Audition du Grand Rabbin Haim Korsia, conseiller rabbinique auprès du Grand Rabbin de France, en charge des affaires de société

M. François Pillet , coprésident pour le Sénat . - Nous accueillons à présent M. le Grand Rabbin Haim Korsia.

Vous êtes entre autres aumônier général des armées, secrétaire général du Rabbinat français et ancien membre du Comité consultatif national d'éthique. Vous avez été conseiller de Joseph Sitruk, Grand Rabbin de France de 1987 à 2008 et vos nombreuses responsabilités au sein du judaïsme doivent rendre votre audition extrêmement intéressante à nos yeux.

Je vous propose de répondre aux différentes questions qui vous ont été adressées.

Vous avez la parole.

Grand Rabbin Haim Korsia . - Merci.

Parmi mes nombreuses casquettes, l'une me tient particulièrement à coeur, celle de Secrétaire général du SAJES, le Service d'action juive d'éducation à la santé, issu de l'AJIT, Association juive des intervenants en toxicomanie.

Si j'osais, je dirais : « Ecce Homo »... Je me suis toujours intéressé à ces questions, la Bible en parlant peu mais de manière très profonde...

Le Grand Prête Aaron a quatre enfants et la Bible raconte dans le Lévitique que deux d'entre eux se sont saisis d'un feu étranger et l'ont amené sur l'autel du temple ; ce faisant, Dieu les a fait mourir. On peut lire juste après que les prêtres ne devront pas prendre d'alcool. Certains commentaires disent qu'ils ont bu et n'étaient pas en état d'assumer le service divin ; d'autres disent qu'ils étaient dans une sorte de transe ou d'illumination. Quoi qu'il en soit, ils ont perdu le contrôle d'eux-mêmes.

Il est intéressant de noter que lorsqu'on cherche à sortir de son état humain, de sa finitude, de ce que nous sommes, du poids de notre histoire et de notre vie, que ce soit par l'alcool, les drogues ou n'importe quel moyen, on n'est plus soi-même et on ne peut assumer ce statut d'homme plein et entier.

Dans la vision biblique, le poids de notre histoire et de notre vie doit être assumé ; on doit être capable de s'en extirper par un effort de volonté, de transcendance personnelle, une élévation personnelle. Certains prétendent que telle ou telle drogue, plus qu'une autre, permet d'améliorer la créativité -ce qui reste à prouver et qui est totalement faux selon moi. Il n'empêche que l'on doit affronter debout les vicissitudes de la vie !

Parmi les questions que vous avez posées, j'aimerais en préciser deux.

Tout d'abord, tout ce que l'on peut imaginer ne peut se faire que dans le cadre d'un consentement éclairé de la personne. Le Conseil national d'éthique a beaucoup défendu cette position. Ainsi, l'ancien ministre de l'intérieur sait que l'on est passé d'un combat contre les sectes à un combat contre les dérives sectaires, personne n'étant capable de définir une secte. Une dérive sectaire est un trouble à l'ordre public. Nous avions défini une typologie de dix dérives possibles.

C'est en 1993-1994 que le Gouvernement a entamé des négociations avec les Témoins de Jéhovah afin qu'ils acceptent de trouver une équivalence au service national. En effet, mis à part les transfusions sanguines, les Témoins de Jéhovah refusent de revêtir l'uniforme et de prendre les armes. Le ministère de la défense avait donc décidé de trouver un moyen pour qu'ils servent la Nation dans les mêmes conditions que les autres mais sans uniforme. C'était là les prémices d'un service civil. On a donc trouvé un moyen alors qu'auparavant les jeunes refusaient le service et étaient directement emmenés à Fresnes !

Le Conseil national d'éthique a été quant à lui saisi d'une demande étonnante... Un médecin voit arriver une femme sur le point d'accoucher. Il l'opère dans l'urgence, pratique une transfusion sanguine et lui sauve la vie ! La femme l'accuse d'avoir réalisé cette transfusion contre sa religion, lui reprochant en quelque sorte de lui avoir sauvé la vie mais d'avoir brûlé son âme ! Le Conseil national d'éthique a conclu que le consentement constituait une grande avancée.

Pour en revenir aux pistes de réflexions que vous m'avez proposées, un des grands risques réside dans le fait de chercher à faire le bien de quelqu'un malgré lui. En tant que Juif, je ne puis m'empêcher de penser aux dérives de l'Inquisition ou à d'autres moments de l'histoire où l'on comptait faire le bien de quelqu'un malgré lui.

Une des grandes phrases de la Bible dit : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». C'est irénique mais peu applicable ! Un grand maître du Talmud la traduit ainsi : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas que l'on te fasse ». Certains se posent la question de savoir pourquoi on ne dit pas les choses de façon plus positive : « Fais à autrui ce que tu veux qu'on te fasse ». En le disant ainsi, on prend le risque majeur de paramétrer les besoins de l'autre en fonction de ses propres besoins. Si je suis la norme, je dois lui imposer la norme ! De la même façon que je ne veux pas que l'on m'impose quelque chose, je ne vais pas imposer à quelqu'un quelque chose malgré lui.

Je crois donc important de garder à l'esprit le concept de consentement éclairé.

Il existe cependant des incitations. Vous évoquez l'adaptation des peines. La prison a peu de place dans la Bible : on la trouve dans le Pentateuque, lorsque Joseph y est jeté par les Egyptiens -cela ne compte donc pas vraiment. On la trouve une seconde fois au sujet de Moïse. Le paradoxe est que, dans la Bible, la prison n'existe que pour la préventive, lorsqu'on ne sait pas quoi faire, alors que pour nous, la préventive est insupportable.

En réalité, il s'agit de savoir en quoi la prison est utile pour la société. Sur les 64.000 prisonniers qu'on ne peut réinsérer, un bon quart -voire plus- serait mieux dans un hôpital psychiatrique. Il n'empêche que l'incitation à se soigner doit se faire de manière consentie et éclairée.

L'effet de seuil est selon moi une erreur car on va toujours plus loin que la limite. Vous m'avez fait l'honneur de rappeler que je suis militaire. J'ai souvenir, dans ce cadre, d'une bagarre à laquelle j'ai été mêlé. On a découvert après enquête qu'un des participants avait pris une drogue légère. J'ai été frappé par la réaction de l'encadrement qui a considéré que ce militaire, à Paris ou en opérations extérieures (OPEX), aurait fumé de la même façon. Or, en OPEX, on a besoin de son attention et de sa vigilance. Si l'on commence à admettre certains comportements, l'interdit est ponctuel. Or, la loi a vocation à indiquer un idéal.

Je voudrais aborder un dernier point avec vous en faisant appel non à la Bible mais à mon activité militaire : En France, l'exportation des armes est interdite depuis 1939. Or, nous sommes le troisième ou le quatrième plus gros exportateur d'armement au monde. Comment faire ? Ce n'est pas compliqué : il est interdit de vendre des armes à l'exportation, sauf dans certains cas. On pourrait dire qu'il est permis de vendre des armes, sauf dans certaines circonstances. Mais dans ce cas, la norme serait de vendre des armes. Il arrive qu'on ne puisse le faire, comme dans le cas de vente à deux belligérants. Parfois, il faut aider le combat du juste, aider un faible. Il existe également des arguments techniques : protection de l'emploi, de l'outil industriel, de nos capacités opérationnelles, etc.

Croire que dépénaliser la drogue casserait le marché et éradiquerait l'économie souterraine est très dangereux. Accepter l'idée d'oblitérer une part de sa raison à un moment ou à un autre n'est pas une bonne chose. Qu'on l'interdise, sauf dans le cadre d'une personne ayant besoin d'un sevrage ou d'un suivi est légitime mais dire que c'est permis me semble très dangereux pour la société et les limites que l'on veut avoir. Tous les grands débats de société ne posent qu'une seule question, celle des limites.

Grâce à Dieu, j'ai cinq enfants. Chacun d'eux, par modélisation avec le plus grand, repousse des limites que les autres n'envisageraient même pas. On a la limite de la vie avec la fin de vie, les limites de la naissance. On a tout le temps des limites. Je crois que la limite de l'abandon de soi est une limite importante. Chacun, parce qu'il est citoyen, doit être en permanence responsable. Cela signifie ne pas s'abandonner, ne pas se nier, ne pas s'oblitérer, ne pas s'effacer.

Voilà l'introduction que je pouvais proposer.

M. François Pillet , coprésident pour le Sénat . - Merci.

La parole est aux parlementaires.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Vous amenez la mission sur un plan philosophique sur lequel on n'a pas toujours l'habitude d'aller.

Vous parliez d'abandon de soi, de perte de maîtrise. Quel que soit le produit, pour vous l'abandon de soi est une perte de responsabilités : l'individu n'est plus en capacité de se gérer.

Grand Rabbin Haim Korsia . - En effet. J'ai pris à dessein l'exemple des ventes d'armement : elles sont interdites, sauf dans certains cas. De la même manière, il existe des injonctions thérapeutiques, par exemple dans l'utilisation du cannabis pour soulager tel ou tel type de douleur mais cela ne peut être qu'exceptionnel. L'exception définit ici la règle.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Dans la communauté juive, comment traitez-vous le cas des personnes addicts à un certain nombre de substances ?

Grand Rabbin Haim Korsia . - La vocation de l' Association juive des intervenants contre les toxicomanies et du Service d'action juive pour l'éducation à la santé, avec l'OEuvre de secours à l'enfance, l'OEuvre de protection des enfants juifs et le Comité d'action sociale israélite de Paris, qui sont les trois grandes associations sociales juives, est d'aller dans les écoles pour dispenser l'information à l'éducation pour la santé. Il est difficile, dans les écoles à caractère propre, selon la terminologie officielle -autrement dit les écoles religieuses, quelles qu'elles soient- de parler de toxicomanie. La première réaction de ces écoles est de dire que ce phénomène n'existe pas dans leur établissement.

Nous avons dû jouer de tous les relais possibles pour convaincre les directeurs d'école que le risque existe. On a l'avantage de justifier ce que l'on fait à la fois par des raisons d'hygiène, de santé publique mais aussi par des raisons plus religieuses.

Un exemple simple n'a rien à voir avec les drogues mais qui est très important : Philippe Costes, à l'époque directeur de la DDASS de Paris, m'appelle un jour en me disant que l'on déplore une épidémie de gastro-entérite très importante due à un germe très particulier que l'on trouve en Israël et qui se transmet par mauvais lavage des mains que les enfants en vacances en Israël avaient ramené avec eux. Le Grand Rabbin de France et les responsables du Casip Cojasor et du Fonds social juif unifié, une association qui s'occupe des écoles juives, ont rédigé une lettre pour rappeler les exigences sanitaires mais aussi religieuses, la religion imposant de se laver et de s'essuyer les mains avant de manger et à chaque fois que l'on va aux toilettes. Ce simple geste a suffi à enrayer l'épidémie !

Le recours aux drogues traduit selon moi un mal-être, une recherche de quelque chose que l'on n'a pas. En hébreu biblique, cela se traduit par le fait de retisser du lien social. C'est une grande constante du judaïsme. Vous connaissez tous le passage de la Bible consacré à la reine Esther. Le grand vizir Haman veut tuer tous les Juifs de Perse. Finalement, les choses se retournent contre lui et personne n'est tué mais Mardochée demande à la communauté juive d'offrir de la nourriture aux gens et de donner de l'argent aux pauvres, c'est-à-dire de recréer du lien social. Malheureusement, dans le Xème chapitre, comme toujours, le Roi finit par lever un impôt !

Plus sérieusement, il est ici question de lien social. Avec les jeunes, il s'agit d'un effet de mode, d'une sorte de volonté de faire partie d'une bande mais aussi d'une forme de dépendance qui est en général la traduction d'un mal-être familial ou personnel. C'est le travail de tous ceux qui sont autour de la communauté éducative de déceler et d'aider les familles à affronter ces difficultés. Pour beaucoup d'entre elles, c'est le signe d'un échec alors qu'il convient de redoubler d'efforts. Les parents qui découvrent que leur enfant se drogue doivent être présents et essayer de le comprendre. En tant que rabbin, mon rôle est avant tout de réinsérer ce jeune dans l'univers familial. On n'est pas toujours fiers de ce que peuvent faire nos enfants mais on les aime parce que ce sont nos enfants et parce que nous sommes leurs parents. Dans la communauté éducative, il est important de déculpabiliser les proches pour ne pas qu'ils renoncent à leur rôle.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Même dans les écoles laïques, les proviseurs refusent d'ouvrir les yeux !

Grand Rabbin Haim Korsia . - La drogue est une chose mais quand on commence à parler d'éducation sexuelle, c'est encore plus difficile... Vous avez raison : le mal est toujours chez les autres. C'est la nature même des hommes de transférer leurs propres responsabilités sur autrui.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Quel regard portez-vous sur la politique de lutte contre la toxicomanie en matière d'accompagnement des personnes très dépendantes, jeunes ou moins jeunes ?

Grand Rabbin Haim Korsia . - Il n'y a guère de visibilité. On n'arrive pas à dégager de ligne directrice. Il existe beaucoup d'initiatives locales mais il est difficile de les insérer dans une politique plus large, qui manque de personnification. On ne sait qui incarne cette politique. De la même façon que la dignité humaine des prisonniers n'est pas moindre que celle des personnes en liberté, la dignité de ceux qui se droguent n'est pas moindre que celle de ceux qui ne se droguent pas ! Or, on sait tout ce qui découle de l'utilisation de drogues : recherche frénétique d'argent, violence dans les familles induites par des enfants adultes qui maltraitent leurs parents âgés pour obtenir de quoi se payer un shoot...

Chacun fait ce qu'il peut mais j'ai le sentiment qu'il n'existe pas d'engagement fort. Un des enjeux les plus importants de la construction de la loi est la durée : il faut tracer un sillon et aller jusqu'au bout !

Mme Michèle Delaunay, députée . - Bien sûr, tout doit être fait pour permettre à chacun de se tenir debout et sans aide face aux vicissitudes de la vie. Je pense aussi que la perte de contrôle est un mal considérable de nos sociétés occidentales. Il existe des livres scientifiques d'un grand intérêt sur ce sujet.

Cependant, les limites sont là aussi incertaines. Nous pourrions aller, en vous suivant totalement, jusqu'à refuser les antidépresseurs...

Grand Rabbin Haim Korsia . - Les limiter un peu ne ferait pas de mal en effet !

Mme Michèle Delaunay, députée . - Cela peut aller loin : nous pourrions interdire la télévision -j'y serais assez favorable- dont on sait qu'elle a un impact particulier sur le cerveau des petits. C'est un facteur connu de perte de contrôle favorisé par la rapidité des stimulations lumineuses des émissions, dont le nombre a été multiplié par dix en dix ans.

Je n'emploie jamais le terme « tomber amoureux », préférant celui de « monter amoureux ». Quand on « monte amoureux », on perd également un peu le contrôle de soi : vous n'allez pas l'interdire...

Grand Rabbin Haim Korsia . - Je le conseille : les rabbins sont de grands marieurs !

Mme Michèle Delaunay, députée . - C'était pour finir par une pirouette !

Grand Rabbin Haim Korsia . - Je n'y avais jamais pensé mais vous avez cent fois raison. Jusqu'à présent, seule une formule de la langue française ne me convenait pas. J'en vois maintenant deux.

D'une certaine manière « tomber amoureux » signifie que l'on perd son contrôle : on n'est plus debout ! L'autre formule qui me gêne, c'est celle de « tomber d'accord ». Incarner cette rencontre pas une chute est inexact.

Mme Michèle Delaunay, députée . - Dans l'expression « tomber enceinte », l'idée de chute n'est guère sympathique non plus -mais le rabbin que vous êtes ne sera pas d'accord !

Grand Rabbin Haim Korsia . - En tout cas, ce n'est pas une maladie !

Je ne supprimerai toutefois pas la télévision mais il est de la responsabilité des parents de ne laisser leurs enfants entrer dans aucune addiction.

J'ai une chance formidable, celle de respecter le shabbat. Je ne fume pas mais si je fumais, il y aurait un jour par semaine durant lequel je ne pourrais le faire. Dans la mesure où je suis capable de me contrôler un jour, je suis potentiellement capable de me contrôler tout le temps !

Durant le shabbat, je n'utilise ni téléphone, ni voiture. Je retrouve mon humanité : je vais là où mes pieds peuvent m'amener. J'ai écrit un ouvrage sur la bioéthique intitulé « L'homme démultiplié ». J'ai le sentiment que notre époque cherche à démultiplier l'homme.

Certes, il existe des éléments qu'il convient de pondérer, comme la télévision mais pourquoi la France est-elle le pays qui consomme le plus d'antidépresseurs en Europe ? Probablement manque-t-on de cette capacité à créer du lien. Je maintiens qu'entrer dans la drogue dure est une forme d'isolement absolu. Je travaille actuellement avec des universitaires sur le suicide dans les armées, qui frappe durement la communauté militaire. L'armée se construit sur le concept de fraternité d'armes. Or, le suicide est le signe de la non-fraternité et du fait qu'on n'a pu trouver quelqu'un à qui parler. La drogue est aussi un signe important de désocialisation et d'absence de contacts.

Quoi qu'il en soit, il me semble, bien que n'étant pas médecin, qu'il faut être capable de diminuer les doses d'antidépresseurs et de se retrouver soi-même.

Je ne suis pas dans une sorte d'angélisme qui consiste à dire que l'homme doit souffrir. Il n'existe pas d'idéalisation du martyre dans le judaïsme. On a assez donné ! Evitons la souffrance mais n'occultons pas une part de notre humanité en recourant à la drogue.

On pâtit, dans l'image collective, de cette idéalisation de la fumerie d'opium. Elle est totalement fausse et à l'opposé de la réalité sordide que peuvent vivre des jeunes et des moins jeunes de tous milieux. J'ai connu cela de près et je puis vous dire que cela amène une déchéance à laquelle on ne peut rattacher aucun romantisme !

M. Gilbert Barbier , corapporteur pour le Sénat . - On s'aperçoit quand même, en écoutant les toxicomanes, qu'essayer de repousser le moment de prise de stupéfiants aggrave l'addiction et pousse à en consommer ensuite des quantités de plus en plus importantes. C'est un problème d'imprégnation....

Grand Rabbin Haim Korsia . - Le Talmud propose une vision assez proche mais qui permet de dire que les instants que l'on a devant soi sont les plus importants. Les Maximes des Pères disent : « Si ce n'est pas maintenant, alors quand ? ». Quand on se projette trop loin, on n'est plus dans un avenir cohérent mais dans un monde idéalisé qui n'existe pas.

Le Talmud dit : « Si tu es en train de faire la prière et que te vient brutalement une pensée qui ne correspond pas à celle-ci, ne refuse pas de la voir, repousse-la un peu, gagne du temps ». Dans ce combat quotidien, chaque heure est une heure de gagnée. Ce sont ces petites victoires qui permettent d'essayer de se lancer dans un traitement et d'accepter d'être aidé. Ces petites victoires sont en fait de grandes victoires.

Certes, immédiatement après le shabbat, les vrais fumeurs se précipitent sur leur cigarette mais ils se sont prouvé qu'ils étaient capables de tenir 24 heures. Qu'est-ce que la vie ? Ce sont des années, elles-mêmes composées de 365 fois vingt-quatre heures. Le principe est de parvenir à de petites victoires. J'y crois davantage qu'à de grands objectifs qu'on n'entame même pas ! Un ancien Premier ministre qui siège dans cette maison a dit récemment, citant un grand proverbe chinois dont il est spécialiste : « Les plus grands chemins commencent toujours par un premier pas » !

M. Daniel Vaillant, député . - On voudrait tous adhérer aux réflexions du Grand Rabbin, même si on n'est pas de sa religion ou qu'on n'en a pas du tout. Si la société des hommes était si simple, avec des petites victoires et beaucoup d'interdits, on ne serait pas là pour réfléchir à la question des drogues dans la société. Pourquoi les drogues existent-elles ? Pourquoi recherche-t-on des produits toujours plus efficaces mais diaboliques ? Tous ceux qui sont ici se posent la question de savoir comment lutter contre la consommation de drogues et autres fantaisies dramatiques pour la société et pour les individus eux-mêmes mais je ne crois pas que la société de l'interdit soit une société communicante. Les sociétés ont toujours été sous l'emprise de drogues. Pourquoi ?

Certaines religions donnent le mauvais exemple en buvant du vin blanc lors de la messe...

Grand Rabbin Haim Korsia . - La nôtre utilise le vin rouge !

M. Daniel Vaillant, député . - On ne peut dire que pratiquer telle ou telle religion peut régler ces problèmes -vous ne l'avez d'ailleurs pas dit- ni que ceux qui n'en ont pas sont en position délicate ! La vérité est que certains êtres humains en difficulté tombent dans l'addiction -drogues, jeux, sexe. Comment prévenir, informer et faire en sorte que ces situations restent marginales ? Il existera toujours des gens qui transgresseront les règles. La question est de savoir comment être le plus efficace possible pour éviter que cette transgression ne devienne une pratique majoritaire.

Pourquoi certains produisent-ils de la drogue pour gagner de l'argent ? Pourquoi d'autres empoisonnent-ils la vie de leurs semblables en la leur vendant ? Pourquoi les gens les plus malheureux sont-ils souvent les victimes exploitées de ces produits qu'on leur propose et qu'ils finissent par accepter avant de s'y enfermer ?

Ce sont les questions qu'il faut que nous nous posions car notre idée est de lutter contre toutes les formes d'addiction. Le problème réside dans le fait que l'interdit, selon moi, ne suffit pas et que la prohibition ne fonctionne pas !

Grand Rabbin Haim Korsia . - Votre question est très juste et j'ose rappeler le temps où votre cabinet m'associait à quelques-unes de ses réflexions. Vous aviez soutenu ce qui avait été fait par deux de vos prédécesseurs qui n'étaient pas de votre couleur politique. J'avais proposé à M. Debré de former les policiers aux réalités des cultes, ce qui avait été fait. Vous aviez vous-même relancé le projet.

A l'époque, on disait que chacun avait son rôle. Comme pour un arc gothique -si j'ose employer l'image en tant que rabbin- il faut que s'exercent deux pressions pour trouver un point d'équilibre entre la répression contre les trafiquants et ceux qui exploitent la faiblesse des toxicomanes -qui doit être terrible- et le soutien aux victimes.

S'il devait y avoir une doctrine, ce devrait être celle-là. Le tout-répressif ou le tout-accompagnement sont aussi dangereux l'un que l'autre. Il faut recourir aux deux mais il faut que chacun soit dans son rôle, avec des gens pour aider, des gens pour comprendre, des gens pour théoriser, des gens pour réfléchir, des gens pour prendre la distance afin de ne pas être uniquement dans la compassion, qui empêche la réflexion.

Vous parlez du vin : c'est en effet une forme de psychotrope. J'ai parlé de la fête de Pourim et du livre d'Esther dans la Bible. C'est la seule fois où l'on demande de boire jusqu'à ne plus savoir qui l'on doit bénir et qui l'on doit maudire : Vive Haman et maudit soit Mardochée. Pourquoi ? C'est là la limite : ne pas aller au-delà. Un très beau texte dit qu'au moment de notre mort, un ange viendra nous demander si nous nous sommes privés de quelque chose de permis. La question est celle de la juste utilisation des choses. Le vin est très bon en lui-même. Tout est bien tant qu'il existe une limite.

Madame évoquait les antidépresseurs : parfois, ils sont nécessaires pour nous aider. N'aurait-on pas le droit de prendre une canne lorsqu'on s'est fracturé la jambe au motif qu'un homme doit être debout sur ses deux jambes ?

Il faut cependant être capable de fixer des limites. Il en va ainsi pour beaucoup de choses. L'important est d'avoir une collégialité en matière de drogues et ne pas abandonner le terrain à ceux qui voient en chaque drogué quelqu'un qu'il faut absolument aider. Il ne s'agit pas de créer un mur mais de rappeler le cadre acceptable pour l'ensemble de la société.

Malheureusement, les gens pensent que le suicide est contagieux, tout comme la drogue. Faites l'expérience ! Il faut revaloriser ce travail d'équipe autour de ceux qui attendent quelque chose. Certaines attendent une parole, une main tendue, une parole spirituelle des religions, une parole humaniste.

Dieu nous dit d'aimer les hommes. Je préfère donc m'occuper directement d'un lien humain ! Que l'espoir vienne de Dieu ou des hommes, ce qui compte, c'est qu'il y ait espoir, c'est-à-dire espérance, volonté de s'élever et de sortir du déterminisme dans lequel on croit que telle ou telle substance nous a plongés.

C'est peut-être cela, la transcendance divine, l'espérance de pouvoir améliorer le monde ! Cela ne peut se faire que dans le cadre d'un travail d'équipe, un travail collégial où l'on trouve à la fois la répression mais aussi l'accompagnement.

Il faut savoir élever une digue face à l'inacceptable. Il faut voir les dégâts que fait la drogue ! Il y a également une différence entre les dégâts qu'un toxicomane s'inflige et les implications pour autrui, comme dans le cas d'une conduite sous l'emprise de stupéfiants. C'est une lourde responsabilité !

Faut-il accepter de sortir de ses limites en utilisant, comme en discothèque par exemple, des produits pour durer toute la nuit, ne plus être soi ? Se fait-on tellement horreur qu'on ne s'assume pas ? Voilà la vraie question qu'il faut poser aux jeunes, mêmes à ceux qui sont bien dans leur peau, nos enfants !

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Merci beaucoup.

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