Rapport d'information n° 677 (2010-2011) de M. Jean BIZET , Mme Bernadette BOURZAI , MM. Robert del PICCHIA et Charles GAUTIER , fait au nom de la commission des affaires européennes, déposé le 28 juin 2011

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N° 677

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2010-2011

Enregistré à la Présidence du Sénat le 28 juin 2011

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission des affaires européennes (1) sur l' évolution des relations entre l' Union européenne et la Turquie ,

Par M. Jean BIZET, Mme Bernadette BOURZAI, MM. Robert del PICCHIA et Charles GAUTIER,

Sénateurs.

(1) Cette commission est composée de : M. Jean Bizet , président ; MM. Denis Badré, Pierre Bernard-Reymond, Michel Billout, Jacques Blanc, Jean François-Poncet, Aymeri de Montesquiou, Roland Ries, Simon Sutour , vice-présidents ; Mmes Bernadette Bourzai, Marie-Thérèse Hermange , secrétaires ; MM. Robert Badinter, Jean-Michel Baylet, Didier Boulaud, Mme Alima Boumediene-Thiery, MM. Gérard César, Christian Cointat, Mme Roselle Cros, M. Philippe Darniche, Mme Annie David, MM. Robert del Picchia, Bernard Frimat, Yann Gaillard, Charles Gautier, Jean-François Humbert, Mme Fabienne Keller, MM. Serge Lagauche, Jean-René Lecerf, François Marc, Mmes Colette Mélot, Monique Papon, MM. Hugues Portelli, Yves Pozzo di Borgo, Josselin de Rohan, Mme Catherine Tasca, M. Richard Yung.

INTRODUCTION

En 1999, la délégation pour l'Union européenne du Sénat, à laquelle la commission des affaires européennes a succédé en vertu de la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008, avait décidé d'approfondir son suivi du processus d'élargissement de l'Union européenne en étudiant individuellement la situation et les progrès de chaque pays candidat. Robert Del Picchia avait été désigné pour suivre l'évolution des négociations d'adhésion de la Turquie à l'Union européenne. Trois rapports d'information sur le sujet ont déjà été publiés : le premier en avril 2004 (n°279), alors que les négociations d'adhésion n'avaient pas encore commencé ; le deuxième en décembre 2005, aux lendemains de l'ouverture des négociations (n°135) ; le troisième en juin 2008 (n°412), à la veille de la présidence française de l'Union européenne.

Depuis ce dernier rapport, les négociations d'adhésion entre la Turquie et l'Union européenne semblent de plus en plus connaître un certain ralentissement, au point que le Commissaire à l'élargissement, Stefan Füle, a indiqué à l'automne 2010 qu'il redoutait « un essoufflement du processus d'adhésion de la Turquie », en dépit des avancées enregistrées au cours des dernières années. De fait, les relations entre la Turquie et l'Union européenne - et en particulier certains de ses États membres, dont la France - se caractérisent par des tensions croissantes, en partie liées à la frustration de la Turquie face à un processus qu'elle juge de plus en plus inéquitable. Il n'en demeure pas moins que la Turquie doit encore fournir un certain nombre d'efforts pour permettre aux négociations d'aller de l'avant. A cet égard, l'attitude du nouveau gouvernement, constitué à l'issue des élections législatives du 12 juin dernier, jouera un rôle déterminant.

Afin de continuer à informer au mieux le Sénat sur cette candidature, une délégation de la commission des affaires européennes, conduite par son Président, Jean Bizet, et composée également de Bernadette Bourzai, Robert Del Picchia et Charles Gautier, s'est rendue en Turquie du 28 mars au 1 er avril 2011.

Nous souhaitons d'ailleurs remercier la Grande Assemblée Nationale de Turquie (GANT) et l'Ambassade de France à Ankara qui ont organisé cette mission de concert. Elles nous ont offert la possibilité de rencontrer des personnalités politiques de tout premier plan : le Président de la République, Abdullah Gül, le ministre des affaires de l'Union européenne et négociateur en chef, Egemen Baðé°, le Président de la GANT, Mehmet Ali Þahin, le Président de la commission des affaires étrangères, Murat Mercan, et le Président de la commission des affaires européennes, M. Ya°ar Yaké°. Nous nous sommes également rendus à Istanbul, où nous avons pu dialoguer avec les milieux intellectuels et culturels et nous entretenir avec le Patriarche oecuménique grec orthodoxe, Bartholomeos I er . Nous avons enfin effectué un déplacement à Bursa, l'un des principaux centres industriels du pays, situé sur la rive sud de la mer de Marmara, où nous avons pu constater le dynamisme de l'économie turque comme la vitalité de certaines entreprises françaises qui y sont installées, à l'image de Renault.

Comme nous l'avions déjà constaté lors du déplacement effectué au printemps 2008, nous n'avons pas pu nous contenter d'aborder uniquement les sujets strictement européens, tant nos interlocuteurs turcs étaient désireux d'évoquer les relations franco-turques, dans un contexte international marqué par les révolutions dans le monde arabe et le début de l'intervention militaire en Libye.

I. LES NÉGOCIATIONS D'ADHÉSION ENTRE LA TURQUIE ET L'UNION EUROPÉENNE

A. UN PROCESSUS LENT ET SEMÉ D'OBSTACLES

1. Un certain essoufflement des négociations d'adhésion

Les négociations d'adhésion entre la Turquie et l'Union européenne ont officiellement démarré le 3 octobre 2005 , conformément à la décision prise en ce sens par le Conseil européen le 17 décembre 2004.

Un cadre de négociation, également adopté le 3 octobre 2005, et souvent décrit comme rigoureux, fixe les principes et les procédures régissant ces négociations. Il prévoit que « l'objectif commun des négociations est l'adhésion », mais souligne néanmoins qu'il s'agit d'un « processus ouvert dont l'issue ne peut être garantie à l'avance », qui dépend à la fois de la capacité d'assimilation de l'Union européenne et de la capacité de la Turquie à assumer ses obligations. A ce titre, il précise même qu'une alternative devrait être trouvée à l'adhésion en cas d'échec du processus de manière à ancrer la Turquie aux institutions européennes « par le lien le plus fort possible ». En ce qui concerne le déroulement des négociations, le cadre de négociation invite la Turquie à poursuivre son processus de réformes de manière à remplir pleinement les critères de Copenhague ; à apporter son soutien au règlement global de la question chypriote ; et à respecter les obligations qui relèvent de l'union douanière entre la Turquie et l'Union européenne, notamment à l'égard de la République de Chypre. Il autorise l'Union européenne à suspendre les négociations d'adhésion « en cas de violation grave et persistante par la Turquie des principes de liberté, de démocratie, de respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales ainsi que de l'État de droit ».

Sur un plan formel, les négociations comprennent trente-cinq chapitres , qui couvrent les domaines dans lesquels la Turquie doit entreprendre des réformes de manière à remplir pleinement les critères de Copenhague et à reprendre l'acquis communautaire.

A ce jour, treize chapitres ont été ouverts à la négociation entre la Turquie et l'Union européenne :

- l'un sous présidence autrichienne : le chapitre 25 « science et recherche » ;

- trois sous présidence allemande : le chapitre 18 « statistiques », le chapitre 20 « politique d'entreprise et politique industrielle » et le chapitre 32 « contrôle financier » ;

- deux sous présidence portugaise : le chapitre 21 « réseaux transeuropéens » et le chapitre 28 « protection des consommateurs » ;

- deux sous présidence slovène : le chapitre 6 « droit des sociétés » et le chapitre 7 « droit de la propriété intellectuelle » ;

- deux sous présidence française : le chapitre 4 « libre circulation des capitaux » et le chapitre 10 « société de l'information et des médias » ;

- un sous présidence tchèque : le chapitre 16 « fiscalité » ;

- un sous présidence suédoise : le chapitre 27 « environnement » ;

- et un dernier sous présidence espagnole : le chapitre 12 « sécurité sanitaire des aliments, politique vétérinaire et phytosanitaire ».

Parmi ces treize chapitres, un seul a été provisoirement clos : il s'agit du chapitre relatif à la science et la recherche, clôturé en juin 2006.

Les négociations d'adhésion entre la Turquie et l'Union européenne progressent sur un rythme lent, au point que certains commentateurs évoquent l'idée qu'elles seraient aujourd'hui « paralysées ». De fait, le rythme des négociations ne cesse de ralentir depuis l'ouverture de celles-ci en octobre 2005. Au début du processus, plusieurs chapitres ont, en moyenne, été ouverts sous chaque présidence, permettant ainsi l'ouverture de dix chapitres entre 2006 et 2008, soit sur une période de trois ans. Depuis, seul un chapitre a, au mieux, été ouvert sous chaque présidence, et aucun chapitre n'a même été ouvert au cours de la dernière année, que ce soit sous la présidence belge ou sous la présidence hongroise.

Cette lenteur des négociations peut également s'apprécier en termes relatifs. Le rythme est, par exemple, plus lent que celui qu'avaient connu les pays candidats lors des deux derniers élargissements, à la fois en 2004 et en 2007. Il est également plus lent que celui que connaît la Croatie, même s'il faut reconnaître que les enjeux liés à l'adhésion de la Turquie et de la Croatie ne sont guère comparables, tant ces deux pays diffèrent, ne serait-ce que par la taille ou le poids démographique de leur population. Toujours est-il que les négociations d'adhésion entre la Croatie et l'Union européenne, qui ont également débuté le 3 octobre 2005, sont sur le point de se conclure. La Commission européenne a en effet proposé au Conseil, le 10 juin dernier, de clore les quatre derniers chapitres de négociation encore en discussion. La Croatie devrait ainsi adhérer à l'Union européenne dès le 1 er juillet 2013.

Ce rythme ralenti des négociations avec la Turquie peut d'autant plus surprendre que ce pays entretient des relations anciennes et privilégiées avec les institutions européennes. Elle est associée depuis de nombreuses années au projet d'intégration européenne. Elle avait signé, dès 1963, un accord d'association avec la Communauté économique européenne et elle bénéficie, depuis 1996, d'une union douanière avec l'Union européenne.

L'essoufflement actuel des négociations tend d'ailleurs à susciter l'agacement de la partie turque, qui s'estime victime d'un traitement inéquitable, mettant en avant l'idée qu'il lui serait demandé de fournir davantage d'efforts que d'autres pays candidats. Le gouvernement turc a indiqué, à plusieurs reprises, que le peuple turc se sentait à la fois frustré et vexé par l'attente qui lui est imposée. Les derniers sondages semblent d'ailleurs confirmer ces propos, en mettant en évidence une certaine lassitude de la population turque à l'égard du processus de négociation. L'appétence des Turcs en faveur de l'adhésion semble effectivement décroître et les partisans de l'adhésion seraient désormais minoritaires (environ 45 %), en raison de la lenteur du processus, mais également d'un certain désenchantement à l'égard de l'Europe. La crise économique que traverse l'Union européenne ne rend plus l'adhésion aussi attractive qu'auparavant, les principales motivations en faveur de l'adhésion (retombées économiques, perspectives de mobilité) risquant de s'en trouver dégradées. Nos interlocuteurs turcs ont toutefois souhaité nuancer cet apparent revirement de l'opinion publique turque à l'égard de l'adhésion. Ils ont indiqué qu'un sondage réalisé récemment dans leur pays avait montré que 64 % des Turcs étaient toujours favorables à l'adhésion, mais que 67 % d'entre eux pensaient toutefois que leur pays n'adhérerait jamais à l'Union européenne. Ils ont précisé que cette tendance pourrait donc rapidement s'inverser si l'Union européenne envoyait des signaux positifs à Ankara.

Même si la quasi-totalité des interlocuteurs que nous avons rencontrés ont réitéré leur désir que la Turquie puisse adhérer à l'Union européenne, certains d'entre eux nous ont confié s'interroger sur les bénéfices que retirerait leur pays en adhérant à l'Union, à l'heure où celle-ci traversait une crise d'identité et connaissait un certain déclin au niveau international. Sur un ton amusé, ils ont reconnu qu'ils n'excluaient pas que leur pays renonce de lui-même à l'adhésion d'ici quelques années. Dans un entretien accordé au Figaro en octobre 2009 1 ( * ) , le Président de la République, Abdullah Gül, observe lui-même que les négociations avec l'Union européenne sont importantes pour la Turquie, surtout en ce qu'elles poussent ce pays à se moderniser et à atteindre les standards européens, autrement dit à renforcer la démocratie et l'économie turques. Il ajoute qu'il n'est pas impossible qu'à l'issue du processus, les Turcs ne veuillent plus de l'Europe ou préfèrent une voie similaire à celle retenue par la Norvège. De son côté, le ministre des affaires étrangères turc, Ahmet Davutoðlu, a estimé que l'Union européenne faisait preuve « d'un manque de vision » en ralentissant à ce point les négociations, « alors qu'un besoin se fait sentir d'une action commune de l'Europe et de la Turquie en faveur de la paix régionale et mondiale ».

Dans ce contexte, d'aucuns évoquent, depuis quelques semaines, le risque que le nouveau gouvernement de Recep Tayyip Erdoðan, conforté par son résultat lors des élections législatives du 12 juin, ne soit tenté de provoquer une crise avec l'Union européenne à la rentrée prochaine en raison de l'impasse dans laquelle sont plongées les négociations d'adhésion. Les autorités turques ont en effet le sentiment qu'aucun progrès notable ne peut plus être enregistré en raison des blocages imposés par la partie européenne, qu'ils qualifient de « politiques ».

Paradoxalement, le gouvernement turc a, dans le même temps, réitéré à plusieurs reprises son attachement à la poursuite du processus de négociations. Le ministre des affaires de l'Union européenne et négociateur en chef, Egemen Baðé°, a affirmé, au début de l'année 2011, que les négociations constituaient toujours « le plus important projet de modernisation de la Turquie depuis la création de la République en 1923 ». Il a indiqué que la Turquie poursuivrait ses réformes en faveur de l'adhésion, en dépit des déclarations de certains leaders européens qu'il a jugées « loin d'être encourageantes ».

2. Des obstacles à l'avancée des négociations

Force est de constater que la réserve de chapitres « ouvrables » est aujourd'hui très faible. Elle se limite à trois, dix-huit chapitres étant aujourd'hui bloqués par l'Union européenne pour des raisons d'ordre juridique ou politique. Il s'agit du chapitre 5 « marchés publics », du chapitre 8 « politique de la concurrence » et du chapitre 19 « politique sociale et emploi ». Si le chapitre relatif à la concurrence pourrait être rapidement ouvert, peu d'efforts restant encore à fournir dans ce domaine, l'ouverture des deux autres chapitres pourrait s'avérer plus délicate. En effet, l'ouverture du chapitre relatif aux marchés publics suppose un vaste alignement des normes turques sur les dispositions européennes en matière de marchés publics, notamment en ce qui concerne les entreprises publiques, le régime des concessions et les partenariats public-privé. Cette réforme drastique pourrait être douloureuse pour les entreprises publiques proches du pouvoir. Quant au chapitre relatif à la politique sociale et à l'emploi, son ouverture exige que la Turquie adopte une loi sur les syndicats, de manière à reconnaître notamment le droit de grève à la fois dans les secteurs public et privé.

a) La nécessité d'une application pleine et entière du protocole additionnel à l'accord d'Ankara

Le 11 décembre 2006, le Conseil Affaires générales et Relations extérieures a décidé de geler certains chapitres des négociations en raison de la non-application par la Turquie du protocole additionnel à l'accord d'Ankara.

En effet, le 29 juillet 2005, soit quelques mois avant l'ouverture des négociations, la Turquie et l'Union européenne avaient signé ce protocole additionnel, qui prévoit que la Turquie étende l'accord d'union douanière aux dix nouveaux États membres qui ont rejoint l'Union en 2004. Mais, la Turquie avait immédiatement publié une déclaration unilatérale, dans laquelle elle indiquait que cette signature ne valait pas reconnaissance de la République de Chypre 2 ( * ) , estimant que cela signifierait que les marchandises chypriotes entreraient librement en Turquie, tandis que les marchandises de la partie turque de Chypre ne pourraient rentrer dans l'Union européenne. Le 21 septembre 2005, en réponse à la déclaration turque, l'Union européenne avait, de son côté, adopté une déclaration, rappelant que la Turquie devait appliquer l'intégralité du protocole additionnel à l'accord d'Ankara, reconnaître tous les États membres et normaliser ses relations avec eux. Malgré tout, la Turquie n'a pas autorisé, jusqu'alors, la République de Chypre à accéder à ses ports et aéroports, malgré les demandes répétées en ce sens.

Ce sont donc huit des trente-cinq chapitres dont l'ouverture est bloquée en vertu de la décision du Conseil de décembre 2006. Il s'agit des chapitres suivants : le chapitre 1 « libre circulation des marchandises », le chapitre 3 « droit d'établissement et libre prestation de services », le chapitre 9 « services financiers », le chapitre 11 « agriculture et développement rural », le chapitre 13 « pêche », le chapitre 14 « politique des transports », le chapitre 29 « union douanière » et le chapitre 30 « relations extérieures ».

La décision du Conseil pose, en outre, le principe qu' aucun chapitre ouvert ne pourra être clos en l'absence d'application complète, par la Turquie, du protocole additionnel à l'accord d'Ankara.

La Turquie estime, de son côté, que ce blocage n'est pas d'ordre juridique, mais plutôt d'ordre politique. Elle y voit un argument brandi pour l'empêcher d'adhérer à l'Union européenne. Certains interlocuteurs nous ont confié qu'ils comprenaient difficilement les raisons qui avaient poussé l'Union européenne à intégrer la République de Chypre, alors même que le conflit entre les deux parties de l'île n'était pas réglé et que la candidature de la Turquie était déjà connue. En outre, les autorités turques suggèrent une approche pragmatique sur la question du protocole additionnel à l'accord d'Ankara. Ils invitent les États membres à développer des relations commerciales avec la partie nord de l'île, estimant que de telles relations ne signifient pas automatiquement reconnaissance par l'Union européenne de la République turque de Chypre du nord, citant à l'appui l'exemple de Taïwan, qui n'est pas officiellement reconnue par de nombreux pays qui font commerce avec elle. Ils précisent que, de leur côté, l'ouverture de leurs ports et aéroports n'équivaudrait pas à une reconnaissance de la République de Chypre.

b) Le blocage de certains chapitres par plusieurs États membres

Chypre seule est à l'origine du blocage de six autres chapitres . Elle a fait savoir en décembre 2009 qu'elle bloquerait l'ouverture de cinq chapitres supplémentaires en raison de la non-application, par la Turquie, du protocole additionnel à l'accord d'Ankara. Il s'agit des chapitres 2 « libre circulation des travailleurs », 23 « pouvoir judiciaire et droits fondamentaux », 24 « justice, liberté et sécurité », 26 « éducation et culture » et 31 « politique extérieure de sécurité et de défense ». Elle a également indiqué qu'elle bloquerait l'ouverture du chapitre 15 relatif à l'énergie pour des raisons politiques. Un conflit oppose en effet Chypre à la Turquie dans ce domaine, la Turquie contestant la légitimité de l'exploration pétrolière de la zone économique exclusive chypriote. De nombreux incidents impliquant la marine turque ont régulièrement lieu dans cette zone.

Certains des chapitres bloqués par Chypre faisaient déjà l'objet d'une réserve de la part d'autres États membres : l'Allemagne et l'Autriche avaient indiqué qu'elles bloqueraient l'ouverture du chapitre 2 « libre circulation des travailleurs », l'Allemagne et la Grèce qu'elles opposeraient un veto sur le chapitre 24 « justice, liberté et sécurité », et la Grèce seule qu'elle refuserait l'ouverture du chapitre 31 « politique extérieure de sécurité et de défense ».

La France bloque également l'ouverture de cinq chapitres , dont la négociation conduirait, à ses yeux, directement à l'adhésion. Elle souhaite aujourd'hui privilégier l'ouverture des chapitres qui lui paraissent compatibles avec les deux visions possibles de l'avenir des relations entre la Turquie et l'Union européenne : soit l'adhésion, soit une association aussi étroite que possible. Les chapitres bloqués par la France sont donc les suivants : le chapitre 11 « agriculture », le chapitre 17 « politique économique et monétaire », le chapitre 22 « politique régionale », le chapitre 33 « dispositions financières et budgétaires » et le chapitre 34 « institutions ».

État des négociations avec la Turquie

Chapitre

Chapitres bloqués

Ouverture

Clôture provisoire

1.

Libre circulation des marchandises

UE

2.

Libre circulation des travailleurs

CY / DE / AT

3.

Droits d'établissement et de libre prestation de services

UE

4.

Libre circulation des capitaux

19/12/2008

5.

Marchés publics

6.

Droit des sociétés

17/06/2008

7.

Droit de la propriété intellectuelle

17/06/2008

8.

Politique de la concurrence

9.

Services financiers

UE

10.

Société de l'information et des médias

19/12/2008

11.

Agriculture et développement rural

UE / FR

12.

Sécurité sanitaire des aliments, politique vétérinaire et phytosanitaire

30/06/2010

13.

Pêche

UE

14.

Politique des transports

UE

15.

Énergie

CY

16.

Fiscalité

30/06/2009

17.

Politique économique et monétaire

FR

18.

Statistiques

26/06/2007

19.

Politique sociale et emploi

20.

Politique d'entreprise et politique industrielle

29/03/2007

21.

Réseaux transeuropéens

19/12/2007

22.

Politique régionale et coordination des instruments structurels

FR

23.

Pouvoir judiciaire et droits fondamentaux

CY

24.

Justice, liberté et sécurité

CY / DE / GR

25.

Science et recherche

12/06/2006

12/06/2006

26.

Éducation et culture

CY

27.

Environnement

21/12/2009

28.

Protection des consommateurs et de la santé

19/12/2007

29.

Union douanière

UE

30.

Relations extérieures

UE

31.

Politique extérieure de sécurité et de défense

CY / GR

32.

Contrôle financier

26/06/2007

33.

Dispositions financières et budgétaires

FR

34.

Institutions

FR

35.

Questions diverses

La Turquie estime qu'en l'absence de blocage, douze chapitres pourraient être ouverts à court terme et quatre à moyen terme. Toutefois, la phase de screening a révélé à la fois du retard et des obstacles du côté de la partie turque. Les ajustements nécessaires apparaissent difficiles et il n'est pas certain que les négociations auraient, en tout état de cause, pu progresser au rythme souhaité.

c) Les revendications turques autour de la signature du nouvel accord de réadmission entre l'Union européenne et la Turquie

L'Union européenne et la Turquie ont conclu, le 25 février 2011, un nouvel accord de réadmission. L'Union européenne s'est immédiatement félicitée de cet accord, qui symbolise à ses yeux l'engagement des deux parties de « travailler en commun sur une base de solidarité, de responsabilité conjointe et de compréhension mutuelle ». Dans le contexte actuel marqué par les révolutions dans le monde arabe et les inquiétudes autour d'un afflux de migrants, la négociation de cet accord faisait figure de priorité. Plusieurs centaines de milliers de migrants tentent chaque année de rentrer dans l'Union européenne via la Turquie. Les autorités turques indiquent qu'elles en auraient intercepté 70 000 l'an dernier. La Grèce a annoncé, au début de l'année, qu'elle allait construire un mur sur une longueur de 12,5 kilomètres, à l'endroit où la frontière gréco-turque est la plus facilement franchissable. Or, le précédent accord de réadmission entre l'Union européenne et la Turquie, qui date de 2001, était insuffisant dans ses dispositions pour assurer une protection efficace (délais pour exiger la réadmission trop faibles) et n'était pas toujours correctement appliqué par la Turquie.

L'entrée en vigueur de ce nouvel accord de réadmission pourrait toutefois être retardée, la Turquie ayant indiqué qu'elle refuserait de le signer tant que les États membres n'auraient pas octroyé à la Commission européenne un mandat de négociation pour entamer des pourparlers en matière de libéralisation des visas . La Turquie estime en effet injuste que ses citoyens ne disposent d'aucune exemption de visas, alors que de telles dispositions ont été mises en place avec les pays des Balkans occidentaux ou sont en cours de négociation avec la Moldavie, la Russie et l'Ukraine. Elle cite souvent l'exemple des citoyens du Belize, de l'Uruguay et du Paraguay, qui peuvent voyager librement dans l'espace Schengen sans obligation de visa, pour illustrer son sentiment de subir un traitement discriminatoire.

Toutefois, la demande turque sur l'ouverture d'un régime de libéralisation des visas a été rejetée lors du Conseil Justice et Affaires intérieures du 25 février 2011 par plusieurs États membres (Allemagne, Autriche, Chypre, France et Pays-Bas).

Quoi qu'il en soit, l'Union européenne a indiqué qu'elle ne pourrait envisager d'ouvrir des discussions en matière de libéralisation des visas ou même d'exemption de visas pour certaines catégories de ressortissants turcs tant que la Turquie n'aurait pas signé l'accord de réadmission. De même, le Parlement européen, dans une résolution adoptée le 9 mars 2011 sur le rapport de la Commission européenne relatif aux progrès accomplis par la Turquie en 2010, suggère à la Commission d'engager avec la Turquie « un dialogue sur les visas, en s'attachant particulièrement aux conditions d'entrée des hommes et femmes d'affaires et des étudiants », mais seulement une fois l'accord de réadmission entré en vigueur. De fait, nous avons pu constater, au cours de ce déplacement, que l'obligation de visa imposée aux hommes et aux femmes d'affaires turcs, même ceux travaillant pour des filiales d'entreprises françaises, comme aux étudiants, posait problème. Les difficultés ne tiennent pas tant au risque de refus de visa - nos interlocuteurs, comme les autorités consulaires françaises, nous ont confirmé que les demandes de visas pour ces catégories de ressortissants étaient quasi systématiquement acceptées -, qu'à un sentiment de discrimination, voire d'humiliation, devant une obligation qu'ils comprennent difficilement.

En plus de cette première revendication, Ankara a également demandé que la Turquie soit de nouveau invitée à participer aux futurs Conseils européens , comme elle l'était auparavant, avant l'entrée de la Bulgarie et de la Roumanie en 2007.

Cette nouvelle pomme de discorde entre les deux pays risque de mener à une impasse susceptible de rendre encore plus difficiles des avancées dans les négociations.

B. UN BILAN DES RÉFORMES CONTRASTÉ

L'analyse de la Commission européenne, dans son rapport sur les progrès accomplis par la Turquie en 2010, est nuancée. D'un côté, la Commission estime que la Turquie a progressé dans le respect des critères d'adhésion grâce à la réforme constitutionnelle qu'elle a adoptée en septembre 2010. Elle vante le dynamisme de la politique étrangère turque, qui pourrait constituer un avantage pour l'Union européenne, à condition qu'elle soit « complémentaire du processus d'adhésion et menée en coordination avec l'Union européenne ». D'un autre côté, elle observe que des progrès sont encore nécessaires en matière de respect des droits fondamentaux et insiste sur la nécessité de normaliser les relations avec Chypre. Elle constate également que les négociations d'adhésion progressent à très petit pas et indique redouter un essoufflement du processus d'adhésion de la Turquie si cette dernière ne met pas rapidement en oeuvre ses engagements dans le cadre de l'union douanière.

La résolution du Parlement européen du 9 mars 2011 qualifie de lents les progrès réalisés par la Turquie en matière de droits de l'Homme et de réformes de grande ampleur et demande au gouvernement turc d'accroître ses efforts. Elle déplore notamment un manque d'engagement de la majorité et de l'opposition autour de réformes jugées pourtant essentielles pour la Turquie et l'avenir de sa candidature à l'adhésion.

1. Les avancées permises par la révision constitutionnelle de septembre 2010

La dernière réforme constitutionnelle, adoptée par référendum le 12 septembre 2010, a constitué « un pas dans la bonne direction », selon l'expression employée à la fois par la Commission européenne et le Parlement européen. Cette révision, qui a amendé vingt-six articles de la Constitution turque, a « créé les conditions requises pour progresser dans un certain nombre de domaines, dont le système judiciaire et les droits fondamentaux ainsi que l'administration publique ».

La révision constitutionnelle a encadré le pouvoir militaire . Elle a remis en cause le pouvoir absolu jusqu'ici accordé aux tribunaux militaires, en autorisant que les décisions de la Cour de cassation militaire et du Conseil militaire suprême puissent faire l'objet d'un recours devant les juridictions civiles. Elle prévoit également que les juridictions civiles pourront juger les militaires en temps de paix pour des tentatives de coup d'État ou des crimes liés à la sécurité nationale. Ces dispositions viennent ainsi porter un coup décisif à l'influence de l'armée, dont le déclin avait été amorcée par les premiers paquets d'harmonisation avec l'acquis communautaire en 2004 et 2005 et s'était poursuivi avec l'intervention avortée des militaires dans le processus de désignation de l'actuel Président de la République à l'été 2007. Le rapport de force entre pouvoir civil et pouvoir militaire a aujourd'hui clairement basculé en faveur du premier.

Elle a également modifié la composition et les prérogatives des hautes autorités judiciaires . Les membres de la Cour constitutionnelle sont passés de onze à dix-sept, dont quinze nommés par le Président de la République et deux par le Parlement, contre l'intégralité nommée actuellement par le Président de la République. De même, la composition du Haut conseil des juges et des procureurs, l'équivalent de notre Conseil de la magistrature, a été élargie de manière à le rendre plus représentatif de l'appareil judiciaire dans son ensemble. D'aucuns estiment cependant que ces nouvelles dispositions ont aussi pour objectif de faire rentrer dans le rang une institution qui n'était pas toujours acquise à l'AKP (Parti de la justice et du développement), ce parti ayant échappé d'une voix à la dissolution par la Cour constitutionnelle à l'été 2008.

Elle a enfin introduit plusieurs dispositions destinées à renforcer les libertés individuelles , conformément aux valeurs européennes. Elle prévoit notamment le renforcement de l'égalité des sexes, avec la possibilité d'introduire des discriminations positives en faveur des femmes ; l'accroissement de la protection des données personnelles informatiques ; la création d'un médiateur chargé de résoudre les différends entre administration et administrés ; le renforcement des droits des fonctionnaires, avec en particulier l'introduction d'un droit à la négociation collective.

Malgré ces avancées importantes, le Parlement européen estime, dans sa résolution du 9 mars 2011, que la Turquie ne pourra faire l'économie « d'une réforme constitutionnelle globale qui transformerait la Turquie en une véritable démocratie pluraliste fondée sur la protection des droits de l'homme et des libertés fondamentales », conformément aux standards européens et aux critères d'adhésion. Il insiste sur la nécessité que cette réforme soit le fruit d'un dialogue entre l'ensemble des partis politiques et la société civile. Il faut dire qu'une partie des dispositions constitutionnelles adoptées en septembre 2010 se traduisent aussi par un renforcement du pouvoir de l'exécutif.

Les espoirs du Parlement européen pourraient être prochainement exaucés, l'AKP comme les partis d'opposition s'étant prononcés en faveur de l'élaboration d'une nouvelle constitution durant la campagne électorale. Il n'en demeure pas moins qu'aucune information ne permet aujourd'hui de deviner le contenu de cette future constitution. L'AKP, qui a pourtant fait de cette nouvelle constitution l'un des arguments de sa campagne, n'a donné que peu d'indices sur le fond qu'il souhaitait lui donner. Le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdoðan, s'est prononcé en faveur d'une présidentialisation du régime, mais ce dessein ne semble pas toujours partagé, même au sein de l'AKP, l'actuel Président de la République, Abdullah Gül, ayant émis des doutes liés aux incertitudes qui pèsent sur le terme de son mandat. Il est en effet fort probable que M. Erdoðan se porterait candidat à la Présidence de la République si cette réforme était mise en oeuvre. De son côté, le CHP (Parti kémaliste) a émis un certain nombre de propositions concernant la future constitution : suppression ou abaissement à 5 % du barrage électoral, révision de la législation sur la dissolution des partis politiques, débat sur l'objection de conscience. Quant au BDP (Parti kurde), il avait publié un modèle de Constitution à l'occasion du référendum de 2010. Il devrait souhaiter une plus grande autonomie et une meilleure reconnaissance de l'identité kurde. Il pourrait demander la possibilité de l'enseignement de la langue kurde à l'école.

Les élections législatives du 12 juin 2011 n'ont pas permis à l'AKP d'obtenir un nombre de sièges suffisant au Parlement (326 sièges) pour modifier seul la constitution (seuil de 3/5 e des sièges, soit 367 sièges) ou pour lancer seul une procédure de révision constitutionnelle par voie référendaire (330 sièges). La future constitution sera nécessairement le fruit d'un compromis entre les différents partis politiques représentés au sein du Parlement.

Les résultats des élections législatives du 12 juin 2011

Le Parlement qui a été élu le 12 juin est un Parlement profondément renouvelé. Sur les 540 députés qui siégeaient jusqu'à présent à la Grande Assemblée nationale de Turquie, seuls 263 figuraient à nouveau sur les listes des différents partis.

Lors du scrutin du 12 juin 2011, l'AKP a obtenu 49,8 % des suffrages, soit 326 sièges ; le CHP (Parti kémaliste) 25,9 % des suffrages, soit 135 sièges ; le MHP (Parti d'action nationaliste) 13 % des suffrages, soit 53 sièges ; et le BDP (Parti kurde) 5,9 % des suffrages, soit 36 sièges.

L'AKP a remporté une victoire qualifiée d'« historique » avec près de 50 % des voix, soit un score supérieur à celui qu'il avait réalisé en 2002 (34,3 %) et 2007 (46,6 %). L'AKP ne profite toutefois pas de la progression de ses voix, puisqu'il ne dispose plus que de 326 sièges au Parlement, contre 341 après les élections de 2007.

Le CHP enregistre son meilleur score et sa plus forte progression depuis le coup d'État de 1980. Il obtient 23 sièges supplémentaires par rapport à ceux qu'il occupait dans le Parlement sortant issu des élections législatives de 2007. Il gagne 3,5 millions d'électeurs par rapport aux précédentes élections législatives, un chiffre significatif si l'on considère que Kemal Kiliçdaroðlu a pris la tête du CHP, il y a seulement un an.

Le parti nationaliste MHP, qui ne paraissait pas assuré de franchir la barre des 10 %, obtient 13 % des voix, contre 14,3 % en 2007. Il perd cependant 17 sièges au Parlement.

Les candidats indépendants, présentés pour l'essentiel par le BDP afin de passer le barrage des 10 % au niveau national, totalisent 5,9 % des voix, contre 5,2 % en 2007. Ils devraient représenter 36 sièges, alors qu'ils n'en occupaient que 21 après les élections de 2007.

Aucun autre parti politique n'a recueilli suffisamment de suffrages pour être représenté au Parlement. Les douze autres partis ont totalisé moins de 4 % des voix, contre 13 % en 2007.

Les résultats du scrutin ont été salués par les institutions européennes. La nécessité pour les partis politiques de collaborer pour élaborer la future constitution est interprétée comme un signe positif, qui devrait favoriser son orientation démocratique et respectueuse des libertés individuelles.

Le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdoðan, a par ailleurs indiqué qu'un ministère des affaires européennes, indépendant du ministère des affaires étrangères, serait créé après les élections législatives de manière à coordonner l'action de la Turquie sur les questions relatives à la candidature à l'adhésion à l'Union européenne.

2. Des efforts encore nécessaires dans le respect des critères politiques de Copenhague
a) La liberté d'expression

En dépit de la levée - tout au moins partielle - de certains tabous dans le débat public en Turquie (question kurde, génocide arménien, minorités religieuses) depuis l'arrivée au pouvoir de l'AKP en 2002, la liberté d'expression n'est pas encore pleinement garantie et la liberté de la presse semble même se détériorer . Dans le classement annuel sur la liberté de la presse réalisé par Reporters sans frontières , la position de la Turquie s'est dégradée au cours des dernières années, passant de la 116 e place en 2008, à la 122 e en 2009 et à la 138 e en 2010.

La Constitution turque dispose, dans son article 26, que « chacun possède le droit d'exprimer, individuellement ou collectivement, sa pensée et ses opinions et de les propager oralement, par écrit, par image ou par d'autres voies ». Le même article limite cependant la portée de ce principe, puisqu'il prévoit, par exemple que la liberté d'expression puisse être limitée dans le but de prévenir des infractions. D'autres articles remettent également en cause la liberté d'expression, comme le tristement célèbre article 301 du Code pénal. Cet article permet d'engager des poursuites judiciaires en cas d'insulte à la nation turque et a été régulièrement utilisé pour mettre en examen des journalistes ou des défenseurs des droits de l'Homme. Sous la pression de la communauté internationale, il a été réformé en 2008 et ne peut plus désormais être invoqué qu'avec l'accord du ministre de la justice. L'article 216 du Code pénal prévoit la condamnation des personnes « provoquant à la haine ou à l'hostilité dans une partie de la population contre une autre partie qui présente des caractéristiques différentes du point de vue social, racial, religieux, sectaire ou régional », « jetant le discrédit sur une partie de la population » et « jetant publiquement le discrédit sur les valeurs religieuses d'une partie de la population », ces actions « étant susceptibles de troubler la paix publique ». Cet article, qui laisse aux juges une large liberté d'interprétation, est souvent utilisé contre des journalistes kurdes ou arméniens. La loi relative à la lutte contre le terrorisme a également pu être utilisée à l'encontre de journalistes kurdes, soupçonnés d'entretenir des liens avec le PKK.

Une cinquantaine de journalistes seraient aujourd'hui emprisonnés en Turquie et plus de 2 000 procès contre des journalistes auraient été ouverts depuis 2007. Une partie de ces journalistes ont été arrêtés dans le cadre de l'affaire Ergenekon 3 ( * ) . Pourtant, certains d'entre eux, certes critiques à l'égard du gouvernement, étaient connus pour leur opposition aux coups d'État, ce qui tend à soulever des interrogations sur les motifs réels de leur arrestation et de leur mise en détention provisoire. La Commission européenne s'est inquiétée de la multiplication de ces arrestations et a demandé au gouvernement turc de modifier le cadre légal, de manière à améliorer l'exercice de la liberté de la presse.

D'autant que ce climat tendu fait peser une pression sur les journalistes, qu'elle soit réelle ou ressentie comme telle, qui les pousse à pratiquer une forme d'autocensure. Cette situation est très préjudiciable, tant pour la liberté d'expression que pour l'accès à l'information des citoyens turcs. Elle ne se limite d'ailleurs pas à la presse écrite, puisqu'un contrôle de certains sites Internet s'instaure peu à peu, avec des restrictions d'accès et la mise en place de filtres.

b) La liberté religieuse

Le rapport de la Commission européenne sur les progrès réalisés par la Turquie en 2010 relève que la liberté de culte est globalement mieux respectée en Turquie . L'église orthodoxe, comme l'église arménienne, ont ainsi pu célébrer des messes dans des lieux de culte auxquels elles n'avaient plus accès depuis la chute de l'Empire ottoman. Pour la première fois, le Premier ministre a publié une circulaire en mai 2010, qui demande qu'une attention particulière soit prêtée aux problèmes rencontrés par les citoyens turcs de confession non musulmane, exigeant la protection et le maintien des cimetières non musulmans, la mise en oeuvre des décisions de justice relatives à l'inscription sur les registres des fondations non musulmanes ou le lancement de poursuites judiciaires contre tout auteur de publications incitant à la haine contre les communautés non musulmanes.

La Commission observe que la mise en oeuvre de la loi sur les fondations, entrée en vigueur en février 2008, se poursuit, même si des retards et plusieurs problèmes pratiques semblent se poser. Elle déplore en particulier que cette loi n'ait pas réglé la question des propriétés saisies et vendues à des tiers avant que la nouvelle législation ne soit adoptée.

Elle salue la mise en place d'un dialogue entre le gouvernement et les communautés religieuses minoritaires (Alevis, communautés non musulmanes), tout en notant qu'il n'a pas encore produit les résultats attendus. Elle regrette que l'enseignement religieux demeure obligatoire en primaire et dans le secondaire pour tous les élèves. Elle observe que les communautés non musulmanes souffrent toujours de l'absence de personnalité juridique. Elle note que des restrictions sont toujours imposées à la formation du clergé de ces communautés. Le séminaire grec orthodoxe de Halki n'a toujours pas été rouvert, en dépit des déclarations faites en ce sens. Les communautés religieuses non musulmanes se plaignent également régulièrement de rencontrer des discriminations et des incertitudes juridiques concernant leurs lieux de culte. Les membres des minorités religieuses continuent à être l'objet de menaces de la part d'extrémistes et payent parfois de leur vie, comme en témoigne en 2007 l'assassinat à Malatya de deux Turcs et d'un missionnaire allemand.

Un grand nombre de difficultés pratiques demeurent pour permettre un fonctionnement normal des communautés religieuses minoritaires . Le Patriarche oecuménique nous a indiqué que les revendications des minorités religieuses portaient à l'heure actuelle sur trois sujets principaux : la question de la propriété et de la restitution des biens saisis par la République de Turquie, avec pour principal objectif d'obtenir la modification de la loi actuelle sur les fondations ; la reconnaissance par les autorités turques de leurs églises et mosquées comme des lieux de culte ; l'autorisation de pouvoir disposer ou de rouvrir les écoles théologiques. Néanmoins, Bartholomeos I er a souhaité se montrer positif, estimant que des améliorations avaient été apportées au cours des dernières années et que les déclarations du parti au pouvoir étaient encourageantes. Le Patriarche a fait part de sa détermination à obtenir la réouverture de l'école théologique de Halki et la restitution des biens spoliés, faute de quoi il serait prêt à porter les différends devant la Cour européenne des droits de l'Homme.

Au regard de ces observations, il apparaît souhaitable que le nouveau gouvernement turc envisage, dans les prochains mois, d'engager une réforme pour garantir une plus grande liberté religieuse en Turquie, en lien avec les valeurs de la Convention européenne des droits de l'Homme.

Un retard à combler : l'égalité entre les hommes et les femmes

Interrogé sur la situation de la Turquie en matière d'égalité entre les hommes et les femmes lors de l'entretien qu'il accordé à notre délégation, le Président de la République, Abdullah Gül, a reconnu que la Turquie accusait encore du retard dans ce domaine.

Le principe de l'égalité entre les hommes et les femmes est inscrit dans la Constitution turque, qui dispose, dans son article 10, que les hommes et les femmes ont des droits égaux et que l'État est chargé de veiller à cette égalité. Les femmes ont obtenu le droit de vote dès 1934, soit une décennie plus tôt que les femmes françaises. Le nouveau Code civil a aboli en 2002 la notion de « chef de famille ». Une loi sur le travail adoptée en 2003 a également prohibé les discriminations fondées sur le sexe dans le milieu professionnel.

Pour autant, l'égalité entre les hommes et les femmes est encore loin d'être acquise dans les faits . Les hommes restent favorisés à la fois dans la vie professionnelle et la vie politique.

La proportion de femmes exerçant une activité professionnelle s'établit à 27 % en 2010. Dans la vie politique, la situation des femmes n'est pas plus enviable, même si des progrès se font peu à peu sentir. Pour les élections législatives de 2012, l'AKP avait présenté 78 femmes sur 550 candidats; le CHP 109 sur 550 candidats ; le MHP 57 ; et le BDP 13 sur 60 candidats. Ces chiffres se traduisent logiquement par une augmentation sensible du nombre de femmes au Parlement, qui occupent désormais 80 sièges (contre 48 jusqu'alors, soit 9,1 %), soit 14,5 % de l'Assemblée. 44 sont issues de l'AKP, 21 du CHP, 11 du BDP et 4 du MHP. C'est la première fois que le Parlement turc compte autant de femmes, même si ce chiffre reste encore très insuffisant aux yeux des associations féministes. Aucun parti politique n'avait en effet présenté de candidates dans 27 des 81 provinces. Dans les administrations locales, les femmes dépassent rarement 5 % des élus.

Abdullah Gül a souhaité insister sur les dispositions autorisant la mise en place de discriminations positives en faveur des femmes, mises en place à l'occasion de la révision constitutionnelle du 12 septembre 2010. Il a espéré que de telles mesures porteraient leurs fruits dans les années à venir.

Loin d'être endiguée, la violence à l'encontre des femmes continue, de son côté, de s'accroître. D'après une enquête menée par l'université Hacettepe en 2009, plus de 40 % des femmes turques âgées de 15 à 60 ans seraient victimes de violence domestique. Entre 2002 et 2009, le nombre de femmes assassinées a été multiplié par 14, pour s'établir à 217 l'an dernier. Dans 27 % des cas, le crime aurait été motivé par une demande de divorce. Les « crimes d'honneur », qui visent des femmes ou des filles accusées d'avoir entaché l'honneur des familles, continuent d'être perpétrés, malgré la réforme du Code pénal en 2004, qui a permis de durcir les peines prononcées à l'encontre de leurs auteurs. Un rapport récent de Human Rights Watch observe que la Turquie dispose d'un arsenal juridique important pour protéger les femmes de telles violences, mais que celui-ci comporte certaines lacunes juridiques et demeure souvent mal appliqué par les forces de l'ordre et l'appareil judiciaire.

c) La question kurde

La question kurde est décrite par le Président de la République Abdullah Gül comme le problème n° 1 de la Turquie. Face à l'ampleur du problème, le gouvernement turc avait lancé, à l'été 2009, un processus d'« ouverture démocratique » à l'égard de la population kurde. Il avait soumis, dans la foulée, un plan d'actions concrètes destinées à améliorer la situation de la population kurde. Certaines restrictions posées à la diffusion en langue kurde, comme à l'utilisation des pâturages dans la région du sud-est, avaient alors été assouplies. Cependant, dès la fin de l'année 2009, l'initiative gouvernementale s'est retrouvée dans une impasse, face à la recrudescence des activités terroristes du PKK et à l'hostilité des nationalistes, accusant l'AKP de vouloir porter atteinte à l'intégrité de la Turquie. L'« ouverture démocratique » n'a finalement pas débouché sur des résultats probants, faute de mise en oeuvre .

La grande majorité des Kurdes vivant en Turquie ne sont pas favorables à une remise en cause de l'unité territoriale et linguistique de la Turquie, mais ils souhaitent, en revanche, la reconnaissance de leur identité, ce que la Constitution turque actuelle ne permet pas. Les Kurdes plaident en faveur du bilinguisme et d'une véritable décentralisation.

Il convient d'espérer que l'élaboration de la nouvelle constitution permettra d'apporter une réponse au problème kurde. Les résultats du scrutin du 12 juin pourraient favoriser la recherche d'une telle solution. Au regard de son score, le BDP pourrait effectivement se trouver dans une situation avantageuse pour rouvrir le débat sur la question kurde. Le nouveau découpage électoral a été favorable au BDP, qui n'a progressé que d'un point par rapport à 2007, mais a remporté quinze sièges supplémentaires. Il pourrait dès lors être dans l'intérêt de l'AKP de chercher un consensus avec le BDP autour du projet de constitution, de manière à réunir une majorité des 3/5 e , et ainsi passer outre l'avis du CHP et du MHP. Dans ces conditions, il n'est pas impossible que le BDP fasse des propositions maximalistes (autonomie régionale, enseignement en kurde) à l'AKP pour monnayer son soutien.

Une loi de décentralisation, annoncée pour les mois à venir, pourrait également permettre de renforcer l'autonomie du sud-est du pays.

De son côté, la Commission européenne suggère également un assouplissement de la loi sur la lutte contre le terrorisme, de manière à mettre un terme à certaines atteintes injustement portées aux droits fondamentaux dans cette région.

3. La question des relations de la Turquie avec les pays voisins
a) Les relations avec l'Arménie

Si la Turquie a reconnu l'Arménie dès le début de l'année 1992, les deux pays n'entretiennent aucune relation diplomatique. Par solidarité avec l'Azerbaïdjan, en conflit avec l'Arménie sur la question du Haut-Karabagh, la Turquie a fermé sa frontière commune avec l'Arménie dès 1993.

Un certain réchauffement des relations entre la Turquie et l'Arménie s'est fait sentir au début de l'année 2008, couronné par la visite en Arménie du Président turc, Abdullah Gül, en octobre 2008, pour assister à un match aller des éliminatoires de la Coupe du Monde de football de 2010.

Une tentative pour normaliser les relations entre les deux pays a ensuite été engagée à l'automne 2009. Les pays ont signé, le 10 octobre 2009 à Zurich, deux protocoles destinés à établir des relations diplomatiques et à ouvrir leurs frontières. Les protocoles prévoient notamment la reconnaissance des frontières communes établies par le traité de Kars de 1921, l'ouverture de ces frontières et l'établissement d'une commission d'historiens originaires d'Arménie, de Turquie et de Suisse chargée de faire la vérité sur « les évènements de 1915 », autrement dit le génocide arménien. La semaine suivante, le Président arménien, Serge Sarkissian, s'est rendu en Turquie pour assister au match retour de football.

Malgré l'espoir suscité par la signature de ces deux protocoles, les relations entre la Turquie et l'Arménie sont, depuis, de nouveau dans l'impasse . Le processus de ratification des protocoles est bloqué, chaque partie se refusant à ratifier en premier et dénonçant les conditions préalables posées par l'autre partie. La Turquie subordonne notamment la ratification des protocoles à des progrès substantiels sur le conflit du Haut-Karabagh. De ce fait, le réchauffement des relations entre les deux pays reste suspendu à l'état des relations entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan. Elle a, par ailleurs, le sentiment que l'Arménie n'est plus favorable à la création d'une commission d'historiens. Signe de cette réconciliation avortée, le Premier ministre turc a demandé, en avril dernier, le déboulonnage d'une statue, inachevée d'ailleurs, célébrant l'amitié avec l'Arménie, qui était installée dans la ville de Kars, non loin de la frontière entre les deux pays.

b) Les relations avec Chypre

Cette question reste toujours déterminante pour l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne. Malheureusement, les relations entre la Turquie et la République de Chypre restent aujourd'hui au point mort.

D'une part, la Turquie n'a toujours pas étendu l'union douanière à Chypre, en dépit des engagements qu'elle a souscrits dans le protocole additionnel à l'accord d'Ankara.

D'autre part, sur la question de la division de l'île de Chypre, la Turquie estime qu'elle doit être totalement distinguée du processus de négociation avec l'Union européenne et qu'elle doit relever des seules Nations unies. Il paraît néanmoins peu probable qu'une solution puisse être trouvée, à court terme, à cette question . L'arrivée au pouvoir de Dervis Eroglu dans la partie nord de l'île, en avril 2010, ne devrait pas faciliter la réconciliation. Ce dernier est en effet sur une ligne beaucoup plus ferme que Mehmet Ali Talat, auquel il a succédé. Les rencontres entre les deux leaders, qui ont été organisées sous l'égide de Ban-Ki-Moon l'an dernier, ont montré que le processus de négociation resterait « très délicat ». Aucune nouvelle évolution n'a pu être enregistrée sur ce dossier depuis le début de l'année, en raison des élections législatives en République de Chypre, le 22 mai, et en Turquie, le 12 juin.

c) Les relations avec la Grèce

Les relations entre la Turquie et la Grèce ont connu une nette amélioration au cours des dernières années. La visite du Premier Ministre, Recep Tayyip Erdoðan à Athènes, les 14 et 15 mai 2010, a marqué une avancée concrète dans la relation bilatérale. Cette visite a été l'occasion de mettre en place un partenariat politique, avec la tenue du premier Haut conseil de coopération présidé par les Premiers ministres, une formulé appelée à être renouvelée pour institutionnaliser le dialogue stratégique régulier entre les deux États. De son côté, le Premier ministre Georges Papandreou s'est rendu à la conférence des ambassadeurs turcs à Erzurum, le 7 et 8 janvier derniers, ce qui a constitué une illustration de la volonté d'apaisement des relations turco-grecques. De réels progrès ont ainsi pu être réalisés au cours de l'année écoulée. Les mécanismes de coopération fonctionnent et les commissions mixtes mises en place dans les différents ministères se réunissent.

Ce renouveau des relations entre la Turquie et la Grèce ne doit pas masquer la persistance de sujets de tension , susceptibles de fragiliser la relation bilatérale. Il s'agit notamment des différends territoriaux en mer Egée, qui sont le fait d'interprétations juridiques divergentes sur la délimitation des espaces maritimes et aériens dans cette zone ; du sort de la minorité grecque orthodoxe en Turquie ; et de la lutte contre l'immigration illégale, les Grecs se plaignant du manque de coopération de la part des Turcs sur ce sujet.

II. UN PAYS DYNAMIQUE À L'INFLUENCE CROISSANTE

A. UNE ÉCONOMIE DE PLUS EN PLUS PERFORMANTE

1. Une économie qui a relativement bien résisté à la crise économique actuelle, malgré la persistance de certaines faiblesses structurelles

Dans son rapport sur les progrès effectués par la Turquie au cours de l'année 2010, la Commission européenne observe que la Turquie « constitue une économie de marché viable » et qu'elle « devrait être à même de faire face aux pressions concurrentielles et aux forces du marché au sein de l'Union à moyen terme, pour autant qu'elle mette en oeuvre son programme global de réformes visant à remédier aux faiblesses structurelles ».

Suite à la crise financière et monétaire majeure qu'a connue la Turquie en 2001, le pays a entrepris de nombreuses réformes sous l'égide du FMI, visant notamment à assainir son secteur bancaire. Cette purge a permis à la Turquie de résister relativement bien à la crise économique actuelle . Seule l'année 2009 a été véritablement difficile, la Turquie connaissant alors une récession violente, mais brève. Après une contraction du PIB de 4,7 % en 2009 et le creusement du déficit budgétaire à 5,5 %, l'économie turque s'est considérablement redressée en 2010, enregistrant un taux de croissance de 8,9 %, au premier rang des pays de l'OCDE, et un déficit budgétaire de 3,6 %. Les perspectives pour les années à venir restent encourageantes. L'OCDE prévoit une croissance de 6,5 % en 2011 et de 5,3 % en 2012.

2005

2006

2007

2008

2009

2010

PIB (en Mds USD)

481,5

526,4

648,7

742,1

617,6

730,0

Taux de croissance

8,4 %

6,9 %

4,7 %

0,7 %

- 4,7 %

6,8 %

PIB/hab (en USD)

7 021

7 583

9 234

10 436

8 590

10 043

Inflation

7,7 %

9,7 %

8,4 %

10,1 %

6,9 %

6,4 %

Solde budgétaire (% du PIB)

- 2,0 %

- 0,5 %

- 1,6 %

- 1,8 %

- 5,5 %

- 3,6 %

Source : Services économiques - Ambassade de France en Turquie

L'inflation, qui a longtemps constitué l'une des difficultés chroniques de la Turquie, est désormais maîtrisée. Loin des taux d'inflation à deux, voire trois chiffres qu'avait connus le pays dans les années 1990 et au début des années 2000, l'inflation s'est établie à 6,4 % en 2010, ce qui constitue le meilleur résultat enregistré au cours de ces quarante dernières années, alors même que les prix de l'énergie continuent de croître.

De même, le déficit budgétaire a été contenu à 3,6 % du PIB, grâce à une croissance limitée à 9,5 % des dépenses du gouvernement et une augmentation substantielle des recettes fiscales. Ceci a permis à la Turquie de renouer avec un excédent budgétaire primaire, estimé à 0,8 % du PIB.

Il n'en demeure pas moins que l'économie turque souffre toujours d'un certain nombre de difficultés structurelles , qu'il lui faudrait corriger afin d'écarter le risque d'une nouvelle crise. Le principal point noir de l'économie turque se situe au niveau de la balance des transactions courantes, qui accuse un déficit en constante dégradation. Cette situation traduit un manque de compétitivité de l'économie turque, dans un contexte de fort développement. Elle risque également de poser des problèmes de financement. En effet, ce déficit des paiements courants a, jusqu'ici, été largement compensé par les flux entrants d'investissements directs à l'étranger (IDE). Or, depuis le début de la crise économique, le niveau des IDE tend à chuter, et ce sont des flux de capitaux à court terme qui viennent finalement compenser le déficit, faisant peser le risque de formation d'une bulle spéculative. L'économie turque pourrait, en effet, être menacée par le retrait soudain des créanciers et des investisseurs étrangers.

2005

2006

2007

2008

2009

2010

Balance commerciale (en Mds USD)

- 33,5

- 41,3

- 47,5

- 52,8

- 24,7

- 56,3

Balance commerciale (% du PIB)

- 7,0

- 7,8

- 7,3

- 7,1

- 4,0

- 7,7

Balance courante
(en Mds USD)

- 22,6

- 32,2

- 37,9

- 41,4

- 13,8

- 48,6

Balance courante
(% du PIB)

- 4,7

- 6,1

- 5,8

- 5,6

- 2,2

- 6,7

Balance des paiements

(en Mds USD)

23,2

10,6

12,0

- 2,7

0,8

14,9

Balance des paiements

(% du PIB)

4,8

2,0

1,8

- 0,4

0,1

2,0

Source : Services économiques - Ambassade de France en Turquie

L'économie turque a également connu, au cours des dernières années, une nette dégradation de la situation de l'emploi. Avec la crise, le taux de chômage a atteint un pic en février 2009 à 16,1 %, soit près de 4 millions de chômeurs, pour s'établir finalement à 14 % en 2009. Le taux de chômage est redescendu à 11,2 % en 2010 et le nombre de chômeurs est repassé sous la barre des trois millions. Ces chiffres doivent cependant être pris avec précaution, le travail non déclaré et l'économie informelle occupant une place non négligeable en Turquie.

La croissance du pays s'est par ailleurs accompagnée d'une montée des inégalités, à la fois sociales et territoriales. Les écarts de richesse se creusent et il n'est pas exclu que la question sociale prenne une place significative dans le débat public dans les années à venir. Le Président de la République, Abdullah Gül, nous a d'ailleurs confié qu'il avait pour objectif d'assurer une meilleure répartition des richesses d'ici 2023, date anniversaire du centenaire de la République turque.

2005

2006

2007

2008

2009

2010

Taux d'activité

43,4

43,2

43,1

41,2

41,2

43,0

Taux de chômage

10,3

9,9

9,9

13,6

14,0

11,9

Salaire minimum brut (en USD par mois)

364

371

502

422

460

507

Source : Services économiques - Ambassade de France en Turquie

Par ailleurs, l'accès au financement des petites et moyennes entreprises demeure aujourd'hui encore insuffisant, pénalisant le tissu industriel. Des mesures dans ce domaine pourraient permettre de renforcer le dynamisme de l'économie turque.

2. La croissance du commerce extérieur

Le commerce extérieur de la Turquie n'a cessé de croître au cours des dernières années. Alors qu'il s'élevait à 190,2 milliards de dollars en 2005, il s'établissait à 334 milliards de dollars en 2008. L'année 2009 a été marquée par une contraction du commerce extérieur, passant à 243 milliards de dollars, en raison de la crise internationale. Les échanges extérieurs de la Turquie ont rebondi depuis et s'élevait à 298 milliards de dollars en 2010.

Cette même année, les exportations turques ont atteint 113 milliards de dollars, en progression de 11,5 %. Les importations ont, pour leur part, crû à un rythme nettement supérieur, de l'ordre de 31,6 %, pour s'établir à 185 milliards de dollars.

Ces évolutions ont pour conséquence l'accroissement du déficit commercial turc, qui est passé de 38,7 milliards de dollars en 2009 à 71,5 milliards de dollars en 2010, avec un taux de couverture qui perd 11 points, de 72,5 % à 61,4 %.

L'Union européenne reste toujours le principal partenaire commercial de la Turquie, même si le mouvement de diversification géographique que nous avions déjà constaté se confirme au détriment de l'Europe, en particulier au niveau des importations. En effet, la Russie (21,5 milliards de dollars), la Chine (17,1 milliards de dollars), les États-Unis (12,3 milliards de dollars) et l'Iran (7,6 milliards de dollars) constituent respectivement les premier, troisième, quatrième et septième fournisseurs de la Turquie, alors que l'Allemagne (17,5 milliards de dollars), l'Italie (10,2 milliards de dollars), la France (8,1 milliards de dollars) et l'Espagne (4,8 milliards de dollars) occupent la deuxième, cinquième, sixième et huitième place. Cette évolution peut être imputée pour partie au taux de change élevé de l'euro, mais également aux besoins croissants de la Turquie en matière d'énergie. A l'exportation, en revanche, les pays européens constituent les principaux clients de la Turquie. L'Allemagne (11,4 milliards de dollars), le Royaume-Uni (7,2 milliards de dollars), l'Italie (6,5 milliards de dollars) et la France (6 milliards de dollars) sont les quatre premiers débouchés des exportations turques, suivis par l'Irak (6 milliards de dollars), la Russie (4,6 milliards de dollars), les États-Unis (3,7 milliards de dollars) et l'Espagne (3,5 milliards de dollars).

La Turquie continue d'attirer les investissements étrangers, même si la crise financière internationale a porté un coup d'arrêt à la croissance spectaculaire des IDE qu'avait enregistrée le pays entre 2005 et 2008. Le ralentissement du processus de privatisations en Turquie à la fin de la décennie 2000 explique sans doute également ce retournement de tendance : les exercices 2006, 2007 et 2008 avaient en effet été fortement marqués par des flux sur des opérations de fusions-acquisitions dans des secteurs aussi divers que la finance, l'industrie, l'énergie ou le commerce de détail.

Alors que les IDE s'établissaient à 10 milliards de dollars en 2005, puis 20 milliards de dollars en 2006, ils ont connu une baisse de 60 % entre 2008 et 2009 pour s'établir à 8,4 milliards de dollars, soit 1,3 % du PIB. Ils ont connu une légère amélioration en 2010, où ils se sont élevés à 8,9 milliards de dollars, mais le montant des investissements reste désormais sans commune mesure avec celui qu'il avait atteint en 2007 et 2008.

En 2010, les flux d'IDE se sont concentrés sur les secteurs suivants : services (49,5 %), parmi lesquels la construction, le commerce de détail, les infrastructures de transport et de communication, l'intermédiation financière et l'immobilier ; énergie (32,6 %), qu'il s'agisse de l'électricité, de l'eau ou du gaz ; et industrie manufacturière (13,5 %).

L'Union européenne continue d'occuper une place prépondérante parmi les investisseurs en Turquie. Après avoir engendré 84 % des flux de capitaux investis en Turquie en 2009, elle est à l'origine de 80 % d'entre eux en 2010. Mais, des pays du voisinage de la Turquie, comme l'Azerbaïdjan, le Kazakhstan, la Russie, l'Iran et l'Irak, prennent peu à peu des positions significatives dans le pays.

B. UNE DIPLOMATIE EN PLEIN ESSOR

1. La recherche d'une « profondeur stratégique »

Depuis l'arrivée au pouvoir de l'AKP en 2002 et d'Ahmet Davutoðlu à la tête du ministère des affaires étrangères en 2009, la politique étrangère turque semble connaître une certaine inflexion . La Turquie semble vouloir profiter de la fin de la guerre froide, de sa position géostratégique et de sa prospérité croissante pour conférer à la diplomatie turque une « profondeur stratégique », pour reprendre l'expression d'un livre publié par Ahmet Davutoðlu, à la fin des années 1990, consacré à la place de la Turquie dans le monde. Cette évolution se traduit par une certaine émancipation vis-à-vis de l'alliance historique avec le bloc occidental, comme en témoignent les tensions récurrentes avec les États-Unis, la distance prise à l'égard d'Israël, en particulier depuis l'assaut contre la flottille humanitaire turque à Gaza en mai 2010, ou l'essoufflement des négociations d'adhésion avec l'Union européenne.

a) L'affirmation de la Turquie comme puissance émergente incontournable

La Turquie a considérablement renforcé son influence internationale, au-delà du seul registre économique.

Elle profite en premier lieu de sa position géographique enviable, au carrefour des différentes routes énergétiques, pour asseoir son rôle dans l'approvisionnement énergétique . Certes, la Turquie est elle-même en situation de dépendance énergétique. Mais, face aux besoins croissants en énergie et à la volonté de diversifier les sources d'approvisionnement, elle apparaît comme un acteur incontournable de la politique énergétique européenne. Elle souhaite se positionner comme l'un des principaux « hubs » énergétiques du monde, qui acheminerait les ressources pétrolières d'est en ouest. La Turquie est, en effet, partie ou tout au moins intéressée par les grands projets énergétiques dans sa région. A titre d'exemples, on peut citer le gazoduc BTC (Bakou / Tbilissi / Ceyhan) et l'oléoduc BTE (Bakou / Tbilissi / Erzurum), qui offrent à la Turquie un accès aux ressources énergétiques de la mer Caspienne ; le projet Nabucco, qui devrait voir le jour en 2018 afin de relier la mer Caspienne à l'Autriche via la Turquie ; le projet South Stream, qui devrait relier la Russie à la Bulgarie ; le gazoduc ITGI, qui devrait assurer une interconnexion entre la Turquie, la Grèce et l'Italie ; ou le gazoduc TAP, qui devrait acheminer du gaz vers l'Italie du sud, via la Grèce et l'Albanie.

Au-delà de ce rôle croissant en matière énergétique, la Turquie occupe une place de plus en plus grande sur la scène internationale .

Elle essaye d'accroître son influence au sein des organisations internationales . Elle a, par exemple, annoncé le mois dernier qu'elle était candidate à un siège au Conseil de sécurité des Nations unies pour le biennum 2015-2016, quelques années à peine après y avoir déjà siégé, en 2009-2010. Elle a également présidé le Comité des ministres du Conseil de l'Europe entre novembre 2010 et mai 2011, avec pour objectif ambitieux de renforcer le rôle politique, la visibilité et l'influence de cette organisation en Europe et dans le monde. Surtout, un Turc, Mevlüt Çavuþoðlu, a pour la première fois été élu à la Présidence de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, un poste qu'il occupe depuis janvier 2010 pour une durée de deux ans. La Turquie joue, par ailleurs, un rôle actif au sein de l'OTAN, même si ses divergences en matière de politique étrangère sont parfois à l'origine de blocages politiques et institutionnels. Elle est, en outre, membre fondateur de l'OCDE depuis 1960, membre de l'OMC depuis 1995 et membre du G20 depuis sa création en 1999.

Forte de cette nouvelle visibilité internationale et de son profil culturel et politique, celui d'un État musulman démocratique aux valeurs laïques, la Turquie propose régulièrement son aide pour des médiations au niveau international . Elle a, par exemple, longtemps joué un rôle de médiateur pour apaiser les tensions entre la Syrie et Israël ou pour favoriser le processus de paix israélo-palestinien en entretenant des contacts réguliers avec toutes les parties, dans l'objectif d'aider à la création d'un État palestinien. Elle a également manifesté sa volonté de mettre à profit la qualité des relations qu'elle entretient avec le régime iranien pour lui relayer en bilatéral les préoccupations de la communauté internationale sur la question du nucléaire. Elle a enfin mis en place un processus de médiation entre l'Afghanistan et le Pakistan, généralement désigné sous le nom de « processus d'Ankara », qui vise à faciliter le dialogue et restaurer la confiance entre les deux pays, de manière à ce qu'ils puissent traiter ensemble des sujets d'intérêt commun (coopération économique, éducation, lutte contre le terrorisme, lutte contre les catastrophes naturelles, lutte contre la drogue).

b) La recherche de nouvelles zones d'influence

La Turquie prête une attention croissante à des zones qu'elle avait délaissées depuis de nombreuses années .

Il en va ainsi des Balkans , où la Turquie essaye d'étendre son influence régionale, profitant d'un passé commun et de la présence de nombreuses minorités d'origine turque et de l'importance de la religion musulmane. Elle a déployé dans cette région une forte présence diplomatique et manifeste le souhait de participer aux efforts de stabilité dans la région, tout en renforçant son rayonnement économique et culturel. La Turquie cherche notamment à jouer un rôle de médiation dans la région, en particulier entre la Serbie et la Bosnie-Herzégovine, et la Bosnie-Herzégovine et la Croatie, en promouvant les rencontres trilatérales.

La Turquie oriente également sa stratégie en direction du Sud-Caucase depuis l'été 2008, date à laquelle a éclaté le conflit entre la Géorgie et la Russie autour de l'Ossétie du Sud. Elle a notamment suggéré la mise en place d'une « plateforme de stabilité et de coopération pour le Caucase », réunissant cinq pays de la région (Russie, Turquie, Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan) et destinée à favoriser le règlement des conflits par la promotion du dialogue. Cette initiative n'a cependant pas été véritablement suivie d'effets.

Elle a également tenté de renouer avec les pays turcophones d'Asie centrale que sont le Kazakhstan, le Kirghizstan, l'Ouzbékistan, le Tadjikistan et le Turkménistan.

Mais, la Turquie a également investi de nouveaux espaces géographiques qu'elle ignorait jusqu'à présent , en particulier l'Afrique et l'Amérique latine.

En Afrique , la Turquie cherche à accroître son influence économique, politique et culturelle. Elle a étendu rapidement son réseau diplomatique sur le continent africain. Elle a renforcé son aide au développement à destination de cette région et a multiplié par trois ses échanges commerciaux en quelques années, passant de 6 à 18 milliards de dollars entre 2005 et 2008. Surtout, elle entend se positionner comme le porte-parole de l'Afrique dans les instances internationales et n'hésite pas à se présenter comme son allié face aux anciennes puissances coloniales.

En Amérique latine , la Turquie espère nouer des relations politiques fortes avec d'autres puissances émergentes, en particulier le Brésil et le Mexique.

Mais, le Proche et le Moyen-Orient constituent la zone géographique dans laquelle la Turquie déploie la majeure partie de ses efforts depuis une dizaine d'années , dans le cadre de sa doctrine « zéro problème avec le voisinage ». C'est surtout la région dans laquelle la diplomatie turque rencontre les plus grands succès, à la différence des autres régions du monde, où elle se heurte fréquemment aux ambitions d'autres puissances traditionnelles ou émergentes. La Turquie se félicite d'entretenir des liens avec l'ensemble des pays de la région, même s'il faut reconnaître que la dégradation de ses relations avec Israël depuis deux ans devrait rendre plus complexe son action d'intermédiaire dans le conflit israélo-arabe.

2. Des efforts diplomatiques confortés par les évènements internationaux

L'influence de la Turquie au Proche et au Moyen-Orient pourrait se trouver considérablement renforcée à la faveur des révolutions dans le monde arabe . Cela fait déjà plusieurs années que la Turquie essaye de s'imposer comme une puissance incontournable dans cette région, profitant d'une image dégradée et du retrait progressif des États-Unis, du rôle encore limité de l'Union européenne et de l'absence de réel leadership sur l'ensemble de la zone par l'un des grands pays arabes. Elle profite du fait qu'elle jouit d'une bonne réputation dans la rue arabe, même si certains craignent que son activisme ne soit le signe d'une tentation néo-ottomane, et qu'elle est souvent présentée comme le tenant d'un islam modéré, susceptible de contrebalancer les visées expansionnistes de l'Iran, porteur d'un islam radical.

Son action dans la région s'articule autour de trois objectifs :

- la stabilisation de son environnement régional . C'est dans cette optique qu'il fallait interpréter les efforts de la Turquie pour réintégrer la Syrie dans la communauté internationale, depuis son rapprochement avec ce pays en 1998 ; c'est également dans cet esprit qu'il faut analyser l'action de la Turquie au Liban pour faire reculer l'emprise du Hezbollah ; c'est enfin dans cet objectif qu'elle propose de jouer les bons offices dans le dossier nucléaire iranien, n'étant pas elle-même favorable à l'acquisition de l'arme nucléaire par le pays, qui ferait basculer l'équilibre dans la région ;

- la relance du processus israélo-palestinien . La Turquie s'efforce à cet égard d'entretenir des contacts avec toutes les parties, y compris le Hamas, dans l'objectif de favoriser la création d'un État palestinien ;

- le développement de ses intérêts économiques et énergétiques . La Turquie cherche à obtenir un accès à la mer Rouge et à la péninsule arabique en renforçant sa coopération avec la Jordanie. Elle a également noué des liens étroits avec l'Iran, qui constitue aujourd'hui son deuxième fournisseur de gaz.

Les révolutions arabes, même si elles ont également pris Ankara par surprise, devraient venir accroître les responsabilités de la Turquie dans la région. Plusieurs sondages réalisés ces dernières années par la Fondation turque pour les études économiques et sociales, la TESEV, ont révélé que la Turquie jouissait d'une image très positive au sein des pays arabes. La Turquie serait le deuxième pays le plus populaire après l'Arabie Saoudite, grâce à sa puissance économique et sa politique étrangère, qui ont su séduire aussi bien les nationalistes arabes que les partis islamistes et les réformistes. La Turquie est perçue comme un modèle à suivre pour la transition démocratique des dictatures arabes, de manière à conjuguer transformation démocratique et développement économique. Elle apparaît comme le mariage réussi de l'islam avec la démocratie, tour à tour citée comme un exemple de transition démocratique séculariste ou comme un modèle de gestion islamique durable. Une délégation de jeunes révolutionnaires de la place Tahrir serait ainsi venue suivre le Premier ministre, Recep Tayyip Erdoðan, pendant la campagne pour les élections législatives.

Les attentes de la rue arabe à l'égard de la Turquie vont cependant contraindre le pays à adapter sa politique étrangère au nouveau contexte . L'attitude de la Turquie à l'égard de la Syrie à d'ores et déjà changé, la Turquie n'hésitant plus à exiger l'arrêt des violences et la mise en oeuvre rapide de réformes démocratiques de la part de son ancien allié Bachar Al-Assad, alors que des milliers de Syriens se sont déjà réfugiés sur le territoire turc. Un remodelage en profondeur de la politique étrangère turque à l'égard de cette région devrait donc nécessairement se dessiner dans les prochains mois.

III. DES RELATIONS FRANCO-TURQUES TOUJOURS CHAOTIQUES

Lors de notre mission, nos interlocuteurs à Ankara ont largement souhaité évoquer avec nous les questions d'ordre bilatéral. En dépit des liens anciens et solides qui unissent nos deux pays depuis près de cinq siècles, les relations entre la France et la Turquie ont continué de se dégrader au cours des dernières années, nos interlocuteurs nous confiant leur incompréhension et leur sentiment de vexation face à l'attitude de la France à leur égard, en particulier dans le cadre des négociations d'adhésion à l'Union européenne.

A. LA PERSISTANCE D'UN RESSENTIMENT TURC À L'ÉGARD DE LA FRANCE, EN DÉPIT DES LIENS ENTRE LES DEUX PAYS

1. Des liens anciens qui continuent de se renforcer
a) Des relations économiques et commerciales de plus en plus fortes

Les échanges commerciaux entre la France et la Turquie se sont considérablement accrus au cours des dernières années . Les exportations françaises vers la Turquie ont quasiment été multipliées par trois entre 2001 et 2010, alors que les importations de produits turcs en France ont été multipliées par deux sur la même période. En 2010, les exportations françaises se sont établies à 6,3 milliards d'euros et les importations de produits turcs à 5,4 milliards d'euros, soit un commerce assez équilibré entre les deux pays. Les échanges commerciaux se sont donc élevés à 11,7 milliards d'euros en 2010, soit une augmentation de 17,5 % par rapport à 2009, où les échanges avaient atteint 9,9 milliards de dollars.

Ces chiffres font de la France et de la Turquie des partenaires commerciaux solides. La Turquie constituait en 2010 le onzième débouché commercial français et même le troisième, si l'on excepte les pays de l'Union européenne et la Suisse, juste derrière les États-Unis et la Chine, et à égalité avec la Russie. Les ventes françaises en Turquie dépassent largement celles réalisées en Inde, au Brésil, aux pays du Maghreb ou même au Japon. Par ailleurs, la France est, avec le Royaume-Uni et l'Italie, mais après l'Allemagne, l'un des principaux clients de la Turquie. Elle occupait la quatrième place en 2010.

La crise mondiale a un peu entamé la progression des échanges entre les deux pays, mais le recul observé en 2009, de l'ordre de - 15 % pour les exportations et de - 5 % pour les importations, a été moins important qu'avec d'autres pays. Par ailleurs, la reprise observée en 2010 a été significative, avec une croissance de 26 % des exportations et de 7 % des importations, ce qui a permis à la France de redevenir légèrement excédentaire dans ses échanges avec la Turquie. Pour autant, les parts de marché de la France en Turquie ne cessent de se dégrader, passant de 5,1 % en 2005 à 4,6 % en 2007 puis à 4,3 % en 2010.

La France pourrait sans doute encore développer ses relations commerciales avec la Turquie , de manière à atteindre l'objectif fixé de 15 milliards d'euros d'échanges en 2012. Une telle volonté nécessiterait cependant de développer les relations entre les secteurs privés des deux pays et d'accroître les investissements français en Turquie. Il convient de souligner, à cet égard, que la France s'est positionnée, en 2010, comme le deuxième investisseur étranger en Turquie, derrière l'Allemagne, avec une part de marché proche de 10 %. Près de 400 entreprises françaises sont installées en Turquie et emploient environ 100 000 personnes. Il s'agit d'entreprises oeuvrant dans des domaines aussi divers que le secteur automobile (Renault, Peugeot), l'industrie (Alstom, Schneider, Saint-Gobain, Lafarge), le secteur énergétique (Air Liquide, Areva, EDF, GDF Suez, Total), l'alimentaire et la grande distribution (Carrefour, Danone), l'industrie pharmaceutique (Sanofi-Aventis) ou les services (AXA, BNP, Accor).

Ces entreprises font preuve d'une grande vitalité et assurent une visibilité tangible à l'image commerciale de la France. Renault Oyak, par exemple, est aujourd'hui la première entreprise exportatrice de Turquie, tous secteurs confondus, avec une production de plus de 1 000 000 de véhicules en 2010 et un volume d'exportations supérieur à 3 milliards de dollars. Nous avons d'ailleurs eu l'occasion de constater le dynamisme de cette entreprise en visitant son usine à Bursa lors de notre déplacement. Les équipementiers automobiles français sont, de manière générale, très bien implantés sur le territoire turc, puisqu'on ne compte pas moins d'une trentaine d'entreprises françaises ayant une activité industrielle, commerciale et de service dans ce domaine, en plus des deux grands constructeurs que sont Renault et PSA Peugeot Citroën. Leur installation en Turquie, en particulier dans la région de Marmara, s'est considér ablement accélérée depuis les années 1990.

b) Des liens culturels soutenus

Les relations culturelles entre les deux pays restent fortes et l'intérêt que chacun des peuples porte à la culture de l'autre ne se dément pas, comme en témoignent le récent succès du Printemps français en Turquie en 2006, et surtout celui de la Saison de la Turquie en France , qui s'est déroulée du 1 er juillet 2009 au 30 avril 2010. Il s'agissait de la plus importante manifestation jamais organisée par la Turquie à l'étranger, avec plus de six cent cinquante manifestations organisées dans cent trente villes françaises, dans les domaines culturels, universitaires, économiques et sociaux. Elle visait à dévoiler au public français la culture turque, la vitalité de la Turquie contemporaine et la vigueur des liens entre les deux pays. Cette Saison a remporté un vif succès auprès du public français, ce qui laisse à penser qu'il n'existe pas, contrairement à l'idée qui est parfois avancée, de rejet, par l'un des peuples, de la culture de l'autre. Au contraire, il semblerait même y avoir un intérêt, voire une certaine fascination réciproque. Ce constat n'est d'ailleurs guère étonnant quand on repense à l'attraction qu'exerce la Turquie depuis plusieurs siècles sur les auteurs français, qu'il s'agisse de Lamartine, Gérard de Nerval, Gustave Flaubert, Théophile Gautier ou Pierre Loti, pour n'en citer que quelques-uns.

Côté turc, la culture française présente toujours une grande attractivité . On estime à 200 000 le nombre de francophones ayant reçu une éducation « à la française » ou appris le français. Plusieurs établissements francophones sont en effet implantés en Turquie : neuf lycées bilingues francophones turcs, qu'il s'agisse des fameux « Saints », des deux lycées de la fondation Tevfik Fikret ou du lycée Galatasaray à Istanbul ; deux établissements français, le lycée Charles de Gaulle à Ankara et le lycée Pierre Loti à Istanbul ; ou l'université Galatasaray. De nombreux établissements turcs privés ou publics dispensent également des cours de français et plusieurs universités turques ont des départements francophones de sciences politiques, de relations internationales ou de sciences économiques. L'enseignement du français concernerait 50 000 élèves en Turquie.

La mobilité étudiante est également en pleine croissance. La France est le cinquième pays d'accueil des étudiants turcs à l'étranger. Des masters en double diplôme pour les étudiants français et turcs sont développés, en particulier en coopération avec l'université Galatasaray. 350 étudiants français suivraient, de leur côté, une formation supérieure en Turquie, la majeure partie d'entre eux dans le cadre d'un échange universitaire.

2. Des relations politiques régulièrement tendues

Malgré la vigueur des liens économiques et culturels entre la France et la Turquie, la relation entre les deux pays est régulièrement émaillée d'incidents au niveau politique , qui contribuent à dégrader l'image que chacun a de l'autre.

En avril dernier, certains médias français ont relayé les critiques véhémentes de la France formulées par le Premier ministre turc devant l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe. Recep Tayyip Erdoðan avait alors déclaré que la France n'était pas respectueuse des droits de l'Homme, après avoir évoqué la politique à l'égard des Roms. Il avait ajouté qu'elle bafouait la liberté de culte, faisant référence à l'entrée en vigueur de la loi sur l'interdiction du port du voile intégral dans l'espace public. Il avait enfin reproché à notre pays un usage négatif du concept de laïcité. Si ces propos servaient sans doute des objectifs de politique intérieure, en pleine campagne pour les élections législatives de juin, ils n'en ont pas moins eu un impact très négatif sur l'image du Premier ministre turc en France et, par extension, de la Turquie dans son ensemble.

Il en est malheureusement de même côté turc. Nous avions déjà constaté, lors de la mission que la délégation pour l'Union européenne avait effectuée en 2008, que les déclarations faites en France étaient largement relayées par les médias turcs et qu'elles avaient un retentissement considérable. Nous nous étions alors inquiétés de l'escalade verbale à laquelle s'adonnait notre pays, en particulier dans le cadre des négociations d'adhésion et avions constaté qu'elle mettait en danger les liens privilégiés tissés entre les deux pays depuis des siècles. Nous avions donc suggéré une plus grande retenue, estimant que la pression que la France exerçait sur la Turquie poussait peu à peu ce dernier pays à se détourner de ses aspirations européennes.

Malheureusement, trois ans après avoir dressé ce constat, la situation n'a guère évolué . Même si la France s'est gardée, depuis trois ans, de toute nouvelle déclaration fracassante, la population turque conserve globalement le sentiment d'avoir été trahie par la France , qu'elle considérait jusqu'ici comme un allié traditionnel. Nos interlocuteurs nous ont indiqué leur incompréhension face à l'évolution brutale de notre amitié, qu'ils ont jugée entrée dans une « ère de glaciation », alors même que la France a toujours été une source d'inspiration pour la Turquie et que nos deux pays n'ont aucun différend territorial ni aucun intérêt contradictoire. Nos interlocuteurs nous ont fait part de plusieurs évènements qui avaient provoqué, au cours des derniers mois, leur irritation.

Ils ont évoqué, en premier lieu, la déception suscitée par la visite du Président de la République Nicolas Sarkozy en Turquie, le 25 février dernier, pourtant attendue de longue date. Le temps limité que Nicolas Sarkozy avait consacré à cette visite, à peine quelques heures, comme son souhait de se concentrer sur les questions liées au G20 et de ne pas évoquer la candidature de la Turquie à l'Union européenne, auraient profondément blessé les Turcs. Ils ont cité, à titre de comparaison, la visite de deux jours effectuée par la chancelière allemande, Angela Merkel, en mars 2010 ou celle de David Cameron en juillet 2010, à peine plus de deux mois après avoir été nommé Premier ministre au Royaume-Uni.

Souhaitant s'entretenir sur les questions de politique étrangère, et en particulier celle des révolutions dans le monde arabe, nos interlocuteurs nous ont également confié leur ressentiment de ne pas avoir été invités au sommet de Paris, le 19 mars dernier, au cours duquel ont été débattues les suites à donner à la résolution 1973 sur la Libye et pris la décision d'une intervention militaire. Cet incident témoignait, à leurs yeux, du peu de cas que Paris faisait de la Turquie, pourtant membre de l'OTAN. Il lui donnait surtout le sentiment que la France n'avait pas pleinement pris la mesure de la puissance et de l'influence grandissante de la Turquie sur la scène internationale. Nos interlocuteurs refusaient de croire qu'ils n'avaient pas été invités en raison de leur hostilité à une intervention armée, rappelant que l'Allemagne était conviée à ce sommet, alors même qu'elle s'était abstenue lors du vote sur la résolution 1973 au Conseil de sécurité des Nations unies. Ils ont une nouvelle fois mis en avant l'attitude du Royaume-Uni, en soulignant qu'ils avaient été invités à la réunion du groupe de contact à Londres le 29 mars, pour discuter de l'après-Kadhafi.

Ils ont enfin fait part de leurs inquiétudes persistantes quant à la proposition de loi visant à pénaliser la négation du génocide arménien, expliquant que son adoption risquait d'avoir des conséquences négatives sur les relations franco-turques et se traduirait par une perte de marché pour les entreprises françaises. Très au fait du débat en France sur les lois mémorielles, ils ont salué les conclusions de la mission d'information de l'Assemblée nationale, présidée par Bernard Accoyer, qui avait travaillé sur cette question en 2008. Tout en reconnaissant que les évènements de 1915 avaient été particulièrement douloureux pour la communauté arménienne, mais refusant la qualification de « génocide », ils ont indiqué qu'il n'appartenait pas aux parlementaires d'écrire l'Histoire. Ils ont rappelé qu'ils étaient favorables à la mise en place d'une commission d'historiens, originaires à la fois d'Arménie et de Turquie, pour examiner les faits. Sur ce sujet, il convient d'observer que le Sénat a finalement examiné, le 4 mai dernier, cette proposition de loi et l'a rejetée à une large majorité, levant, par la même occasion, « l'épée de Damoclès » qui pesait sur l'amitié franco-turque. Ce sujet ne devrait donc plus, à l'avenir, être une source de conflits entre les deux pays.

B. VERS UN RAFFERMISSEMENT DE LA RELATION FRANCO-TURQUE ?

1. Un intérêt mutuel au renforcement des relations entre nos deux pays

Il ne paraît souhaitable ni pour la Turquie ni pour la France que le climat tendu qui règne entre nos deux pays se prolonge.

Nos interlocuteurs turcs ont d'ailleurs insisté sur ce point. Ils nous ont clairement expliqué qu'ils se permettaient de nous rapporter les griefs de la population turque à l'égard de la France parce que nos deux pays étaient liés par une amitié ancienne et qu'ils souhaitaient qu'une meilleure compréhension mutuelle permette de la restaurer. Ils nous ont indiqué qu'ils s'inquiétaient de constater que l'attitude de la France, loin d'inciter Ankara à redoubler d'efforts pour maintenir la perspective d'adhésion, avait tendance à freiner la dynamique des réformes en Turquie, puisqu'elle se traduisait par une baisse du soutien du peuple en faveur des réformes. Ils ont, par ailleurs, mis en avant les bénéfices que la France pourrait retirer de l'adhésion turque à l'Union européenne. Faisant référence à la position de Jacques Chirac, ils ont estimé que l'entrée de la Turquie était indispensable pour permettre à l'Union européenne de se transformer en puissance globale et de pouvoir faire face aux nouvelles puissance émergentes, telles que l'Inde ou la Chine. Ils ont souligné que la Turquie, située à la charnière du monde musulman et au carrefour des principales routes énergétiques, pourrait renforcer la capacité de l'Union européenne à répondre aux crises.

De son côté, la France n'a rien non plus à gagner à perdre les liens privilégiés qu'elle entretient avec la Turquie. Pour n'évoquer que les questions économiques, une rupture consommée avec la Turquie porterait préjudice aux entreprises françaises, à l'heure où le marché turc se retrouve en pleine croissance. L'accès aux grands contrats publics est un enjeu important pour les grandes entreprises françaises et il serait dommage que ces dernières soient victimes de représailles pour des erreurs politiques. Plusieurs entreprises sont aujourd'hui en lice avec d'autres concurrents pour remporter des contrats dans le domaine des transports, avec des projets à la fois dans les secteurs aéronautique, ferroviaire et routier, dans le domaine des télécommunications ou dans le domaine de l'énergie (Nabucco, participation au programme nucléaire).

2. Des sujets d'intérêt commun qui pourraient permettre à nos deux pays de se rapprocher

A la fin de l'année 2009, le Président turc, Abdullah Gül, confiait au Figaro que les relations entre la France et la Turquie « étaient profondément enracinées » et qu'il ne voyait « aucun conflit d'intérêts » entre les deux pays, mais, au contraire, des « convergences ». Nous pensons également que la France et la Turquie pourraient aujourd'hui travailler sur un certain nombre de sujets d'intérêt commun pour renouer peu à peu le fil d'une relation distendue au cours des dernières années. Deux chantiers de coopération, sur lesquels nous partageons une certaine convergence de vues, pourraient être expérimentés à court terme :

- la question de la volatilité des prix des matières premières, en particulier agricoles et énergétiques . Nos deux pays s'intéressent de près à cette question et se sont tous deux prononcés, en amont du G20, en faveur d'une meilleure régulation, d'une plus grande transparence et d'une meilleure surveillance des marchés des matières premières énergétiques et des produits agricoles. Ils sont également favorables à un renforcement de la sécurité alimentaire. La Turquie avait donc soutenu la proposition française d'inclure ce thème à l'ordre du jour du G20. Ce pays est, en effet, fortement concerné par la volatilité des prix agricoles pour deux raisons. D'une part, un actif sur quatre travaille encore dans l'agriculture, en particulier dans la production de céréales. D'autre part, la Turquie est dépendante des marchés internationaux pour l'achat de coton et le secteur de l'habillement est donc très sensible à la volatilité des prix. La Turquie souffre également d'une forte dépendance énergétique, qui concerne la quasi-totalité de sa consommation énergétique. Elle cherche donc les moyens de limiter sa facture énergétique, qui représentait le quart de ses importations en 2010. L'accord conclu dans le cadre du G20 le 23 juin devrait fournir à la France et la Turquie une base de discussion pour réfléchir aux mesures qui pourraient encore être prises pour renforcer la lutte contre la volatilité des prix des matières premières agricoles.

- la mise en place d'une nouvelle politique méditerranéenne à la lumière des évènements dans le monde arabe . Les révolutions arabes ont mis en évidence les nombreuses attentes de la rue arabe à l'égard de la Turquie et cette dernière devrait donc être appelée à jouer un rôle accru au Proche et au Moyen-Orient. De ce point de vue, elle pourrait devenir un acteur essentiel de l'Union pour la Méditerranée, que la France a lancée à l'été 2008. Cette initiative constitue un outil majeur pour la coopération entre les deux rives de la Méditerranée et les évènements récents sont venus encore en confirmer la pertinence. La nomination d'un nouveau secrétaire général à la tête de cette organisation le mois dernier, le diplomate marocain Youssouf Amrani, devrait permettre à l'Union pour la Méditerranée d'entrer dans une phase plus opérationnelle. L'engagement de la Turquie dans ce dispositif serait un formidable atout, mais ce pays a jusqu'ici émis des réserves, craignant que l'Union pour la Méditerranée ne soit destinée à la reléguer parmi les pays du sud et ne constitue une alternative à l'adhésion. Nous nous sommes efforcés, lors de notre mission, de rassurer nos interlocuteurs turcs sur le fait que leur participation à l'Union pour la Méditerranée n'entraverait en rien la poursuite des négociations d'adhésion. Nous espérons que les autorités françaises et turques pourront prochainement coopérer plus étroitement sur cette question, de manière à dessiner avec les pays de la rive sud l'avenir de la Méditerranée.

« Celui qui cherche un ami sans défaut reste sans ami »

Proverbe turc

CONCLUSION

A l'issue de cette mission, il nous semble qu'il ne serait pas dans l'intérêt de la France de laisser la relation qui l'unit à la Turquie continuer à se dégrader. Ce pays, qui a retrouvé une centralité géopolitique depuis la fin de la guerre froide, impressionne par son dynamisme, sa croissance économique et son influence culturelle en pleine expansion. Nous avons pu constater que les mots prononcés dans chacun de nos pays rencontrent souvent un écho bien plus grand que celui qui était attendu et que les blessures causées par certaines déclarations sont longues à cicatriser. Il ressort de nos entretiens qu'une nouvelle escalade verbale serait susceptible de porter un coup fatal à notre relation et nous espérons que la campagne pour les prochaines élections législatives et présidentielles ne sera pas le théâtre de déclarations que nous pourrions regretter par la suite.

Il ne paraît pas souhaitable, en effet, de détourner la Turquie du processus de réformes. En dépit des progrès qu'elle a réalisés au cours des dernières années, elle doit encore fournir de nombreux efforts pour satisfaire pleinement aux standards européens. Il serait regrettable que la paralysie actuelle des négociations ne conduise la Turquie à abandonner les aspirations européennes qu'elle nourrit pourtant depuis l'avènement de la République en 1923. A cet égard, le découragement qui semble avoir saisi la population turque depuis quelques années est inquiétant. Il nous appartient donc de convaincre nos opinions publiques qu'il serait dommage de fermer dès aujourd'hui la porte à la Turquie, quelle que soit leur opinion sur l'élargissement à ce pays ou leurs craintes sur le processus d'élargissement en général. Il sera temps, à l'issue du processus de négociations, de débattre de l'opportunité d'intégrer la Turquie, en fonction des transformations qu'elle aura connues d'ici là.

Aussi espérons-nous que le Sénat conservera, à l'avenir, l'attitude constructive dont il a toujours fait preuve à l'égard de la Turquie. Cependant, la position du Sénat sera d'autant plus aisée à maintenir que la Turquie, de son côté, poursuivra ses efforts pour répondre aux critères de Copenhague. De ce point de vue, le respect plein et entier par la Turquie du protocole additionnel à l'accord d'Ankara serait interprété comme un signe fort de la volonté de la Turquie de continuer à avancer main dans la main avec l'ensemble des pays de l'Union européenne.

EXAMEN EN COMMISSION

La commission s'est réunie le mardi 28 juin 2011 pour l'examen du présent rapport.

M. Jean Bizet :

Du 28 mars au 1 er avril derniers, je me suis rendu en Turquie, à l'invitation de Yaþar Yakéþ, mon homologue au sein du Parlement turc, en compagnie de nos collègues Bernadette Bourzai, Robert Del Picchia et Charles Gautier.

Notre déplacement avait été organisé conjointement par la Grande Assemblée Nationale de Turquie et l'Ambassade de France à Ankara et avait pour but de suivre l'évolution de la candidature de la Turquie à l'Union européenne. Depuis le dernier rapport qu'avait fait notre commission sur cette question, en 2008, les négociations d'adhésion semblent connaître un ralentissement de plus en plus marqué, que nous souhaitions pouvoir analyser.

Nous avons rencontré, dans la première étape de notre déplacement à Ankara, des personnalités politiques de tout premier plan : le Président de la République, Abdullah Gül, le ministre des affaires de l'Union européenne et négociateur en chef, Egemen Baðé°, le Président de la GANT, Mehmet Ali Þahin, le Président de la commission des affaires étrangères, Murat Mercan, et, bien sûr, le Président de la commission des affaires européennes, Ya°ar Yakéþ. Dans la deuxième partie de notre mission, qui avait lieu à Istanbul, nous avons pu dialoguer avec les milieux intellectuels et culturels, grâce à la visite des lycées francophones et de l'université Galatasaray, et avons été reçu pour une audience par le patriarche oecuménique grec orthodoxe Bartholomeos I er . Lors de notre déplacement à Bursa, l'un des principaux centres industriels du pays, situé sur la rive sud de la mer de Marmara, nous avons pu échanger sur les questions économiques, tout en mesurant le dynamisme de l'économie turque, comme la vitalité de certaines entreprises françaises sur le pays, en particulier de Renault dont nous avons visité l'usine.

Les questions d'ordre bilatéral ont d'ailleurs, au-delà du seul aspect économique, tenu une part importante des discussions que nous avons eues avec nos interlocuteurs turcs, comme vous l'avez sans doute lu dans le projet de rapport d'information que vous avez reçu par voie électronique.

Je crois que le plus intéressant, puisque le rapport a été distribué, serait que chacun des participants au déplacement livre ses impressions et les enseignements qu'il tire. Je donne d'abord la parole à Robert Del Picchia qui est le rapporteur de notre commission pour la Turquie et qui a suivi les négociations depuis leur début. Je solliciterai ensuite les autres participants, mais Charles Gautier m'a fait savoir qu'il ne pourrait pas être parmi nous.

M. Robert Del Picchia :

Il s'agissait de la quatrième mission que j'effectuais dans ce pays pour le compte de notre commission. J'ai été une nouvelle fois frappé par la détérioration des relations franco-turques. La population conserve manifestement le sentiment d'avoir été trahie par la France, qu'elle considérait jusqu'ici comme une alliée et même une amie. Notre pays avait en effet beaucoup oeuvré pour l'ouverture des négociations d'adhésion et les Turcs comprennent mal les réticences dont nous faisons désormais preuve en ce qui concerne leur adhésion.

Les Turcs ont beau être toujours majoritairement favorables à l'adhésion (64 %), ils sont encore plus nombreux (67 %) à penser désormais que leur pays n'adhérera jamais à l'Union européenne. En effet, les négociations piétinent. Seuls treize des trente-cinq chapitres de négociation ont été ouverts à ce jour et aucune avancée n'a même été enregistrée au cours de la dernière année. Les Turcs sont parfaitement conscients que les négociations ne devraient pas aboutir avant une bonne dizaine d'années. Le Président de la République, Abdullah Gül, a par exemple émis le souhait que l'adhésion soit intervenue avant 2023, date du centenaire de la République turque.

La Turquie a déjà réalisé de grands progrès sur la voie de l'adhésion. Elle connaît un développement économique spectaculaire, avec une croissance de l'ordre de 8,9 % en 2010, au premier rang des pays de l'OCDE. Sa diplomatie est de plus en plus influente, en particulier dans le monde arabe depuis la rupture avec Israël. Elle constitue aujourd'hui une puissance économique, militaire et politique dans cette région. Elle n'hésite d'ailleurs par à mettre en avant le rôle qu'elle pourrait y jouer pour l'Union européenne si elle en était membre. Enfin, la révision constitutionnelle du 12 septembre 2010 a constitué, de l'aveu même de la Commission, « un pas dans la bonne direction », c'est-à-dire celle de l'alignement sur les standards européens.

Malgré tout, il faut reconnaître que la Turquie doit encore fournir des efforts importants dans plusieurs domaines fondamentaux. La liberté d'expression, par exemple, n'est toujours pas pleinement garantie, même si certains sujets jusqu'ici tabous sont peu à peu tolérés dans le débat public. La liberté de la presse surtout semble aujourd'hui en recul, comme en témoignent l'emprisonnement actuel d'une cinquantaine de journalistes et l'autocensure dont ces derniers disent aujourd'hui faire preuve en raison des pressions gouvernementales qu'ils ressentent. La question kurde également n'a guère progressé, l'ouverture démocratique lancée en 2009 n'ayant finalement jamais été mise en oeuvre. Enfin, la liberté religieuse est encore loin d'être totale, avec des problèmes persistants pour les minorités religieuses en matière de sécurité, de propriété, de liberté de culte et d'autorisation de formation du clergé, mais le patriarche oecuménique grec orthodoxe, Bartholomeos I er nous a indiqué qu'il constatait un engagement de l'AKP sur ce sujet et espérait des améliorations prochaines. Les autorités turques ont indiqué que le pays devrait se doter d'une toute nouvelle constitution dans les prochains mois. Il convient d'espérer que l'élaboration de cette nouvelle loi fondamentale sera l'occasion de renforcer la démocratie et l'État de droit en Turquie.

Les relations de la Turquie avec son voisinage immédiat restent également tendues, en dépit de la doctrine « zéro problème avec le voisinage » qu'elle a développée depuis quelques années. Les relations avec l'Arménie sont de nouveau au point mort, malgré l'esquisse de rapprochement qui avait eu lieu en 2008 et 2009. Le problème de Chypre reste entier, la Turquie n'ayant toujours pas non plus ouvert ses ports et aéroports aux marchandises de la République de Chypre, conformément aux engagements auxquels elle a pourtant souscrit dans le cadre de l'union douanière. En revanche, les relations avec la Grèce ont connu une nette amélioration au cours des dernières années, avec désormais des contacts politiques réguliers entre les deux pays et l'instauration d'un dialogue stratégique sur les points d'intérêt commun entre les deux États.

Les Turcs ont aujourd'hui le sentiment qu'on leur impose des conditions d'adhésion beaucoup plus difficiles qu'aux autres pays candidats et que l'Union européenne invoque constamment des arguments qu'ils ne jugent pas objectifs - autrement dit, des arguments « politiques » - pour empêcher leur adhésion. Or, les Turcs sont très attachés au processus de négociations, qui constitue un moyen pour eux de se réformer et d'obtenir de leur population certains sacrifices au nom de l'adhésion.

Sur la question de l'adhésion, nos interlocuteurs ont clairement réaffirmé qu'elle est leur unique objectif et qu'ils n'accepteront aucune alternative. Je pense effectivement que les Turcs iront jusqu'au bout des négociations de manière à poursuivre leur modernisation. Ceci dit, je pense que ce seront peut-être eux qui, à la fin, choisiront de ne pas adhérer, de manière à éviter qu'un référendum négatif dans l'un des États membres, et peut-être même dans un petit État, ne leur bloque l'accès à l'Union européenne, ce qui serait une situation politiquement ingérable.

En ce qui concerne la relation franco-turque, il nous est apparu qu'il existait toujours un fort ressentiment en Turquie à l'égard de l'attitude de la France. Nos interlocuteurs nous ont confié qu'ils avaient été vexés d'avoir été mis à l'écart dans la gestion de la crise libyenne, en particulier de ne pas avoir été invités au sommet de Paris le 19 mars. Ils ont également évoqué la reconnaissance du génocide arménien et ont fait part de leur frustration que la France s'immisce dans les relations entre la Turquie et l'Arménie, en leur donnant le sentiment qu'ils étaient incapables de surmonter par eux-mêmes leur passé douloureux.

Cela étant, la France et la Turquie conservent malgré tout des liens étroits et c'est particulièrement vrai dans le domaine économique. Nos échanges commerciaux ont connu un fort développement au cours des dernières années et nos deux pays sont respectivement l'un des principaux partenaires commerciaux pour l'autre. La Turquie est ainsi le troisième débouché commercial des exportations françaises, hors pays de l'Union européenne et Suisse, et arrive loin devant des pays comme l'Inde, le Brésil, le Maghreb ou même le Japon. L'importance de cette relation commerciale n'est pas toujours connue, parce qu'elle est assez récente. Pourtant, nous avons réalisé 6,2 milliards d'euros grâce aux exportations vers ce pays en 2010. Mais, il existe un risque réel que la détérioration de nos relations politiques avec la Turquie n'ait un impact négatif sur le volume de nos échanges. Déjà, les parts de marché de la France ne cessent de se réduire depuis quelques années, passant de 5,1 % en 2005 à 4,3 % en 2010 et même, semble-t-il, à 3,7 % au début de l'année 2011. Dans ce contexte, on peut craindre que le gouvernement turc ne soit tenté de rejeter les candidatures des entreprises françaises à différents appels d'offres en raison de l'état de nos relations actuelles. Cette situation serait regrettable, d'autant que plusieurs marchés publics sont susceptibles d'intéresser nos entreprises, que ce soit dans le domaine des télécommunications, de l'aéronautique, de la construction et de la voirie et, bien sûr, de l'énergie, avec la question du projet Nabucco, mais aussi du programme nucléaire.

Mme Bernadette Bourzai :

Je partage globalement l'analyse de Robert Del Picchia, mais j'ajouterai quelques mots. Je tiens d'abord à souligner que notre délégation a été fort bien reçue en Turquie, même si nos interlocuteurs turcs n'ont pas mâché leurs mots pour nous dire ce qu'ils pensaient de l'attitude de la France. C'est un peuple qui préfère manifestement crever l'abcès, quitte à brusquer légèrement leurs interlocuteurs. Mais, loin de moi l'idée de dire qu'il s'agit d'un défaut.

Cela faisait vingt ans que je ne m'étais pas rendue en Turquie et j'ai été frappée par le développement spectaculaire qu'elle a connue, à la fois sur le plan économique et sur le plan social. La population a bénéficié de l'essor du pays et vit clairement plus confortablement que dans les années 1980 et ou 1990. Les rencontres avec les milieux culturels, à l'université de Galatasaray, au lycée de Galata, comme au lycée Saint-Michel, ont été très riches et ont montré une nouvelle fois le dynamisme de la population turque.

Les relations franco-turques présentent incontestablement des tensions, mais je dirai plutôt qu'il s'agit de relations où se mêlent des sentiments à la fois d'amour et de détestation : les points de crispation actuels ne doivent pas faire oublier qu'il existe aussi une certaine fascination réciproque, qui s'appuie sur des liens solides et la persistance d'une convergence de vues sur de nombreux sujets. D'ailleurs, pourrait-il en être autrement au regard de la longue histoire que nous avons partagée ou même de la forte population d'origine turque vivant en France, qui soude nécessairement les liens entre la Turquie et les régions françaises ?

J'ai eu le sentiment que les Turcs avaient pris une certaine distance vis-à-vis de l'adhésion à l'Union européenne. D'une part, ils sont conscients qu'il leur reste un long chemin à parcourir, qui exige beaucoup d'efforts de leur part, avant de satisfaire pleinement les critères de Copenhague. Le Président Gül nous en a d'ailleurs fait part lors de l'entretien qu'il nous a accordé. Sur une question que je lui posais relative à l'égalité entre les hommes et les femmes, par exemple, il a reconnu que la Turquie accusait encore un grand retard. D'autre part, les Turcs se rendent compte que les évènements récents dans le monde arabe leur confèrent de nouvelles responsabilités. Ils pourraient être amenés à devenir un pont entre l'Union européenne et le monde arabe et donc à jouer un rôle beaucoup plus central que celui qu'ils pourraient avoir s'ils intégraient l'Union européenne, dont ils resteraient, géographiquement tout au moins, à la périphérie. Dans ce contexte, j'ai l'impression qu'ils se projettent de plus en plus comme une puissance du bassin méditerranéen oriental plutôt que comme un pays membre de l'Union européenne parmi d'autres. Aussi, je me demande si la Turquie ne s'interroge pas de plus en plus sur l'opportunité d'une adhésion, qui exige de sa part un travail encore important et induira nécessairement une perte d'autonomie.

Ce n'est sans doute pas un hasard si la question de l'adhésion à l'Union européenne n'a tenu qu'une place très marginale dans la campagne électorale pour les législatives du 12 juin dernier. L'AKP a une nouvelle fois remporté largement ces élections, avec 49,8 % des voix. Cependant, j'ignore si l'on doit interpréter ce résultat comme un réflexe de résistance de la part de l'électorat turc, mais toujours est-il qu'il ne permet pas à l'AKP de disposer d'un nombre de sièges suffisant au Parlement pour modifier la Constitution à sa guise. Il n'a obtenu que 326 sièges, alors qu'il lui en aurait fallu 367, soit les 3/5 e , pour modifier seul la Constitution ou au moins 330 pour lancer seul une procédure de révision constitutionnelle par voie référendaire. Dans ces conditions, il n'est pas certain qu'il puisse faire évoluer la Turquie vers un régime présidentiel, comme le souhaitait le Premier ministre, Recep Tayyip Erdoðan.

L'entretien que nous avons eu avec le Président de la République a été fort intéressant. Abdullah Gül nous a alors présenté les objectifs que son pays s'était assignés à l'horizon 2023, une date particulièrement symbolique pour les Turcs puisqu'il s'agira du centenaire de la République. Le premier concernait l'adhésion à l'Union européenne, la Turquie espérant en être devenue membre à cette date. Le deuxième avait trait au développement économique, la Turquie ambitionnant de faire partie des dix premières économies mondiales, sachant qu'elle se classe aujourd'hui 17 e . Le troisième était un objectif social, qui consiste à garantir une meilleure répartition des richesses à la fois entre les Turcs et entre les différentes régions de Turquie. Quand on connaît aujourd'hui les écarts de richesse entre l'ouest du pays et certaines zones reculées d'Anatolie comme de l'est et du sud-est du pays, il paraît clair que la Turquie devra déployer de nombreux efforts en ce sens au cours des prochaines années. Enfin, le quatrième et dernier objectif devrait avoir un impact sur la politique étrangère turque, puisqu'il s'agit de ramener la paix et la stabilité dans le voisinage régional, en y oeuvrant en faveur de la démocratie et des droits de l'homme, tout en promouvant la prospérité économique par l'instauration d'une zone de libre-échange. Une nouvelle fois, cet objectif semble confirmer l'existence d'une volonté turque de retrouver une véritable centralité en constituant leur propre marché commun.

M. Jean Bizet :

Comme mes deux autres collègues, j'ai été surpris de découvrir l'ampleur des tensions qui portent aujourd'hui atteinte à la relation franco-turque. Lors des entretiens politiques à Ankara, nous avons été constamment interpellés sur la question de la crise libyenne comme sur celle de la répression de la négation du génocide arménien. J'ai pris conscience que les déclarations et les décisions politiques que nous prenons, même si elles ne visent pas toujours directement la Turquie, ont un réel retentissement dans ce pays. Je crois que nous devons prendre garde à ne pas trop froisser les Turcs. La Turquie a toujours été un pont entre l'Union européenne et le Moyen-Orient et elle l'est sans doute encore plus aujourd'hui à la faveur des révolutions dans le monde arabe. Il ne faut pas se couper de ce grand pays. Au contraire, il faut poursuivre les négociations pour l'amarrer solidement à l'Union européenne - l'avenir dira quelle est la meilleure formule - et garantir sa stabilité.

Pour autant, cela n'exonère pas la Turquie de poursuivre ses réformes. Le pays a déjà connu de nombreuses transformations depuis les deux dernières décennies, mais il reste encore beaucoup à faire. J'insiste en particulier sur le respect du protocole additionnel à l'accord d'Ankara. La Turquie ne peut pas continuer à refuser d'ouvrir ses ports et ses aéroports aux marchandises de la République de Chypre, au mépris des engagements qu'elle a contractés auprès de l'Union européenne. J'espère qu'elle acceptera de faire un geste sur ce sujet, de manière à prouver qu'elle souhaite toujours avancer avec l'Union européenne.

J'ai beaucoup évoqué avec nos interlocuteurs turcs le rôle central que la Turquie pourrait jouer au sein d'une Union pour la Méditerranée relancée. Je dois avouer qu'ils n'ont généralement pas démontré l'engouement que nous pouvions espérer. La crainte que ce projet ne constitue qu'une alternative à leur adhésion à l'Union européenne semble toujours vivace, en dépit des assurances qui leur ont été données. Cependant, certains ont reconnu que la Turquie pourrait être très intéressée par le caractère pragmatique de l'Union pour la Méditerranée et la dimension économique, environnementale et éducative des projets.

Compte rendu sommaire du débat

M. Simon Sutour :

J'ai longtemps fait partie des soutiens de la candidature turque car j'estimais que les perspectives d'adhésion inciteraient ce pays à se moderniser. Malheureusement, la situation actuelle en Turquie me laisse à penser que le pays, au contraire, connaît plutôt ces dernières années un recul démocratique. A mes yeux, la Turquie ne respecte pas suffisamment aujourd'hui les standards européens pour prétendre y entrer.

Les relations avec l'Arménie restent tendues et les Turcs demeurent intransigeants sur la question du génocide arménien, alors même qu'il s'agit d'un fait survenu avant la constitution de la République turque.

Sur la question de Chypre, Ankara ne semble faire aucun effort. Il s'agit pourtant d'une occupation illégale, confortée par une politique de colonisation. J'avoue que je comprends mal que la Turquie ne recherche aucune solution à ce conflit qui les oppose à un État membre de l'Union européenne, à l'heure même où ils tentent d'en devenir membre.

La liberté religieuse demeure loin d'être respectée. Le Patriarcat oecuménique grec orthodoxe rencontre encore de nombreuses difficultés pour célébrer librement son culte. Il n'a toujours pas obtenu l'autorisation de rouvrir son séminaire théologique. Dans la partie nord de Chypre, une messe de Noël a même été interdite et les fidèles délogés manu militari .

Le problème kurde reste entier, alors même qu'ils sont 15 millions à vivre en Turquie, soit plus d'un cinquième de la population. Le parti kurde est obligé de présenter des candidats en indépendants pour garantir sa représentation politique, en raison du barrage électoral qui impose à un parti de franchir le seuil éliminatoire de 10 % des suffrages au niveau national pour obtenir des sièges au Parlement. Certains Kurdes sont aujourd'hui arbitrairement emprisonnés. Les droits culturels de cette minorité ne sont pas respectés.

Je m'inquiète enfin de l'évolution de la société turque. Je ne voudrais pas que la généralisation du voile porte atteinte à la liberté des femmes turques. Je crains également que la future Constitution turque ne vienne remettre en cause le principe de laïcité que nos deux pays avaient jusqu'ici en partage. A cet égard, j'ai été déconcerté d'apprendre que l'AKP pourrait finalement profiter de la décision des Kurdes de boycotter le Parlement pour pouvoir modifier seul la Constitution. Le BDP a en effet fait savoir que ses membres ne siégeraient pas dans la nouvelle assemblée, suite à l'invalidation de l'élection de l'un de ses membres, condamné il y a quelques jours par la cour d'appel pour ses liens avec le PKK, et tant que celui-ci n'aurait pas été réintégré.

M. Serge Lagauche :

Depuis 1993, la Turquie a fermé sa frontière commune avec l'Arménie, pénalisant ainsi grandement le développement de ce pays. Je ne crois pas qu'il serait pourtant très coûteux pour la Turquie d'ouvrir progressivement cette frontière commune.

Deux raisons expliquent l'attitude actuelle de la Turquie. D'une part, sa dépendance énergétique, qui la conduit à prendre le parti de l'Azerbaïdjan qui possède des réserves en pétrole. D'autre part, l'intransigeance de certaines formations politiques sur la question du génocide arménien. Il est vrai qu'Ankara a toléré, au cours des dernières années, que certains intellectuels, qui se prononçaient ouvertement pour la reconnaissance du génocide arménien, abordent publiquement cette question. Il est également exact que la Turquie accepte, de-ci de-là, de faire quelques gestes mineurs en faveur d'un rapprochement. Mais, il ne s'agit jamais d'une véritable politique qui permettrait réellement de retrouver la stabilité et l'harmonie à la frontière arméno-turque. En témoigne le nombre de soldats turcs massés à la frontière. En témoigne également la volonté des autorités turques de ne pas soumettre cette question à leur Parlement, pour ne pas déchaîner l'ire parmi les rangs des nationalistes. A cet égard, je doute que les Turcs soient vraiment favorables à la constitution d'une commission d'historiens composée à la fois d'Arméniens et de Turcs chargée de qualifier les faits, même s'ils en ont fait la proposition.

A mon sens, cette situation de blocage devrait perdurer tant que l'Union européenne n'aura pas fait preuve de davantage de fermeté sur le sujet. Il serait temps que les Turcs sortent du déni et adoptent une culture du dialogue. C'est d'ailleurs également un effort que je demande aux Arméniens, qui rencontrent souvent des difficultés de dialogue, comme l'illustre le muselage dont est l'objet l'opposition dans ce pays. Ce n'est pourtant qu'à travers lui que cet épineux dossier pourra être résolu.

M. Pierre Bernard-Reymond :

En écoutant votre rapport, je me suis demandé si l'enlisement actuel des négociations ne profitait finalement pas aux deux parties : l'Union européenne, d'un côté, dont le processus de négociations lui permet de stabiliser et de moderniser un pays de son environnement géographique ; la Turquie, qui développe sa puissance économique, noue un partenariat solide avec l'Union européenne, sans pour autant perdre son indépendance et son autonomie, même sur certaines valeurs.

Il est vrai que l'attitude de la France a sans doute contribué à ralentir le rythme des négociations, mais la candidature de la Turquie semble néanmoins poser de réelles difficultés. D'une part, la capacité d'assimilation de l'Union européenne est plus faible qu'elle ne l'a été, surtout après les deux derniers élargissements qui n'ont toujours pas été totalement « digérés ». D'autre part, la Turquie rencontre encore de nombreux problèmes, peut-être plus graves encore que ceux dont souffraient certains pays candidats par le passé, et qui entravent aujourd'hui le processus d'adhésion. Nous avons évoqué les entorses à la liberté d'expression et au droit des minorités religieuses. Nous avons également évoqué le sort des Kurdes de Turquie et les difficiles relations de voisinage que ce pays entretient avec l'Arménie et la République de Chypre.

Dernière question, un parallèle a-t-il été fait entre la Turquie et l'Ukraine lors de votre déplacement ? Dans les deux cas, il s'agit de grands pays, qui ont une population à la fois jeune et nombreuse et qui présentent des intérêts géostratégiques certains.

Mme Bernadette Bourzai :

Sur la question arménienne, il est vrai que le patriarche oecuménique grec orthodoxe nous a confirmé que le projet de commission d'historiens était aujourd'hui en sommeil. De là à dire que les Turcs ne tiennent pas à sa mise en place, je n'en suis pas certaine, mais on ne peut pas totalement l'exclure. Il n'en demeure pas moins que Charles Gautier et moi-même nous sommes retrouvés dans une situation inconfortable car nous avons découvert au milieu de notre déplacement que la proposition de loi visant à réprimer la négation du génocide arménien serait inscrite à l'ordre du jour, alors que nous avions donné des assurances à nos interlocuteurs dans les jours qui avaient précédé, en nous fondant sur le vote que nous avions eu au sein de notre groupe politique.

Il est indéniable que la Turquie doit encore accomplir un lourd travail pour satisfaire pleinement les critères de Copenhague. Mais, encore une fois, je crois qu'ils sont parfaitement conscients qu'ils ne sont pas au bout de leurs efforts. Parvenir aux standards européens suppose encore l'adoption de nombreuses réformes, mais aussi la modification de certaines pratiques - je pense, en particulier, en matière de liberté de la presse. Il est vrai que les performances économiques spectaculaires, comme le développement social qu'a connu ce pays ont parfois tendance à faire passer au second plan certaines réformes politiques, pourtant indispensables, en matière de démocratie et de droits de l'homme. Mais la Turquie est une grande nation, dont le peuple est fier. Je ne crois pas que les Turcs abandonneront leur rêve d'adhésion. A mon avis, ils poursuivront les réformes pour aller jusqu'au bout du processus de négociations, quitte à prendre le risque d'un échec au moment de la ratification.

La position géographique de ce pays, au carrefour des routes énergétiques, est un élément déterminant à prendre en compte pour comprendre la Turquie d'aujourd'hui. En quelques années, ce pays est devenu un acteur incontournable pour l'approvisionnement énergétique de l'Union européenne, à l'heure où celle-ci cherche à diversifier ses sources d'approvisionnement. Cette position confère à la Turquie un avantage non négligeable dans ses relations avec l'Union européenne, qu'elle n'hésitera probablement pas à utiliser à son profit dans les années à venir.

M. Robert Del Picchia :

Depuis quelques années, la Turquie ambitionne en effet de devenir l'un des principaux « hubs » énergétiques du monde, susceptible d'acheminer les ressources pétrolières et gazières d'est en ouest. Elle occupe une position géographique centrale dans les échanges énergétiques et dispose, par conséquent, de réels moyens de pression. Elle pourrait, par exemple, mettre en difficulté les pays de l'Union européenne si elle décidait de fermer l'accès au détroit du Bosphore.

Bien sûr, la démocratie turque n'est pas aujourd'hui parfaite, mais il faut mesurer aujourd'hui le chemin parcouru. De réels progrès ont été faits au cours des dernières années, même s'ils sont encore jugés insuffisants. Il me paraît essentiel, à l'heure actuelle, de poursuivre le processus de négociations, qui profite véritablement aux deux parties. Il constitue un moteur pour que la Turquie poursuive son travail de modernisation. Si les négociations étaient interrompues, il existerait, au contraire, un risque réel que la Turquie s'éloigne de l'Union européenne et qu'elle se tourne vers d'autres zones géographiques, ce qui porterait atteinte tant à l'avenir de l'influence de l'Union européenne dans le monde qu'à son développement économique. Je rappelle que les pays de l'Union figurent aujourd'hui parmi les principaux partenaires commerciaux de la Turquie et que l'économie de ce pays reste aujourd'hui en plein essor, malgré la crise. Par ailleurs, la Turquie compte aujourd'hui près de 80 millions d'habitants et donc, potentiellement, autant de consommateurs.

Il faut donc encourager la Turquie à entreprendre de nouvelles réformes politiques pour améliorer la liberté d'expression et parfaire la liberté religieuse. En ce qui concerne le problème de Chypre, il faut inviter la Turquie à mettre pleinement en oeuvre le protocole additionnel à l'accord d'Ankara. Sur cette question, je rappelle néanmoins que les Turcs reprochent à l'Union européenne d'avoir intégré en 2004 la République de Chypre, alors même que le conflit entre les deux parties de l'île n'était pas réglé et que la candidature de la Turquie était déjà connue. Ils soulignent également que l'échec du plan Annan proposé par les Nations unies doit être imputé à la partie grecque de l'île, qui l'a rejeté par voie référendaire, alors que la partie turque l'a approuvé.

M. Simon Sutour :

Mais, le plan Annan entérinait la partition de l'île et la colonisation turque dans la partie nord. La partie grecque ne pouvait pas l'accepter !

M. Jean Bizet :

Nos interlocuteurs turcs n'ont pas évoqué la situation de l'Ukraine au cours de notre déplacement. Ils ont seulement indiqué qu'ils comprenaient mal que l'Union européenne refuse à la Turquie de discuter d'un régime de libéralisation des visas, alors même qu'elle est candidate à l'Union européenne, tandis qu'elle avait ouvert des pourparlers avec l'Ukraine sur cette question, alors qu'il s'agit d'un pays qui n'a pas obtenu officiellement le statut de candidat.

M. Simon Sutour :

D'un entretien que j'ai eu avec l'ambassadeur d'Ukraine, il ressort que les Ukrainiens considèrent avec envie le statut de pays candidat qui est celui de la Turquie !

*

A l'issue du débat, la commission des affaires européennes a autorisé la publication du rapport d'information.

Programme de la mission en Turquie
(28 mars - 1er avril 2011)

_______

Lundi 28 mars 2011 :

- 17 h 00 : Arrivée à Ankara.

- 20 h 00 : dîner à la résidence de l'Ambassade de France en Turquie, présidé par M. Vincent Guérend, premier conseiller, en compagnie de M. Marc Pierini, chef de la délégation de l'Union européenne en Turquie.

Mardi 29 mars 2011 :

- 09 h 00 : Petit-déjeuner avec M. Egemen BAÐIÞ, ministre des affaires de l'Union européenne et négociateur en chef de la République de Turquie.

- 10 h 30 : Dépôt de gerbe au mausolée d'Anitkabir et signature du livre d'or.

- 11 h 30 : Entretien avec M. Mehmet Ali AHIN, Président de la Grande Assemblée Nationale de Turquie (GANT).

- 12 h 15 : Entretien avec M. Murat MERCAN, Président la commission des affaires étrangères de la GANT.

- 13 h 00 : Déjeuner offert par M. Murat MERCAN, en présence de membres de la commission des affaires étrangères de la GANT.

- 15 h 00 : Entretien avec le Président de la République, M. Abdullah GÜL.

- 16 h 30 : Entretien avec M. Ya°ar YAKI, Président de la commission des affaires européennes de la GANT, et des membres de cette commission.

- 19 h 30 : Dîner offert par M. Ya°ar YAKI.

Mercredi 30 mars 2011 :

- 10 h 00 : Départ pour Istanbul.

- 11 h 05 : Arrivée à Istanbul.

- 12 h 30 : Déjeuner en compagnie de M. Hervé MAGRO, consul général de France à Istanbul.

- 14 h 30 : Entretien avec le Recteur de l'Université Galatasaray.

- 15 h 00 : Discours de M. Jean BIZET à l'Université Galatasaray.

- 16 h 30 : Visite du lycée Galatasaray.

- 18 h 30 : Visite du lycée Saint-Michel.

- 19 h 00 : Réception avec la communauté française au lycée Saint-Michel

- 20 h 00 : Dîner offert par M. Mehmet ERBAK, consul honoraire de France à Bursa, en compagnie de représentants de la mission économique de la France et du directeur de l'usine Oyak-Renault.

Jeudi 31 mars 2011 :

- 06 h 45 : Départ pour Bursa.

- 10 h 30 : Présentation de l'usine Oyak-Renault par son président-directeur-général, M. Tarýk TUNALÝOðLU.

- 11 h 30 : Visite des installations de l'usine Renault.

- 13 h 30 : Déjeuner offert par M. ahabettin HARPUT, Préfet de Bursa, en présence de la communauté française et francophone de la ville.

- 15 h 30 : Visite de Bursa.

- 17 h 30 : Départ pour Istanbul.

- 19 h 30 : Arrivée à Istanbul.

- 20 h 00 : Réception au Palais de France à l'occasion de la remise de décoration à M. Cengiz AKTAR par l'ambassadeur Bernard EMIÉ.

Vendredi 1 er avril 2011 :

- 10 h 00 : Visite de l'église Saint-Sauveur in Chora.

- 11 h 30 : Audience avec le patriarche oecuménique grec orthodoxe, Bartholomeos I er .

- 15 h 15 : Départ pour Paris.


* 1 Article paru dans le Figaro le 7 octobre 2009 intitulé « C'est à la Turquie de se transformer ».

* 2 La Turquie ne reconnaît pas la République de Chypre depuis 1963, date du retrait de la communauté chypriote turque des institutions de l'île.

* 3 Il s'agit d'une conspiration présumée qui aurait réuni des militaires et des civils dans le but de renverser le gouvernement de Recep Tayyip Erdoðan. Cette affaire est actuellement en cours d'instruction.

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