13. Audition de JEAN-PIERRE GAUTRY, Président de la Société Française des Urbanistes ET PHILIPPE VERDIER, urbaniste délégué régional SFU Centre

Vers les villes du futur : des transitions incontournables

L'initiative sénatoriale d'inscrire la question des villes dans le long terme et dans le contexte mondial est légitime et nécessaire, et correspond bien à la manière de voir des urbanistes , qui vont tenir un congrès international à Paris et une exposition itinérante grand public à l'occasion du « Jour mondial de l'urbanisme », célébré chaque année le 8 Novembre.

Cette célébration prend en 2011 un relief particulier, car c'est aussi l'année du centenaire de la Société Française des Urbanistes (SFU), le premier d'une série de centenaires des organisations professionnelles d'urbanistes en Europe et dans le monde.

La SFU représente aujourd'hui les urbanistes français au Conseil Européen des Urbanistes, et milite activement pour la reconnaissance, la responsabilité et l'unité de cette profession.

La SFU et son histoire

La SFU a toujours insisté sur la dimension « socio-spatiale », avec la volonté d'inscrire la réflexion sur l'avenir des villes dans le contexte de l'évolution des sociétés. Après un siècle, cette orientation demeure fondamentale.

La SFU a été créée en 1911, dans le courant hygiéniste et humaniste initié par le « Musée social ». Ses fondateurs ont participé de très près à l'élaboration de la première loi Française sur l'urbanisme, la Loi Cornudet, du 14 Mars 1919, « sur l'aménagement, l'embellissement et l'extension des villes ».

Pendant la période de l'entre deux guerres, les urbanistes de la SFU ont initié et mis en pratique une pensée « socio-spatiale » pragmatique, dans laquelle le travail de conception des plans de ville, à la fois science et art, s'est appuyé sur l'analyse conjointe des espaces à urbaniser et des groupes sociaux, usagers existants ou futurs.

Par la suite, même quand elle a été traversée par les débats entre fonctionnalistes initiateurs de la charte d'Athènes et partisans de visions plus « traditionnelles » de la ville, la SFU a toujours fait remonter, auprès des autorités et de la population, des réflexions sur la formation et la qualification des urbanistes, et sur les textes de loi en préparation (loi Aménagement, loi littoral, loi SRU, Lois Grenelle...).

Les phénomènes d'urbanisation du monde et la question des transitions

La croissance des villes au XXIème siècle sera très forte, mais pas infinie. Les transitions qui s'annoncent à terme (énergétique, économique, alimentaire, démographique...), vont légitimer une « remise en ordre » des villes et de l'étalement urbain, un effort créatif de réorganisation d'une ampleur inégalée .

o D'ici 2030-2050, la croissance de la population urbaine sera très forte, et il faudra organiser les villes en parant au plus pressé ;

o La population des bidonvilles pourrait passer de 1 milliard à 1,6 milliard d'habitants entre 2010 et 2020 ;

o La population en situation d'étalement urbain subi est également susceptible de forte augmentation ;

o Des politiques publiques volontaristes visant à réduire en valeur absolue et relative ces deux derniers ensembles (bidonvilles et étalement urbain subi) doivent être pensées, encouragées et mises en place.

POPULATION MONDIALE (EN MILLIARDS)

1950

2010

2020

2030

2050

Pop. totale

2,52

6,84

env. 7,2

env. 8,1

env. 9 ( ?)

Pop. urbaine (V.A.)

0,7

3,5

env. 4,1

env. 4,9

env. 5,8 ( ?)

Pop. urbaine (%)

29%

51%

env. 57%

env. 61%

env. 65% ( ?)

Pop. bidonvilles (VA)

?

1

Env. 1,6

?

?

Pop. Bidonvilles

(en % de la pop. urbaine)

?

env. 30%

env. 40%

?

?

Sources : ONU

o Les évolutions à plus long terme (après 2050) vont dépendre de 4 grands domaines où l'on peut s'attendre à devoir gérer des transitions :

o Transition énergétique : pétrole cher = transports chers = étalement urbain cher = cartes du commerce mondial rebattues.

o Transition économique : si le produit chinois devient cher, et qu'il est cher à transporter, pourquoi l'importer ?

o Transition alimentaire : rareté alimentaire = hausse des prix agricoles = redéveloppement à terme d'une paysannerie plus proche des villes, avec un statut social plus élevé.

o Transition culturelle et démographique : l'élévation des niveaux scolaires (qui dépend en partie des politiques publiques nationales et aussi internationales), et le développement de l'information contribueront progressivement à ralentir la croissance démographique.

o Ces 4 transitions vont avoir un effet sur les villes et les territoires :

Elles peuvent faciliter une transition urbaine : la remise en ordre des villes et du « sprawl » peuvent devenir non seulement légitimes, mais économiquement nécessaires.

« L'avantage métropolitain » dont bénéficient les agglomérations qui sont au coeur de la mondialisation (en particulier les grandes villes ports) peut, à terme, évoluer en faveur de métropoles adaptées à la nouvelle donne. Cette remise en ordre suppose un effort d'imagination et une créativité importants (comparables, par exemple, par son ampleur, à ce qui a été fait en Allemagne dans la Ruhr).

Cinq axes pour une réorganisation créative et durable des villes du monde

La nécessaire recomposition des villes et des territoires dans le contexte mondial probable décrit ci dessus, avec toutes les incertitudes qu'il comporte, implique des efforts que nous proposons d'organiser selon les 5 axes qui suivent :

Axe 1 : la modestie, le doute et le pragmatisme comme mode de pensée

o Il n'y a plus et il n'y aura plus de territoires et de modes de gouvernance pertinents à priori : les propositions d'urbanisme doivent être adaptées pour des problématiques, des temps, des territoires et des modes de gouvernance mouvants, (pouvant, par exemple, concerner des territoires transfrontaliers, comme dans le cas du grand projet d'agglomération Franco-Valdo-Genevois) ;

o Les propositions d'urbanisme sont donc toujours perfectibles et doivent être périodiquement remises en question pour tenir compte de l'évolution du complexe.

Axe 2 : Une gouvernance mondiale des territoires visant à empêcher les nouvelles formes de spoliation que constituent par exemple :

o L'accaparement des terres agricoles par des puissances économiques ou des états, aboutissant à la perte de l'autonomie alimentaire ;

o L'appropriation abusive des ressources énergétiques, de l'eau et du foncier, aboutissant à la perte d'autonomie économique et à l'incapacité de fait à organiser des villes et des territoires au plus près des populations ;

o La marchandisation d'espaces naturels, patrimoine de l'humanité.

Axe 3 : La ville écologique et alternative : la recherche d'une autonomie alimentaire et énergétique des villes et de leurs territoires est légitime et possible

o Elle est légitime, car plus respectueuse des ressources de la terre ; Par ailleurs, la mondialisation des flux de biens alimentaires dans des conditions économiques avantageuses ne durera pas toujours (cf. transition énergétique) ;

o Elle est possible en revenant à une gestion équilibrée des villes et de leurs territoires, et en recherchant les moyens juridiques et économiques de garantir la pérennité de territoires agricoles et maraîchers, comme celle de forêts urbaines ou d'espaces de nature préservés à proximité des villes ;

o Le foncier nécessaire à cette évolution peut être dégagé en accordant à des fondations ad hoc (type « Terre de liens ») le bénéfice de défiscalisations nouvelles ; tant par des lois incitatives que par le droit privé contractuel.

Axe 4 : Un effort de reconquête créative peut permettre de recomposer les villes en mettant fin progressivement aux logiques de zonage et aux fractures urbaines

o L'évolution des « zones », en particulier les zones commerciales et industrielles, vers davantage d'urbanité est souhaitable et possible. Moyennant de nouvelles règles de distribution des plus values, on peut envisager de retrouver du résidentiel et des services, et de transformer des « zones » monofonctionnelles, bien positionnées en « quartiers de ville ».

o Action sur le foncier : Par le contrat, la propriété monofonctionnelle de groupes industriels ou commerciaux peut évoluer en baux emphytéotiques, négociés en échange d'une élévation significative des droits à construire, selon des schémas d'urbanisme garantissant une évolution vers la variété des usages et vers des formes urbaines, où la rue retrouve toute sa légitimité ;

o Fractures urbaines : la même logique « d'urbanité croissante » peut être mise en oeuvre dans les quartiers en difficulté, qui peuvent et doivent être recomposés sur la base de mécanismes incitatifs forts.

o Sur tous ces plans, les urbanistes ont non seulement le droit, mais aussi le devoir d'apporter un savoir faire stratégique et prospectif, pour l'évolution des villes et territoires qui font l'objet des études et des commandes : la reformulation de la commande, en fonction de problématiques essentielles et la prise en compte du contexte et de la variété des échelles de territoires font partie de la spécificité de leur profession.

Axe 5 : pour une intelligence collective de la réorganisation des villes avec leurs habitants

o L'expérience, y compris récente (par exemple Medellin, en Colombie) montre qu'il est plus intéressant de « recomposer » des bidonvilles que de vouloir les « éradiquer » : aujourd'hui, on ne peut plus faire les villes sans impliquer leurs habitants. Pour cela il convient...

§ D'intervenir en amont des processus de projet urbain, au stade des études préalables et de la programmation (plutôt que d'attendre « d'avoir quelque chose à montrer », ce qui ramènerait inévitablement la « participation » à une action de communication ...),

§ De prendre en compte les attentes en profondeur, et pas seulement les désirs de ville et les objets « marchandisés »,

§ D'intégrer les actions de formation des habitants aux évolutions urbaines et les outils nécessaires à leur implication dans le processus de fabrication de la ville.

La question de la légitimité des urbanistes

Les urbanistes n'ont pas et ne doivent pas avoir le monopole de l'urbanisme ; Tout autant, ils complètent bien l'ensemble des compétences professionnelles des acteurs de la ville et des territoires qui doivent être mises en synergie, au service des populations concernées.

C'est le sens de la déclaration, du directeur exécutif de ONU Habitat, le 11 avril 2011, à Nairobi, Monsieur Joan Clos, au cours de la séance d'ouverture du Conseil d'administration de ONU Habitat, dans laquelle il a insisté notamment sur :

o Le rôle de la planification, de l'aménagement urbain et des infrastructures dans la prestation des villes durables ;

o Le rôle clé des professionnels pour contribuer aux politiques d'urbanisation durable, significatives d'un accès équitable à la terre, au logement, aux services et aux infrastructures de base.

Dans cette synergie collective, les urbanistes apportent un savoir-faire professionnel qui leur est propre, contributif des décisions d'intérêt général.

En France, la qualification d'urbaniste doit être reconnue et inscrite dans la loi (notamment pour ce qui concerne la préparation des documents d'urbanisme qui doivent être élaborés par des urbanistes qualifiés et responsables), parce qu'elle implique des responsabilités spécifiques :

Les responsabilités spécifiques des urbanistes sont :

o L'indépendance du diagnostic et le recoupement des sources ;

o La reformulation éventuelle de la commande, s'il s'avère qu'elle apparaît légitime et nécessaire au regard d'une organisation logique, réfléchie et responsable des territoires ;

o La traçabilité du processus décisionnel, qui doit permettre de reconstituer l'enchaînement des interventions qui ont abouti aux décisions successives ;

o La responsabilité administrative, civile et pénale relative aux dispositions réglementaires prises par les décideurs avec leur concours (cf. par exemple, le cas des inondations en Vendée et la dilution des responsabilités).

Annexe

Une reconnaissance de la profession d'urbaniste

Argumentaire

L'urbanisme procède de l'ensemble des activités humaines, telles que décrites à l'article L110 du code de l'urbanisme 3 ( * ) , dès lors qu'elles s'articulent, dans le temps, avec les territoires.

Les urbanistes n'ont pas le monopole de l'urbanisme. Ils contribuent, pour autant, par un savoir faire professionnel d'urbaniste spécifique à la prise de décisions d'intérêt général, essentielles pour la recherche des cohésions territoriales.

Sciences et art tout à la fois, ces apports en évolution permanente, seront d'autant plus fondamentaux dans les années futures, pour un mieux vivre ensemble, que les phénomènes de tous ordres, humains et naturels, vont s'amplifier et s'accélérer, jusqu'à questionner l'intime de l'existence humaine et de la vie en société sur notre planète Terre.

De ce fait, les urbanistes doivent être reconnus comme tels, professionnels urbanistes, intervenant sur la ville et les territoires, comme d'autres et avec d'autres, mais avec un savoir faire spécifique de par une qualification professionnelle inscrite dans la loi.

Proposition

Article L111-1 du Code de l'urbanisme

« Les règles générales applicables, en dehors de la production agricole en matière d'utilisation du sol, notamment en ce qui concerne la localisation, la desserte, l'implantation et l'architecture des constructions, le mode de clôture et la tenue décente des propriétés foncières et des constructions, sont déterminées par des décrets en Conseil d'Etat.

Ces décrets en Conseil d'Etat peuvent prévoir les conditions dans lesquelles des dérogations aux règles qu'ils édictent sont apportées dans certains territoires.

Les règles générales mentionnées ci-dessus s'appliquent dans toutes les communes à l'exception des territoires dotés d'un plan d'occupation des sols rendu public ou d'un plan local d'urbanisme approuvé, ou du document en tenant lieu. Un décret en Conseil d'Etat fixe celles de ces règles qui sont ou peuvent néanmoins demeurer applicables sur les territoires couverts par ces documents. »

Texte à ajouter :

« Les règles générales de l'urbanisme et les documents d'urbanisme qui les précisent doivent être élaborés par des urbanistes qualifiés. »

« La qualification d'urbaniste est délivrée par l'Office Professionnel de Qualification des urbanistes, pour une durée limitée, dans le cadre d'une délégation de service public. »


* 3 Article L 110 du code de l'urbanisme : « Le territoire français est le patrimoine commun de la nation. Chaque collectivité publique en est le gestionnaire et le garant dans le cadre de ses compétences. Afin d'aménager le cadre de vie, d'assurer sans discrimination aux populations résidentes et futures des conditions d'habitat, d'emploi, de services et de transports répondant à la diversité de ses besoins et de ses ressources, de gérer le sol de façon économe, de réduire les émissions de gaz à effet de serre, de réduire les consommations d'énergie, d'économiser les ressources fossiles d'assurer la protection des milieux naturels et des paysages, la préservation de la biodiversité notamment par la conservation, la restauration et la création de continuités écologiques, ainsi que la sécurité et la salubrité publiques et de promouvoir l'équilibre entre les populations résidant dans les zones urbaines et rurales et de rationaliser la demande de déplacements, les collectivités publiques harmonisent, dans le respect réciproque de leur autonomie, leurs prévisions et leurs décisions d'utilisation de l'espace. Leur action en matière d'urbanisme contribue à la lutte contre le changement climatique et à l'adaptation à ce changement. »

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