3. La métaphore du réseau

Dans « Le nouvel esprit du capitalisme » ( op. cit ), Luc Boltanski et Eve Chiapello ont mis en avant le concept transverse de « réseau » pour caractériser cette nouvelle organisation, qu'elle concerne les hommes ou les entreprises.

Des équipes réduites et pluridisciplinaires, orientées vers la plus grande satisfaction du client, se forment à l'occasion des projets successifs . Les « managers » sont les chefs de projets, coordinateurs experts dans l'art d'apparier les compétences et les hommes dans un but commun. Dès lors, la mobilisation des relations personnelles et les aptitudes relationnelles font l'objet d'une forte valorisation : le « savoir être » est autant valorisé que le savoir ou le « savoir faire ».

L'entreprise est désormais « allégée » , non seulement de quelques échelons hiérarchiques devenus inutiles, mais encore de fonctions extérieures au « coeur de métier » et considérées comme annexes. Autour d'elle, gravitent ainsi un réseau de fournisseurs, sous-traitants, entreprises alliées (joint ventures) et personnel intérimaire , sollicités en tant que de besoin au rythme de projets successifs.

Cette évolution est à la fois précipitée par la mondialisation , car elle permet à l'entreprise de se concentrer sur son avantage compétitif , en conservant les fonctions qui lui assurent une situation stratégique dans le réseau, et permise par la diffusion des NTIC qui diminuent les coûts de transaction. En particulier, l'introduction d'outils tels que l'ERP ( infra ) facilite ce type de pilotage , en imposant des standards aux filiales, avec lesquelles les échanges sont facilités (et en permettant réciproquement à certaines entreprises de proposer leurs services ou leurs productions à d'autres entreprises dans des conditions d'efficacité et de disponibilité optimales).

4. Chacun « entrepreneur de lui-même » ?

La logique de projet, de mobilité et d'employabilité, en rupture avec celle développée dans la théorie des besoins d'Abraham Maslow 71 ( * ) qui, auparavant, faisait autorité, doit être rapprochée d'une certaine littérature dévolue au « développement personnel » .

« L'entreprise de soi », ouvrage de Bob Aubrey 72 ( * ) - qui avait auparavant mené une réflexion fournie sur l'employabilité- ayant rencontré un large succès dans le milieu du coaching et du management, en fournit une illustration topique.

« L'ENTREPRISE DE SOI »

L'entreprise de soi se fonde sur l'idée que l'individu « augmente sans cesse sa capacité à se connaître, à s'éduquer, à s'adapter aux contextes sociaux et à développer des stratégies de vie. En un mot : qu'il peut réellement être l'entrepreneur de sa vie ». Dans cette perspective, à la question « que vais-je faire ? » se substitue une autre, « comment vais-je atteindre mes objectifs ? » (qu'ils soient liés à la vie personnelle ou à l'activité professionnelle). Quelle que soit la conception de l'individu, on en revient finalement toujours au même constat : chacun de nous n'a d'autre choix que devenir son propre maître...

Extrait d'un article de Gilles Marchand, revue « Sciences Humaines », hors-série n° 40 - mars/avril/mai 2003

L'« entreprise de soi », ou « Me Inc. », est en passe de devenir un objectif énoncé tel quel par de nombreux « coach », qui conseillent volontiers de « se gérer comme une entreprise ». Dans cette veine, s'inscrit la « marque personnelle », ou « personal branding », concept mobilisé depuis les années deux mille afin d'aider à construire et promouvoir son image dans une logique de marketing, aussi bien pour les consultants que pour les employés, afin d'optimiser sa propre trajectoire professionnelle. Ce type de démarche implique notamment de recourir à l'Internet et aux sites sociaux.

On ne peut s'empêcher de faire le rapprochement entre ce mouvement d'idée et l'acclimatation du statut d'« autoentrepreneur », qui n'est d'ailleurs pas sans similitudes avec certaines innovations juridiques ayant eu lieu dans d'autres pays industrialisés.

Plus généralement, ce type de représentation se trouve en phase avec le mouvement d'externalisation et de réticulation observé auprès des entreprises, dont l'aboutissement ultime et théorique serait la disparition du squelette de l'entreprise, à laquelle succèderaient des entités mouvantes et informes apparaissant, évoluant et disparaissant à la faveur de projets économiques successifs, réunissant provisoirement des hommes dont l'engagement n'implique pas de lien de subordination, au bénéfice de la plus grande liberté contractuelle.

ÉMERGENCE, RÉTICULATION ET DISSOLUTION DE L'ENTREPRISE :

UNE GRILLE D'ANALYSE MICROÉCONOMIQUE AVEC LES CONCEPTS
DE « COÛTS DE TRANSACTION » ET DE « COÛTS D'ORGANISATION »

Ronald Coase , dans un article intitulé « The Nature of the Firm » (1937), s'est interrogé sur l'existence même de l'entreprise, dont la théorie économique néoclassique ne rend pas compte. En l'absence d'organisation préétablie, toute production implique un recours au marché engendrant divers coûts : coûts de recherche et d'information, de négociation (contrats) et de décision, enfin coût de surveillance (prestataires) et d'exécution. Lorsque ces coûts, liés à la coordination marchande, dépassent ceux liés à la coordination hiérarchique, le recours à l'« entreprise » s'avère rationnel.

Dans les années soixante-dix, Oliver Williamson , formalise l'approche de Ronald Coase dans la théorie dite des « coûts de transaction ». Les agents économiques recourent au marché ou recherchent des arrangements institutionnels alternatifs afin de minimiser les coûts de production majorés des coûts de transaction . Entre le marché et l'entreprise, il identifie de nombreuses formes « hybrides » permettant cette optimisation, telles que la sous-traitance, la concession ou le réseau 73 ( * ) .

En adoptant cette grille d'analyse, force est de constater que, dans la période récente, les coûts de transaction ont fortement diminué avec le développement d'Internet et des réseaux de communication . Don Tapscott et Anthony Williams, dans Wikinomics 74 ( * ) , en sont ainsi arrivés à prédire la disparition des hiérarchies d'entreprises et l'avènement de la « collaboration de masse » comme nouvelle forme d'organisation économique. Les entreprises tendant à rétrécir leur champ d'activité jusqu'à ce que les coûts de réalisation en interne ne dépassent plus les coûts de réalisation à l'extérieur, ils prévoient, à terme, la diffusion d'un mode de production collaboratif 75 ( * ) où des individus s'organisent temporairement sur une base égalitaire et mutualisent leurs efforts en vue d'un objectif commun.


* 71 Abraham Maslow (1 er avril 1908 - 8 juin 1970) est un psychologue connu pour son explication de la motivation par la « hiérarchie des besoins » publiée en 1943 (« A theory of human motivation »), théorie qu'il a adossée sur une étude du comportement humain. Maslow estime que les besoins élémentaires (physiologiques et de sécurité) d'une personne doivent être comblés avant de pouvoir satisfaire des besoins d'ordre supérieur. En appliquant ce modèle au monde professionnel, il apparaît vain de motiver les salariés aux niveaux de l'estime et de l'accomplissement sans sécurité, c'est à dire sans exclure les menaces de licenciement ni verser des salaires suffisants pour satisfaire pleinement les besoins physiologiques.

* 72 Flammarion, 2000.

* 73 Dans ses travaux les plus récents, Williamson tend à aborder les entreprises comme un « noeud de contrats » où employés et employeurs sont appréhendés comme des fournisseurs et des clients.

* 74 « Wikinomics : Wikipédia, Linux, YouTube... Comment l'intelligence collaborative bouleverse l'économie », 2007, Pearson Education.

* 75 Les auteurs retiennent Linux et Wikipédia pour exemples pionniers de production par les pairs, expliquant le titre de l'ouvrage.

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