autres qui attendent, de par le monde, pour participer à ce processus.
Je voudrais maintenant évoquer notre réseau SCAR-MarBIN. C'est un réseau qui a maintenant plus de 14 000 espèces marines antarctiques référencées dans le Register of Antarctic Marine Species (RAMS). Plus d'un million de données sont géoréférencées. Nous avons constitué cela en rassemblant plus de cent bases de données, parfois anciennes, concernant les informations sur la vie marine. Si vous vous intéressez plus particulièrement à un groupe d'animaux, vous pouvez interroger ces bases de données qui réunissent l'ensemble de nos connaissances sur la biodiversité marine antarctique.
Que ressort-il de tout cela ? Des analyses intéressantes, tout d'abord. On pensait auparavant que la région Antarctique était composée d'une série de différentes sous-régions. Nous avons montré qu'il n'y a aucune preuve tendant à démontrer un tel clivage Est-Ouest ou que la Géorgie du sud soit différente du reste de l'Antarctique. En revanche, les îles de la Nouvelle-Zélande sont bien différentes du reste de la région. Maintenant nous pouvons faire un schéma plus précis. Du point de vue de la biodiversité marine, il n'y a que trois zones, trois types d'habitat bien distincts : 1) le pourtour de l'Antarctique ; quand on va vers l'est, 2) la pointe extrême de l'Amérique du Sud, et 3) les abords de la Nouvelle-Zélande.
Dans le cadre de ce recensement, nous avons mis en oeuvre trois navires : l' Aurora-Australis pour l'Australie, l' Astrolabe pour la France et l' Umitakamaru pour le Japon. Vous voyez ici le Docteur Philippe Koubbi de Villefranche-sur-Mer, qui était l'écologiste pélagique sur l' Umitakamaru . Sur l' Aurora-Australis , nous avions aussi un groupe dynamique du Muséum national d'histoire naturelle de Paris (MNHN), mené par le Dr Catherine Ozouf.
Ce groupe a produit un site Internet très intéressant, très dynamique. Sophie Mouge s'en est occupée tous les jours. Les informations étaient transmises à des écoles au jour le jour, un peu partout en France. Ce travail a continué jusqu'à il y a quelques mois, quand un rassemblement des écoles a été organisé à Paris. Sophie et des personnes du MNHN ont participé à cette manifestation consacrée à la jeunesse. Nous avons eu beaucoup de chance en pouvant attirer les services et les talents d'organismes très compétents qui peuvent démultiplier les informations vers le grand public, notamment bien sûr la Fondation Cousteau. Nous avons bénéficié d'une couverture médiatique de plus de 800 articles dans la presse écrite. Voilà la photo qui montre l'un de nos collègues s'apprêtant à plonger depuis l' Aurora-Australis . Elle est tirée d'une affiche qui figurait dans le jardin des plantes de novembre l'année dernière à janvier cette année.
Maintenant je voudrais vous parler des nouvelles découvertes en ce qui concerne le changement climatique dans les mers du sud - et cela rejoint les propos précédents : il est difficile et même dangereux de travailler dans les mers du sud. Il est donc très difficile d'obtenir le genre d'informations que nous avons réussi à collecter au cours de cette Année Polaire Internationale.
Pour ceux d'entre vous qui travaillez en Antarctique, vous savez qu'il faut cinq ou dix fois plus de temps pour obtenir un point de donnée qu'ailleurs dans le monde. Notre objectif était de comprendre s'il y a aujourd'hui une réponse du plancton aux changements climatiques actuels. Nous pensons que oui. Vous avez ici une représentation d'une partie de la mer australe avant 2000-2001, où il y avait un certain nombre d'espèces dans la zone océanique ouverte de façon permanente (hors couverture de glace en hiver). Aujourd'hui, nous observons dans la zone recouverte saisonnièrement de glace certaines espèces qui proviennent de la zone ouverte et qui se dirigent vers le sud, dans la direction que suivent les manchots, comme nous l'a indiqué le Pr. Le Maho. On constate donc qu'aujourd'hui un certain nombre de changements ont eu lieu. Il y a au sud de plus en plus d'espèces qui étaient précédemment plus au nord. Nous pensons qu'il y a un transfert vers le sud d'espèces vivant dans l'océan austral. Dans la zone ouverte, en 2004-2005, la structure planctonique ressemblait à cela. On s'aperçoit que certains foraminifères sont de plus en plus abondants. Cela a évidemment un effet sur toute la chaîne alimentaire. Nous ne savons pas quelle en sera la conséquence à terme mais cette information ressort des programmes d'étude que nous devons poursuivre pour en savoir davantage.
Nous avons parlé d'acidification. Le dioxyde de carbone rend l'eau acide et par conséquent les plantes qui ont besoin de carbonate de calcium ont du mal à vivre, en raison de la présence excédentaire de dioxyde de carbone. Nous avons essayé de déterminer la profondeur maximale à laquelle la saturation de carbonate permet cet assemblage très dense d'organismes. Ces conditions optimales semblent être à 850 mètres de profondeur. Notre étude va nous permettre de préciser les conditions dans lesquelles ces organismes qui ont besoin de carbonate de calcium puisé dans l'eau pourront survivre. Nous pensons malheureusement que la concentration en CO 2 va continuer à croître et que l'océan deviendra en conséquence de plus en plus acide.
Nous avons étudié le fond de la mer. Il y a eu l'effondrement de la plateforme glaciaire Larsen A et de celle Larsen B en 2002. L'une de nos expéditions a pu aller dans la zone Larsen B. Très rapidement, on s'est aperçu que les grands prédateurs, comme les baleines et un certain nombre de grands poissons, avaient pu revenir sur ces sites libérés des glaces, mais la réaction des communautés benthiques est plus lente. On y observe un certain nombre de nouveaux colonisateurs, des espèces qui vivent en milieu relativement acide et, parmi elles, plusieurs espèces non encore décrites.
S'agissant toujours des grandes profondeurs, nous avons observé une biodiversité étonnamment élevée. A l'heure actuelle, il y a plus de 700 nouvelles espèces qui ne sont pas encore décrites. 52 % des espèces sont considérées comme rares. C'est une zoogéographie particulièrement complexe. La répartition est très irrégulière. L'échelle de diversité est particulièrement étonnante. Un numéro récent de la revue Deep Sea Research décrit cela et au milieu de l'année prochaine il y aura un autre numéro spécial qui décrira les études que nous avons menées sur ces espèces dans cette zone.
Nous avons également mené des études sur les courants, en nous servant d'un certain nombre de mollusques, notamment des pieuvres, dont on sait encore peu de choses. A l'aide de nouvelles techniques génétiques, nous avons étudié l'effet du courant qui tourne autour de l'Antarctique sur le transfert des espèces vers le nord. L'Antarctique est un endroit où il y a une spéciation particulièrement vive à l'oeuvre. Si vous avez lu l'état de la recherche polaire, vous avez vu que ces travaux sont particulièrement bien décrits comme étant un élément de recherche important dans les travaux biologiques menés au sein de l'IPY.
Les araignées de mer constituent des organismes particulièrement intéressants, c'est pourquoi on en a choisi une pour notre logo. On s'aperçoit qu'elles ne se déplacent pas rapidement mais elles sont réparties tout autour du pôle. Par ailleurs, elles se déplacent par les grandes voies marines vers le nord pour atteindre les grands bassins océaniques. Nous espérons que les travaux génétiques qui sont actuellement en cours nous permettront de mieux comprendre le rôle de la densité de l'eau, de la circulation des eaux froides au fond de l'océan, et de l'effet que tout cela a sur les espèces et leurs migrations. Les chercheurs français qui participaient au programme CEAMARC ont étudié des larves de poissons et des espèces rares de poissons ainsi que des très grandes espèces des profondeurs. Ici vous avez des étoiles de mer qui constituent les invertébrés les plus grands que l'on ait pu découvrir à ce jour.
Avec nos collègues de l'équipe Cousteau, qui travaillent avec Google Earth, nous avons pu créer des représentations imagées de l'histoire de l'évolution d'un certain nombre d'espèces. Voici deux exemples. Ici vous avez une espèce bipolaire, une étoile de mer. Là vous avez la pieuvre des profondeurs dont je vous ai parlé. Cette nouvelle technique de visualisation amène les océans du Sud aux yeux du public.
Les outils de la génétique nous sont particulièrement précieux pour aborder les grandes questions biologiques que pose la gestion de la biodiversité marine.
Nous avons d'ores et déjà vu des impacts de notre travail sur la société. La Convention pour la conservation des ressources marines de l'Antarctique (CCAMLR) tente d'identifier, à partir de nos informations, les écosystèmes marins vulnérables. Deux zones ont été déterminées à partir d'échantillons et de photos qui ont été prises l'été dernier dans le cadre du voyage CAML. Cela constitue à mes yeux un grand hommage qui est rendu à la puissance que procurent les outils de visualisation. Cette visualisation permettra en effet d'éveiller les consciences.
« Et l'avenir ? » me direz-vous. Il y a une forte volonté internationale pour poursuivre les travaux et nous ne pouvons pas nous permettre de nous arrêter. L'accord sur la bio-régionalisation nous dit que la biodiversité est vitale et qu'il faut continuer à l'étudier et à protéger de nouvelles zones. L'Assemblée générale des Nations Unies, dans sa déclaration 51 sur la durabilité des océans, dit que les travaux que nous avons menés sont d'une importance vitale. Le SCAR devrait pouvoir coordonner un autre programme comme CAML en 2018, donc dans dix ans. Etant donnée l'expérience que nous avons acquise et la quantité de données engrangées au cours de ces quatre ans et demi, je dirais qu'il faut effectivement attendre dix ans pour coordonner un nouveau programme.
Mais qu'en est-il de GEOBON (Group on Earth Observations Biodiversity Observation Network) Ce groupe sur l'observation de la biodiversité établit un nouveau partenariat mondial visant à rassembler, gérer, analyser des données dans le domaine de l'état de la biodiversité du monde. Des partenariats comme celui-là représentent l'avenir pour nous. Etant données les bonnes volontés internationales manifestées dans notre programme et étant donnés les résultats que nous avons obtenus, nous pensons avoir un avenir assez prometteur devant nous. Peut-être que CAML fera partie de GEOBON. Je vous remercie beaucoup de votre attention.
Dr Yvon LE MAHO
Le prochain exposé par le Pr. Nigel Yoccoz qui travaille à Tromsø et qui préside le conseil scientifique de l'IPEV.