B. ACCEPTATION OU MAÎTRISE DE LA MORT

1. Concilier droit à la vie et liberté

Une approche républicaine de la fin de vie ne peut se concevoir que dans le respect de la laïcité telle que définie par André Comte-Sponville, c'est-à-dire comme le refus d'une hiérarchie imposée des valeurs. Chargé de la défense des droits de l'homme, l'Etat laïc n'a pas à établir entre eux une hiérarchie rigoureuse, leur valeur respective relevant des conceptions de chacun. Ainsi, concernant la fin de vie, il n'appartient pas à l'Etat de proclamer que le droit à la vie est un droit absolu ou supérieur à la liberté. De fait, la République n'a pas établi une telle hiérarchie : la dépénalisation du suicide n'a jamais été remise en cause depuis le code pénal de 1810, et l'interruption volontaire de grossesse a elle-même été dépénalisée en 1975. Ces deux évolutions, socialement acceptées, ont précisément marqué la conciliation par le législateur entre droit à la vie et liberté.

Faut-il aller plus loin et considérer avec Michel Onfray que la vie n'est pas l'humanité, et que la même distinction entre les deux, établie au début de l'existence par la possibilité d'une interruption volontaire de grossesse, devrait être admise pour la fin de vie ? Ceux qui contestent la distinction entre vie et humanité ne peuvent l'accepter. Mais il est important de souligner que cette dernière approche n'implique pas pour autant plus que la première un refus de la mort. Quelles que soient les conceptions différentes de la vie, un tel refus n'existe dans aucune des familles de pensée représentée au sein du groupe de travail ou entendue au cours de ses auditions. Mourir pour ses idées comme mourir pour sa foi implique nécessairement que la vie ne doit pas être préservée à tout prix. La distinction est ici plus subtile. Les adversaires de l'euthanasie pensent qu'il faut accepter la mort au moment où elle vient ; ses partisans veulent, au contraire, s'en rendre maîtres, en en choisissant le moment et les circonstances.

Au-delà de ces différences, l'ensemble des écoles philosophiques et spirituelles souligne la nécessité pour l'homme de se préparer à la mort et de quitter la vie en toute conscience, pour construire avec ses proches des moments chargés de sens. Cette nécessité oriente-t-elle le choix entre acceptation de la mort ou choix de l'instant du trépas ? Plusieurs des personnes auditionnées ont insisté sur l'importance des derniers moments pour que tous, le malade comme ses proches, puissent accepter la mort. A l'évidence, une mort brutale et non préparée ne permet pas cette prise de conscience du terme de l'existence : la souhaiter n'est finalement qu'une forme de refus de la mortalité. La mort instantanée, indolore, inconsciente, que semblent souhaiter la majorité des Français lorsqu'on les interroge et qui oriente une partie d'entre eux vers le souhait de voir légaliser l'euthanasie, ne semble donc pas permettre de réaliser l'idéal généralement reconnu d'une mort pleinement vécue. Est-ce cependant un argument contre l'euthanasie ? L'exemple belge, exposé au groupe de travail par le docteur Raymond Mathys, montre que l'euthanasie peut s'accompagner d'une préparation du malade et de son entourage à la mort. En Belgique, elle s'inscrit dans un processus encadré et progressif qui laisse sa place au temps et donne lieu à l'élaboration d'un nouveau cérémoniel social au moment des adieux.

Si l'euthanasie n'empêche pas l'acceptation de la mort, est-elle pour autant une demande sociale légitime ? S'agit-il d'une liberté, voire d'un droit ? La distinction n'est pas sans importance. Si le suicide a été reconnu comme liberté dès lors qu'il n'est plus considéré comme un crime ou même un délit, il n'en va pas nécessairement de même pour l'euthanasie. Contrairement à une idée répandue, la différence ne réside pas dans l'intervention d'un tiers. Aider une personne à se suicider n'est pas plus constitutif d'une infraction que le suicide lui-même, sauf à être qualifié de non-assistance à personne en danger : seuls sont condamnés par le droit français l'incitation au suicide et l'homicide (les qualifications retenues étant le plus souvent l'assassinat ou l'empoisonnement). Le passage de la liberté au droit réside, comme le souligne Hans Jonas 18 ( * ) , dans l'organisation sociale de la mort assistée. Plus précisément, c'est la question de l'intervention des médecins qui entraîne le passage d'une liberté relevant de la seule responsabilité de l'individu 19 ( * ) à un droit socialement encadré. C'est, comme l'a précisé au groupe de travail le professeur Samia Hurst, le choix fait par la Suisse, pays qui a autorisé, tout en l'encadrant, le suicide assisté, mais qui s'est jusqu'à ce jour refusé à permettre l'euthanasie. Les médecins sont susceptibles de prescrire, dans des cas déterminés, pour des malades en souffrance et sans espoir de guérison, des substances létales. L'injection cependant relève de la responsabilité des individus qui peuvent se tourner vers des personnes de leur connaissance ou adhérer à des associations d'aide, dont l'action est admise à condition que leur motif soit altruiste. Une étape supplémentaire a été franchie par le droit hollandais et le droit belge. En 2001 et 2002, ces Etats ont mis en place une législation qui fait de l'euthanasie un droit-créance de l'individu sur la société. Si les médecins conservent la possibilité d'une objection de conscience à la pratique de cet acte, c'est bien une mort médicalisée qui est organisée avec l'obligation que ce soit un médecin qui pratique l'injection et demeure avec le malade jusqu'à sa mort.


* 18 « The right to die », Hastings Center Report, août 1978 et « Le droit de mourir » , traduit de l'allemand par Philippe Ivernel, Rivages poches 1996.

* 19 André Comte-Sponville évoquait Montaigne et Montesquieu comme exemples de la revendication du libre choix du moment de sa mort.

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