b) Une confirmation seulement partielle par une analyse des comptes de surplus

Cette hypothèse d'une déformation de la combinaison productive expliquant la variation du partage de la valeur ajoutée peut être défendue à partir d'une analyse des comptes de surplus telle qu'elle est proposée dans une étude publiée par le Ministère de l'économie et des finances 378 ( * ) .

NOTE DE MÉTHODE SUR LES COMPTES DE SURPLUS

La croissance de la valeur ajoutée correspond au produit de la quantité de facteurs de production (travail et capital, pour l'essentiel) et des progrès de productivité de ces facteurs.

On appelle surplus de productivité l'augmentation de la valeur ajoutée qui provient de ces progrès de productivité.

Si la proportion des facteurs dans la combinaison productive est stable, l'évolution du partage de la valeur ajoutée entre capital et travail dépend alors de la répartition du surplus de productivité.

Celle-ci se déduit et découle de la variation de la rémunération unitaire relative de chaque facteur de production.

Si la rémunération unitaire d'un facteur varie davantage que le surplus de productivité total, alors la part de la valeur ajoutée allant à ce facteur s'accroît.

A l'inverse, les rémunérations unitaires relatives des facteurs sont inchangées, chaque facteur recevant une rémunération évoluant parallèlement au surplus de productivité, le partage de la valeur ajoutée est inchangé, toujours sous la condition de l'absence de déformation des quantités respectives de travail et de capital.

L'évolution de la répartition du surplus de productivité ne permet pas à elle-seule d'apprécier la variation du partage de la valeur ajoutée. Il faut la corriger de l'évolution de la combinaison productive c'est-à-dire du rapport entre les quantités des facteurs de production 379 ( * ) .

Si un facteur de production voit sa rémunération unitaire augmenter moins que le surplus de productivité, et dès lors que l'évolution en question n'est pas négative, cela ne signifie pas que sa rémunération unitaire baisse ; cela signifie que son taux de rémunération unitaire augmente moins que le surplus de productivité. Dans ces conditions, la rémunération unitaire de l'autre facteur est plus dynamique que le surplus. Et, sous réserve que les quantités relatives des facteurs ne contrarient pas cet effet, sa part dans la valeur ajoutée augmente.

Si le surplus de productivité est capté par un seul facteur - ce qui semble s'être produit en France au profit du travail sur longue période - le surplus revenant à l'autre facteur - ici le capital - est nul. Dans ces conditions, le taux de rémunération unitaire de ce dernier facteur est stable et la part de la valeur ajoutée allant à ce facteur dépend de l'évolution de sa quantité relative dans la fonction de production.

Il reste que l'évolution des taux de rémunération unitaire des facteurs de production ne signifie pas à soi seule que les rémunérations correspondantes assurent des gains de pouvoir d'achat unitaire à due concurrence.

Les taux de rémunération unitaires sont appréciés dans les conventions de la valeur ajoutée. Or, les prix de la valeur ajoutée et les prix des biens et services demandés, (les prix de la demande - que ce soit les prix à la consommation ou les prix de l'investissement par exemple) qui conditionnent l'évolution du pouvoir d'achat des rémunérations peuvent être différents, et le sont dans les faits structurellement.

La différence entre les prix de la valeur ajoutée - qui servent à apprécier le PIB en valeur - et les prix de la demande intérieure finale - qui sont utilisés pour estimer le pouvoir d'achat des revenus monétaires - peut être décomposée en :

- une composante représentant la taxation des biens et services (par exemple la TVA) qui peut être considérée comme un prélèvement opéré par les administrations publiques sur le surplus de productivité venant en déduction de celui-ci de sorte que le surplus effectivement distribuable est plus faible que le surplus de productivité ;

- une composante liée aux échanges extérieurs qui passe par l'évolution différenciée des prix des exportations et des importations, ce qu'on appelle les termes de l'échange . Si les prix des importations croissent plus que ceux des exportations, cela signifie que le surplus de productivité est partiellement préempté par le reste du monde et que le surplus effectivement distribuable lui est inférieur. Une telle situation peut résulter des prix eux-mêmes ou de variations du taux de change.

Selon cette analyse, la baisse de la part des salaires dans la valeur ajoutée s'expliquerait, non par une augmentation de la rémunération unitaire du capital relativement au travail (le phénomène inverse se serait produit), mais par une déformation de la combinaison productive : l'accumulation du capital aurait été continûment plus importante que celle du travail.

CROISSANCE EN MOYENNE ANNUELLE DE LA VALEUR AJOUTÉE
AU COÛT DES FACTEURS ET RÉPARTION ENTRE L'ACCUMULATION DES FACTEURS,
LE PRÉLÈVEMENT TOTAL ET LE SURPLUS DISTRIBUÉ

Source : Insee, comptes nationaux annuels - base 2000, calculs des auteurs

Le surplus distribué aux facteurs de production qui rend compte des progrès de productivité réalisés indépendamment de l'augmentation des volumes de facteurs mobilisés pour produire serait allé principalement au travail.

Comme la répartition du surplus distribué détermine l'évolution de la rémunération unitaire des facteurs de production, il ressort de cette analyse que chaque unité de capital aurait reçu une rémunération inchangée entre 1950 et 1974, puis une baisse de 0,1 % par an de 1975 à 2008 (qu'on peut considérer comme peu significative). Ainsi, dans un contexte de stabilité des quantités de capital utilisées dans la production, la part de la valeur ajoutée revenant au capital aurait dû baisser.

Inversement, la rémunération unitaire du travail (appréciée en unités efficaces) a augmenté annuellement de 2,6% entre 1950 et 1974, puis de 1,2 % entre 1975 et 1989 et enfin, entre 1990 et 2008, de 0,6 %. Au cours de la période de 1975 à 2008, la part des salaires dans la valeur ajoutée aurait dû augmenter à conditions inchangées de la combinaison productive. Or, elle a baissé.

En effet, les rythmes d'accumulation du travail et du capital ont été différents, le premier s'accroissant constamment moins que le second.

Le ratio du capital sur le travail a donc augmenté, ce qui a suscité un mouvement inverse d'attirance des revenus vers le capital.

La stabilité de la rémunération unitaire du capital combinée avec l'augmentation du rôle du capital dans la production a entraîné une hausse de la part de la valeur ajoutée dédiée au capital 380 ( * ) , malgré la déformation des coûts unitaires relatifs des facteurs de production.

Ce que décrivent les comptes de surplus est cohérent avec le constat d'une déformation de la fonction de production de l'économie française marquée par un accroissement de l'intensité capitalistique : les rythmes d'accumulation des deux facteurs de production n'ont pas été parallèles, si bien que le rapport du capital (dont l'accumulation quoique modeste aurait été plus forte que celle du travail) au travail a augmenté.

Dans ces conditions, il peut paraître étonnant que le prix unitaire du capital n'ait pas augmenté davantage que celui du travail. Les explications sont diverses. L'une d'entre elles est que, sous l'effet de la politique monétaire et/ou de l'augmentation de l'épargne, les taux d'intérêt ont connu une diminution qui a permis de concilier une accumulation du capital plus rapide que celle du travail et un maintien du coût unitaire du capital 381 ( * ) . On relève d'ailleurs que le rythme d'accumulation du capital s'est infléchi, ce qui a pu peser sur les taux d'intérêt.

Mais, en sens inverse, le coût du capital au sens de sa rentabilité unitaire a augmenté. En un mot, la baisse des taux d'intérêt a été compensée par une hausse des dividendes qui en a neutralisé les effets sur le coût du capital.

De la même manière, on peut relever que si l'écart entre les variations des revenus unitaires du capital et du travail s'est résorbé, il est resté positif si bien que le processus de substitution entre capital et travail a pu se poursuivre. Le coût unitaire du travail par unité produite a baissé. Mais, un enrichissement de la croissance en emplois (que cette réduction a d'ailleurs sans doute favorisé) est intervenu.

On serait ainsi amené à constater, d'un côté, une augmentation du rapport du capital au travail qui a joué dans le sens d'une augmentation de la part du capital dans la valeur ajoutée et, de l'autre côté, une affectation des gains de productivité au facteur travail qui a exercé un effet inverse.

Quoi qu'il en soit si, en théorie, la méthode des comptes de surplus permet de réconcilier rémunérations unitaires des facteurs de production (travail, capital), et partage de la valeur ajoutée, à travers la prise en compte de l'évolution de la combinaison des facteurs de production (quelles sont les quantités relatives des facteurs de production employés pour créer la valeur ajoutée ?), en pratique, sa robustesse est suspendue à une série de conditions :


• les quantités de facteurs doivent être correctement appréciées ce qui, notamment pour le capital, pose des problèmes de calcul tels que, dans la littérature, les études ne s'accordent pratiquement jamais sur des valeurs communes du stock de capital : quels actifs doit-on retenir, pour quelle valeur.... ?


• la rémunération des facteurs de production doit être correctement cernée , ce qui là aussi suppose des choix dont certaines des difficultés sont exposées dans le présent rapport ;


• la valeur ajoutée doit elle-même être convenablement définie et calculée afin de pouvoir évaluer avec exactitude la productivité des facteurs et, plus globalement, le surplus de productivité. Le rapport a également montré quelques-unes des difficultés rencontrées dans cette tâche.

Ainsi, c'est avec une très grande prudence qu'il faut prendre les résultats de l'approche par les comptes de surplus ici mentionnés, d'autant qu'à l'inverse des analyses du partage de la valeur ajoutée qui figurent dans le rapport, ils couvrent l'ensemble de l'économie nationale.


* 378 L'Economie française, Rapport sur les comptes de la Nation de l'année 2008, Projet de loi de finances pour 2010, annexe au rapport économique, social et financier, INSEE.

* 379 Toutefois, il est possible que ces deux termes ne soient pas indépendants l'un de l'autre. Une modification du coût relatif des facteurs de production peut provoquer une variation de sens contraire de la combinaison productive.

* 380 Dont les données du tableau ne rendent pas entièrement compte pour des raisons qui tiennent, semble-t-il, à l'interposition des phénomènes ayant touché le travail indépendant pour lequel la répartition entre salaires et profits pose des problèmes particuliers.

* 381 Le concept de « coût du capital » est un concept faussement simple. Dans une acception limitée, le coût du capital est appréhendé au niveau de l'entreprise comme le coût cumulé des actifs engagés. Dans une version plus macroéconomique, le coût du capital peut être considéré comme correspondant au niveau de revenu engendré par le capital.

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