Débat d'orientation et lancement du groupe de travail « Bilan de la décentralisation », le 6 octobre 2010

M. Alain Lambert, président. À la fin de la dernière session, je vous avais proposé un échange de vues sur nos travaux à venir.

M. Edmond Hervé avait alors émis l'idée que notre Délégation établisse un bilan de la décentralisation et nous avions approuvé le principe de lui confier le pilotage d'un groupe de travail informel.

Pourquoi « informel » ? Parce que le formalisme importe peu dans une formation qui, comme la nôtre, recherche des solutions transpartisanes. Nous n'allons pas nous auto-enfermer dans un carcan de règles et de procédures pour assurer un équilibre politique à l'epsilon près : pour constituer nos groupes de travail, le critère premier ne doit pas être la couleur politique, mais l'envie de s'impliquer personnellement en se montrant constructif.

Par conséquent, j'invite chacun d'entre vous qui est prêt à s'investir sur le sujet à faire acte de candidature auprès de notre secrétariat -vous recevrez un courrier à cette fin. Afin de ne pas retarder le début des travaux de notre groupe, je vous remercie de vous manifester au plus tôt, et en tout état de cause avant le 14 octobre (délai qui vous permet, si besoin est, de vous rapprocher préalablement de vos groupes respectifs).

Je précise que je ne ferai pas de « censure » : tout candidat au groupe de travail sera admis. La contrepartie, et j'ai pour cela entièrement confiance en votre sens des responsabilités, est bien sûr de s'engager à une réelle assiduité sur une période qui durera probablement jusqu'à la fin de la session.

Nous nous lançons en effet dans une vaste entreprise. Pour vous permettre d'en mesurer l'ampleur, je donne immédiatement la parole à M. Edmond Hervé qui va nous expliquer comment il conçoit les choses.

M. Edmond Hervé, rapporteur. Tout d'abord je souhaite que notre groupe de travail fonctionne de manière ouverte et pluraliste. À ce titre, j'accorde beaucoup d'importance aux annexes qui peuvent figurer dans un rapport, car elles permettent l'expression de points de vue qui n'ont pas recueilli un minimum d'audience mais qui n'en sont pas moins tout à fait respectables.

Cela étant dit, j'en viens à ce qui pourrait constituer le fil conducteur du bilan sur lequel j'ai souhaité que notre Délégation se penche.

Au point de départ de mon initiative se trouvent les deux discours de Toulon et de Saint-Dizier, dans lesquels le Président de la République avait tenu sur les collectivités territoriales des propos qui devaient être à l'origine d'une controverse ; le fait qu'il y ait eu une prise de position du chef de l'État lui-même ayant donné lieu à controverse justifie, à mes yeux, que l'on se penche attentivement sur le problème en dressant un bilan de la décentralisation.

Quelle démarche pourrait-on suivre pour le réaliser ? Je voudrais vous livrer quelques grandes lignes, au nombre de quatre, étant bien précisé qu'il ne s'agit que d'une ébauche appelée à être précisée et complétée.

En premier lieu, notre groupe de travail devrait me semble-t-il se pencher sur ce que j'appellerai le nouveau paysage institutionnel.

Ce nouveau paysage institutionnel, c'est d'abord un ensemble de références juridiques dont il convient de faire l'inventaire et l'analyse. Je suis frappé par l'absence de référence à la Constitution dans les débats sur la décentralisation. Cela m'étonne car je conçois la Constitution comme la norme suprême ; je considère que c'est à la loi de s'adapter à elle et pas le contraire. On peut ne pas être favorable à certains principes constitutionnels (M. Balladur, par exemple, lors de son audition par la commission que présidait M. Belot, avait fait part de son opposition au principe de libre administration) ; néanmoins, on ne peut dresser un bilan de la décentralisation sans se pencher sur le cadre juridique dans lequel elle s'insère : d'abord la Constitution, puis les lois et les autres normes. À cet égard, il y a lieu de rappeler que, juridiquement, la France n'est pas un pays fédéral ; c'est un point qu'il faut toujours garder à l'esprit avant d'émettre des propositions telles que l'inscription dans la Constitution des compétences de l'État : pourquoi pas, mais cette méthode relève plus d'un État fédéral que d'un État unitaire et me semble à ce titre contraire à notre tradition historique. Et puisque je parle de tradition, je ne peux manquer d'évoquer notre fameuse clause générale de compétence sur laquelle il nous faudra évidemment nous pencher. Nous verrons ce qui, sur ce point, sortira du projet de loi de réforme des collectivités territoriales, mais je considère que, si le texte définitif reflète la position de l'Assemblée nationale, nous aurons une novation juridique de taille par rapport aux grandes lois de décentralisation.

Le nouveau paysage institutionnel, c'est ensuite une nouvelle organisation. Je pense à la régionalisation ; je pense à la problématique départementale, avec les deux missions qui doivent, selon moi, relever de ce niveau de collectivité : la solidarité sociale et la solidarité territoriale ; je pense à l'intercommunalité ; je pense à la diversité consultative, le terme « diversité » n'étant peut-être pas le plus juste puisque je fais ici référence à la multitude de structures (commissions, comités ou autres) travaillant sur les collectivités territoriales ; enfin, je pense à ce que l'on pourrait appeler la permanence municipale, c'est-à-dire au fait que le maire reste depuis toujours l'élu le plus populaire dans les sondages d'opinion, ce qui n'est pas un hasard : je suis convaincu de l'exemplarité exceptionnelle du fonctionnement du conseil municipal dont l'État gagnerait beaucoup à s'inspirer.

La deuxième partie du fil conducteur que je vous soumets porte sur l'approche quantitative. L'idée serait de nous livrer d'abord à une approche comptable globale, c'est-à-dire de retracer l'évolution sur une longue période des budgets des collectivités, de leur fiscalité, de leur dette, des interventions de l'État... Puis, une fois ces évolutions retracées, il conviendrait d'essayer de les interpréter pour mieux comprendre et mesurer les différents composants de l'action territoriale. Cela nous permettra de montrer que les collectivités sont des acteurs très importants dans bien des domaines (économique, social, culturel, environnemental...).

En troisième lieu, je vous propose de nous pencher sur ce qui constitue les caractéristiques de notre décentralisation. Pour être succinct, je dirai que nous passons d'une décentralisation de transfert à une décentralisation de projet. Je suis frappé par la somme de documents prévisionnels, prospectifs, pluriannuels et contractuels que l'on trouve dans nos collectivités territoriales ; cette tendance à regarder vers l'avenir me semble en décalage avec une certaine myopie de l'État ; elle constitue, elle aussi, une forme d'exemplarité dont il devrait s'inspirer.

Je vois en outre dans la tendance à l'extension de la démocratie une autre caractéristique de notre décentralisation : alors que le pouvoir d'État est dans une large mesure aux mains de personnes issues des grandes écoles, il en va différemment du pouvoir au niveau local. La panoplie des origines sociales y est beaucoup plus large.

Enfin, le quatrième point de mon fil conducteur porte sur ce que j'appelle une dynamique à parfaire. Cela suppose de se pencher sur les réformes actuelles et ensuite de mettre l'accent sur les attentes qui demeurent insatisfaites.

Voilà les grandes lignes du contenu du bilan tel que je l'envisage.

En ce qui concerne la méthodologie, j'insiste sur un fonctionnement ouvert et pluraliste de notre groupe de travail : personne n'a le monopole de la vérité. Nous devrons nous appuyer sur la masse considérable de documents déjà produits et dont beaucoup, par exemple ceux de la Cour des comptes ou du Sénat, sont de très grande qualité. Il nous faudra élaborer un questionnaire à soumettre à nos interlocuteurs, au premier rang desquels je pense à nos collègues du Sénat responsables de collectivités territoriales. Nous devrions avoir des visites de terrain et des auditions. Il serait en outre impardonnable de ne pas utiliser les travaux de notre Délégation, ceux qui ont été publiés et ceux qui seront prochainement présentés.

M. Alain Lambert. Je n'étais donc pas dans l'erreur en disant, tout à l'heure, que nous nous lancions dans une vaste entreprise... Afin que vous disposiez de tous les éléments pour décider de vous y associer ou non, j'attire votre attention sur trois points.

Premièrement, n'oubliez pas que nous aurons un autre groupe de travail informel, sur un sujet complémentaire : l'autonomie financière des collectivités territoriales. Ce groupe, piloté par M. Roland du Luart, sera lancé dans quelques semaines. Là aussi, chacun de vous prêt à s'investir pourra en faire partie ; mais, si vous êtes intéressé par les deux groupes de travail, prenez bien la mesure des conséquences sur votre agenda avant de vous inscrire, éventuellement, à l'un et à l'autre.

Deuxièmement, ce n'est pas parce que vous ne serez pas membre d'un groupe de travail que vous ne serez pas associé à ses travaux. Vous serez régulièrement informé de ses auditions et vous pourrez tout à fait participer à celles qui vous intéresseront. En revanche, il faut être cohérent, seuls les membres du groupe de travail auront vocation à participer aux déplacements et, s'ils en approuvent le contenu, à cosigner le projet de rapport que préparera M. Edmond Hervé.

J'en viens ainsi à ma troisième observation : le rôle du pilote, en l'occurrence d'Edmond Hervé. Ce rôle est double. D'abord, d'organiser les choses : retenir les dates des auditions, déterminer leur contenu, choisir les déplacements sur le terrain... Ensuite, le pilote est chargé de rédiger un projet de rapport à soumettre aux autres membres du groupe. Il doit bien entendu le faire en visant le consensus, ce qui implique, le cas échéant, d'accepter des amendements à son projet initial. Je sais que M. Edmond Hervé, comme M. Roland du Luart pour l'autre groupe, ne ménageront pas leurs efforts pour obtenir un consensus. Néanmoins, à l'impossible nul n'est tenu : le consensus n'est pas l'unanimité et la règle du jeu veut que l'on accepte l'augure que tous les membres d'un groupe ne seront peut-être pas signataires du rapport final. Dans une telle hypothèse, j'estime que ceux qui ne signeraient pas le rapport devraient pouvoir, s'ils le souhaitent, demander à ce que les raisons de leur opinion dissidente figurent en annexe.

Ces précisions étant apportées, je lance officiellement notre débat d'orientation en invitant chacun d'entre vous à réagir à la communication de M. Edmond Hervé et notamment à nous indiquer les points sur lesquels, selon vous, devrait particulièrement insister un rapport sur le bilan de la décentralisation.

M. Rémy Pointereau. Simplement, on est d'accord : nous parlerons de la décentralisation depuis 1982 à travers toutes les collectivités ?

M. Edmond Hervé. Bien entendu, notre bilan porte sur toutes les collectivités territoriales ainsi que sur les intercommunalités. Cela me permet d'évoquer un point sur lequel nous devrons être très vigilants si l'on ne veut pas que nos statistiques soient faussées : nous devrons prendre garde à bien sortir des données dont nous disposerons sur les administrations publiques locales (les APUL) celles qui ne concernent ni les collectivités territoriales, ni les EPCI (par exemple, celles relatives aux chambres consulaires).

M. Jean-Claude Peyronnet. Il y aurait un aspect intéressant à étudier, celui de la déconcentration. On a l'impression que l'État a été très sensible à un moment à établir une déconcentration pour être plus efficace, et petit à petit, il s'est désengagé de ses actions locales. D'ailleurs, c'est une caricature : au début des années 1980, il ne voulait rien lâcher, il mettait sous tutelle les départements et surtout il ne travaillait pas pour les communes. Au final, il n'y a plus de directions départementales de l'équipement (DDE), il n'y a plus de conseils de communes, et il me semble que là ce n'est pas la décentralisation. Du point de vue du pouvoir local et de l'intervention régalienne, il y a une évolution qui est tout à fait intéressante. Dans quelle mesure les collectivités ont-elles pris le relais ou pas ? Je crois que c'est un aspect qu'il serait intéressant de creuser.

M. Edmond Hervé. J'approuve totalement cette proposition : j'ai toujours pensé qu'il ne pouvait pas y avoir une ambitieuse décentralisation sans une authentique déconcentration. Je suis même de ceux qui n'hésitent pas à parler de pouvoir préfectoral : c'est un concept auquel je crois.

M. Alain Lambert. Il y a là un point très important et je souhaiterais que le groupe de travail clarifie le concept même de décentralisation : je suis frappé par la tendance du pouvoir central à confier l'exercice de ses compétences à un échelon local donné, tout en maintenant un niveau de contrôle qui peut aller si loin qu'il se traduit souvent par des prescriptions imposées aux collectivités concernées. Comment concilier cette prescription qui demeure nationale avec une mise en oeuvre et une responsabilité financière que l'on a voulues locales ? Je vois là une contradiction fondamentale sur laquelle je voudrais que notre Délégation se penche.

M. Edmond Hervé. C'est en effet un sujet d'une grande importance. J'ajoute que, indépendamment de la question même des prescriptions, il est de fait extrêmement difficile, voire impossible, pour une collectivité territoriale, de se lancer dans un projet de grande ampleur sans se lier, par un dispositif contractuel, avec l'État.

Mme Marie-Thérèse Bruguière. Lors de la décentralisation en 1982, j'étais maire et, étant sur le terrain, j'ai trouvé que c'était une bonne réforme. Mais, petit à petit, on a redonné le pouvoir aux préfets dans beaucoup de domaines. Jusqu'à présent, les DDE aidaient les petites collectivités mais cela a été supprimé et il y a toujours plus de contrôles sur les collectivités territoriales. J'espère que la réforme en cours apportera des réponses, mais j'ai le sentiment d'une recentralisation et d'un renforcement des pouvoirs des préfets sur les collectivités territoriales.

M. Edmond Hervé. Je vois dans l'appauvrissement des services de l'État un mouvement irréversible. C'est pourquoi, personnellement, je milite pour que le département joue un rôle de conseil, d'expertise, mais surtout pas de tutelle, auprès des collectivités et notamment des intercommunalités. Je ne sais pas pourquoi, j'ai l'impression que beaucoup de présidents de conseils généraux sont frileux sur cette question.

M. Alain Lambert. Cela dépend des départements. Notamment, les réactions peuvent être différentes selon qu'ils soient situés en zone rurale ou en zone urbaine. Cela étant, et je crois pouvoir parler sans considération de la couleur politique des intéressés, je pense que cette frilosité des présidents de départements tient d'abord au désengagement de l'État : les départements peuvent avoir le sentiment d'être mis devant le fait accompli et d'avoir d'autre choix que de pallier eux-mêmes un désengagement qu'ils n'ont pas souhaité. Tout irait sans doute mieux si les choses étaient plus claires entre l'État et les départements.

M. Jean-Claude Peyronnet. Je pense que les présidents de conseils généraux sont d'accord avec cette analyse.

M. Rémy Pointereau. Sur le bilan de la décentralisation, il est important de répertorier toutes les publications concernant ce sujet. Par ailleurs, l'objectif doit être de dresser un constat, d'en tirer des conclusions et de faire des propositions, en montrant ce qui a bien marché et ce qui a moins bien fonctionné. Prenons un exemple que je connais bien, en tant qu'ancien président de conseil général, celui des collèges. Que seraient ces derniers sans l'intervention des départements ? Idem pour les lycées sans les régions. Le résultat est exceptionnel, on a des collèges en bon état, rénovés. Sans décentralisation, aujourd'hui, ce serait la catastrophe. Il faut vraiment, au terme de ce bilan, que nous formulions des propositions.

M. Edmond Hervé. On a identifié des domaines, par exemple, les transports régionaux ou les lycées, dans lesquels la décentralisation a manifestement amélioré les choses, et dans une très large mesure. Si vous avez des suggestions de domaines particuliers sur lesquels le groupe de travail devrait mettre l'accent pour illustrer ces améliorations liées à la décentralisation, c'est bien volontiers que j'y donnerai suite. La culture pourrait être une bonne illustration, avec une véritable politique culturelle développée par les collectivités territoriales dont a par la suite bénéficié l'État.

M. Alain Lambert. M. Edmond Hervé a évoqué la diversité consultative. Le fait est que l'on entend de plus en plus le discours, y compris dans la bouche de personnes éminemment respectables - j'en ai été le témoin direct - selon lequel la démocratie représentative ne fonctionnerait plus et qu'il conviendrait de renforcer, voire d'y substituer, une forme de démocratie consultative. Je ne vous cache pas que c'est un discours difficile à entendre et qu'il est plus que temps que les pendules soient remises à l'heure.

M. Edmond Hervé. C'est un discours qui ne me surprend pas car il y a actuellement, dans ce que l'on pourrait appeler les hautes sphères, une critique des « petits » élus, alors même que ceux-ci n'ont, selon moi, absolument rien à envier aux « grands » élus. Bien que beaucoup de ces « petits » élus n'aient aucun complexe à avoir, du fait de leur cursus universitaire ou de leur expérience, ce sentiment se retrouve souvent au sein de la haute administration. Il faut qu'un tel discours cesse et, à cet égard, il serait intéressant de voir combien de décisions ont été prises par ces « petits » élus contre l'opinion, parce qu'ils ont eu le cran de faire passer l'intérêt général avant tout. Il faut savoir consulter et être à l'écoute ; cela ne veut pas dire qu'il faille être à la remorque de l'opinion. En outre, il y a une certaine tendance de la part de l'expert, de celui qui sait, à vouloir exercer le pouvoir au nom de la vérité qu'il croit détenir ; or, je rencontre régulièrement des élus qui ont au mieux le certificat d'études et qui pourraient en remontrer tous les jours à certains ingénieurs.

M. Antoine Lefèvre. Dans mon département, nous vivons un problème comparable avec la mise en application du projet Natura 2000. Nous sommes dans une situation dans laquelle des normes nous sont imposées et dont les conséquences peuvent être effroyables. Mais je ne parlerai pas pour autant de recentralisation.

C'est la notion de tutelle qui attire mon attention. Il n'existe pas constitutionnellement de tutelle d'une collectivité territoriale sur une autre. Or, force est de constater que de nouvelles formes de tutelles apparaissent et il serait intéressant de les appréhender. Il peut s'agir de tutelles financières, techniques, juridiques, de la part d'une région sur les départements, les intercommunalités ou les communes, ou encore de la part d'un conseil général sur les communes. Il existe, par exemple dans les conseils régionaux, des infrastructures technocratiques très développées qui ne disposent pas de la connaissance de terrain, contrairement aux élus locaux. Une telle situation conduit à des déphasages entre les représentants de ces technostructures et les élus, similaires à ceux qui existaient auparavant avec les représentants des ministères parisiens. J'ai vécu cette expérience avec des agents de l'Agence nationale de rénovation urbaine (ANRU) qui nous proposaient, à partir d'un plan, un certain nombre d'aménagements, sans prendre en compte les réalités du terrain qu'ils ignoraient. Ces situations de tutelle deviennent de plus en plus difficiles à subir au quotidien pour les élus locaux dont je veux saluer le bon sens. C'est pourquoi je suis favorable à une spécialisation des compétences entre les échelons des collectivités territoriales, tout en laissant une certaine marge de manoeuvre à nos élus.

M. Edmond Hervé. Il n'y a pas de modèle ; deux villes ne sont jamais identiques ; elles ont leur caractère et on ne dirige pas l'une comme on dirigerait l'autre.

M. Alain Lambert. Il est un point qui touche au bilan de la décentralisation, mais qui présente un tel degré d'urgence que nous ne pouvons nous permettre d'attendre sept ou huit mois pour le traiter.

Je pense à la situation dans laquelle se trouvent les départements, du fait de l'explosion des dépenses obligatoires mises à leur charge, notamment dans le domaine social : allocation personnalisée d'autonomie, prestation de compensation du handicap et revenu de solidarité active.

Tout le monde est conscient de la gravité du problème. Tout le monde sait qu'il est largement dû aux décisions que prend l'État et dont d'autres, en l'occurrence les départements, doivent ensuite assurer le financement.

Mais le temps passe et rien ne se passe.

Convaincu qu'on ne peut plus attendre, que nous avons franchi la limite du supportable, je veux que les pouvoirs publics prennent sans délai les mesures qui s'imposent.

L'enjeu est évidemment celui de la soutenabilité des dépenses départementales, mais il pose aussi une véritable question de gouvernance : comment la démocratie, qui implique que les citoyens jugent les élus sur leur gestion, peut-elle fonctionner lorsque les gestionnaires ne sont pas les décideurs ?

Il n'est évidemment pas question de remettre en cause la compétence générale de l'État dans le domaine de la solidarité. En revanche, il est impérieux d'assurer la lisibilité des interventions de chaque échelon, d'avoir une claire distinction entre les dépenses imposées sans compensation par l'État et les dépenses résultant de choix effectués au niveau local.

Je vous annonce donc que je compte déposer dans les jours prochains, à titre personnel, une proposition de loi.

Sachant que la question de la compensation financière des différentes prestations sociales a été mise sur la table, notamment par les présidents de conseil général socialistes, je laisse le débat se poursuivre sur ce point et propose quatre pistes complémentaires, au nom de la bonne gouvernance :

La première consiste à exiger une motivation juste et sincère des actes règlementaires qui augmentent les charges pour les collectivités territoriales. Mon raisonnement est le suivant :

- s'il y a motivation, elle sera contrôlée par le juge administratif (dès lors, bien entendu, qu'il serait saisi dans le cadre d'un contentieux) ;

- par conséquent, si la motivation comprend une évaluation des charges nouvelles qui n'est pas juste et sincère, le juge annulera le règlement ;

- par conséquent, s'il ne veut pas être censuré, le Gouvernement devra être sincère dans l'évaluation des charges qui en résultent : il devra écrire noir sur blanc le coût des charges qu'il impose aux collectivités territoriales... avec les conséquences pour lui s'il refuse de les compenser : il n'y a donc pas d'obligation juridique de compenser (ce qui est une garantie vis-à-vis de l'article 40), mais une pression politique que l'on peut espérer assez efficace.

La deuxième piste consiste à prévoir des règles de présentation et d'évaluation permettant de bien distinguer les charges résultant des prescriptions de l'État de celles qui résultent d'initiatives des collectivités elles-mêmes. Dans ce cadre, nous pourrions notamment suggérer l'élaboration d'une nomenclature comptable commune permettant de bien séparer les dépenses pour compte d'État des dépenses discrétionnaires engagées par les collectivités.

La troisième piste consiste à exiger que tout règlement de l'État ayant pour conséquence d'augmenter, directement ou indirectement, une dépense imposée aux collectivités territoriales prévoie des modalités et un montant de compensation. Là encore, le Gouvernement serait libre de fixer le montant en question : il pourrait fort bien, juridiquement, aller jusqu'à dire qu'il ne compense qu'à moitié, voire pas du tout... mais au moins, politiquement, les choses seraient claires.

Enfin, la quatrième piste consisterait à couronner le tout par une loi organique consacrant la compétence du législateur pour fixer les principes fondamentaux relatifs à la compensation des charges qui résultent, pour les collectivités territoriales, des prescriptions de l'État (je vous rappelle que l'article 34 de la Constitution, qui dresse une liste des matières relevant du domaine de la loi, confie in fine au législateur organique le soin de préciser, voire de compléter cette liste). Avec une telle loi organique, le Gouvernement pourrait être tenu d'avoir l'accord, au moins implicite, du Parlement pour créer ou augmenter les charges des collectivités territoriales dans les domaines qui leur ont été transférés. Nous aurions, pour faire court, une sorte d'article 40 à l'envers, car applicable au Gouvernement (et limité aux charges des collectivités territoriales).

M. Rémy Pointereau. Dans le cadre du bilan de la décentralisation, la façon de prendre en compte l'APA doit faire l'objet d'une attention particulière. Dans les départements, la décentralisation s'est organisée autour des deux actes I et II. La décentralisation consistait alors en des transferts de l'État vers les collectivités territoriales. L'APA n'obéit pas au même schéma : il ne s'agit pas d'un transfert, mais d'une création d'une charge nouvelle qu'un gouvernement a souhaité mettre en place, dans le cadre départemental, à la place de l'aide personnalisée de soins dépendance (APSD). C'est une problématique nouvelle par rapport aux actes I et II de la décentralisation et il convient de se demander comment appréhender le financement de cette prestation. Comment prendre en compte les charges nouvelles qui ne sont pas des transferts ? L'APA doit faire l'objet d'un traitement spécifique dans le cadre du bilan de la décentralisation.

M. Jean-Claude Peyronnet. La mise en place de l'APSD correspondait à une démarche volontaire des départements. À partir du moment où cette expérimentation a été transformée en charge obligatoire pour les départements, dans le cadre d'une politique nationale définie au niveau de l'État, avec des barèmes définis par l'État, il est normal que l'État prévoit une compensation du financement de cette prestation.

M. Rémy Pointereau. On est obligé de constater aujourd'hui que l'APA est la cause essentielle du déséquilibre des budgets des départements. Tel est le cas dans mon propre département.

M. Alain Lambert. Les problèmes auxquels se heurtent les départements dans leur ensemble ne se limitent pas à l'APA. Un département qui n'a pas anticipé les problèmes liés au handicap court inéluctablement à la faillite. La prestation de compensation du handicap porte en germe des problèmes considérables, peut-être largement supérieurs à ceux que pose l'APA. Quant au RSA, c'est la boîte noire absolue puisque c'est la caisse d'allocations familiales qui le distribue alors qu'elle n'est même pas capable de donner une liste des bénéficiaires.

M. Jean-Claude Peyronnet. Il existe, en outre, des éléments de prescription qui s'imposent à l'État lui-même, qui résultent d'une intervention extérieure. L'Union européenne édicte des normes, impose des règlementations qui ont parfois un coût exorbitant. Par exemple, une réglementation européenne prévoit que les pompiers volontaires doivent être considérés comme des travailleurs à part entière. Ceci implique l'aménagement de plage de repos entre leur activité salariée et leur temps de volontariat. C'est la mort du volontariat !

Comment doivent se positionner l'État ou les collectivités territoriales lorsque le surcoût vient ainsi de normes supranationales notamment européennes ?

De la même façon, lorsqu'une fédération sportive modifie les règles applicables aux équipements sportifs, le surcoût pour les collectivités territoriales, qui doivent adapter terrains et équipements concernés, peut atteindre des millions d'euros.

M. Alain Lambert. Pour ajouter à ce qu'a dit M. Jean-Claude Peyronnet, je dirai que, dès lors que notre bilan de la décentralisation abordera la question du découplage entre le prescripteur et le payeur, il ne pourra pas s'affranchir d'évoquer la question des normes européennes. En effet, l'Union européenne ne peut pas nous rappeler constamment que nous avons des déficits publics aggravés sans penser qu'ils viennent en partie de dépenses imposées par elle, certes utiles mais dont l'urgence est moins démontrée que l'équilibre des finances publiques. Responsabiliser le prescripteur, national ou supranational, est donc une nécessité absolue.

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