II. DE LA CROISSANCE DÉMOGRAPHIQUE AUX BESOINS ALIMENTAIRES : UNE CLEF DE PASSAGE QUI DÉPEND ÉTROITEMENT DES REVENUS

Moyennant une population mondiale qui connaîtrait un pic à 9 milliards d'habitants en 2050, la production agricole devrait augmenter dans des proportions globalement beaucoup plus importante pour satisfaire la demande.

Il n'y a pas d'homothétie entre l'augmentation de la population et l'augmentation des besoins alimentaires mondiaux en raison de trois facteurs principaux.

 La structure démographique doit être prise en considération. Ainsi, la pyramide des âges va évoluer et le régime alimentaire étant différent d'une classe d'âge à l'autre, le volume total de la demande par continent et par pays sera influencé pour ces « repyramidages ». L'Europe aura une plus faible proportion de jeunes et donc consommera moins au contraire de l'Afrique. Par ailleurs, il faut aussi considérer le nombre de femmes enceintes qui modifie le volume des besoins alimentaires théoriques.

 Le régime alimentaire change en fonction de la localisation urbaine ou rurale du consommateur : les urbains cherchent à consommer plus de viande et de produits faciles à l'emploi (riz, pâtes, pain), ce qui modifie le contenu de la demande car il faut de 3 à 10 calories végétales, selon les cas, pour produire une calorie animale (il faut en effet alimenter les animaux pour produire de la viande). En fonction de l'ampleur des phénomènes d'urbanisation, il en résultera une demande plus ou moins forte de surface agricole destinée à des productions pour l'alimentation animale susceptible d'entrer en concurrence directe avec les surfaces destinées à alimenter directement les populations humaines.

 La demande alimentaire évolue en fonction des revenus : dans les pays en développement, l'accroissement des revenus va accroître la demande alimentaire, sauf dans les pays les plus riches où la proportion des revenus consacrés à l'achat d'aliments tend à diminuer. Par ailleurs, plus les revenus sont élevés, plus l'alimentation tend à se diversifier, et la part des protéines animales dans les régimes alimentaires tend à augmenter. Les perspectives de demande alimentaire sont ainsi tributaires du cadrage macro-économique des exercices de prospective. Si la demande alimentaire est, en moyenne, peu sensible aux prix et aux revenus dans les pays développés, il en va autrement dans les pays qui seront, théoriquement, les plus gros contributeurs à l'augmentation de la demande.

Tout écart significatif entre les variables macro-économiques servant de cadrage aux prospectives et leur profil effectif peut affecter la projection de la demande. À cet égard, la croissance du PIB par tête, et sa distribution effective dans les populations concernées4(*) ainsi que les prix doivent être tenues comme des variables particulièrement décisives, à quoi il faut ajouter la considération du taux de change5(*).

À cet égard, les prospectives disponibles procèdent par simplification puisqu'elles déduisent souvent de la pression démographique une hausse de la demande. Or, la demande solvable est suspendue à des hypothèses de croissance économique qui, le plus souvent, sont considérées comme exogènes. Cette méthode revient à poser ces hypothèses comme s'il s'agissait d'un cadre indépendant de l'équation à résoudre, alors qu'à l'évidence elles en sont largement le résultat, en particulier pour les pays en développement où la population est appelée à augmenter.

Étant donné la place de l'agriculture dans ces pays et les liens entre le revenu et la production agricole on ne peut se satisfaire d'une méthode où la demande n'est pas endogénéisée, c'est-à-dire au moins partiellement considérée comme tributaire de l'offre et de ses perspectives.

Ainsi, s'il existe un consensus sur la tendance à l'augmentation des besoins alimentaires, les prospectives disponibles offrent un panorama assez diversifié de son ampleur, cette diversité reflétant les choix de modélisation de la demande alimentaire6(*).

A. LA PROSPECTIVE DES BESOINS ALIMENTAIRES DÉPEND DE L'HYPOTHÈSE SUR L'ENRICHISSEMENT DE LA RATION ALIMENTAIRE

Les prospectives débouchent ainsi sur des estimations de besoins alimentaires à l'horizon 2050 qui offrent des contrastes parfois prononcés.

Estimation des besoins alimentaires à l'horizon 2050 dans quelques prospectives (évolution en %)

 

FAO 2009

Agrimonde GO

Agrimonde G1

IFPRI Scénario 1

IFPRI Scénario 2

IFPRI Scénario 3

Augmentation des besoins alimentaires généraux

+ 58

+ 68

+ 40

+ 64

+ 58

+ 52

Évolution de la demande en produits animaux

+ 85
(en tonnes)

+ 151
(en kcal animales)

+ 40
(en kcal animales)

+ 95
(en kg)

+ 49
(en kg)

+ 29
(en kg)

Évolution de la demande en produits agricoles végétaux incluant l'alimentation animale

+ 66 (en tonnes)

+ 83
(en kcal animales)

+ 28
(en kcal)

+ 65 (céréales)

+ 43 (céréales)

+ 30 (céréales)

1) Scénario « croissance agricole et développement »

2) Scénario « échec des politiques »

3) Scénario « ruptures techno-naturelles »

Les estimations de croissance des besoins alimentaires globaux varient dans une fourchette assez large de 1 à 1,7 avec toutefois une concentration autour de 60 à 70 %

Pour une part importante, cette variabilité est attribuable aux perspectives concernant la ration alimentaire disponible par tête.

Les projections de la FAO s'appuient sur une augmentation modérée de la ration individuelle disponible (+ 11 % entre 2005 et 2050).

Dans la projection réalisée en 2006, la ration alimentaire disponible moyenne s'élèverait à 3 130 kcal par jour et par personne en 20507(*).

Cette hypothèse n'est qu'une de celles qui conduisent à estimer l'augmentation de la production agricole nécessaire pour relever le défi alimentaire, la variable la plus lourde résidant dans l'accroissement démographique, mais c'est une hypothèse essentielle.

En effet, à dires d'experts, l'augmentation de 11 % de la ration alimentaire individuelle implique une augmentation de 22 % de la production agricole par tête du fait notamment des perspectives de changements des régimes alimentaires.

À cet égard, deux modifications sont modélisées : la hausse de la part des aliments faiblement caloriques (fruits et légumes) et celle de la viande dont le bilan est, sous l'angle des besoins de production, peu optimal puisque la conversion calorique des céréales en viande est l'occasion de pertes par rapport à une consommation directe8(*).

Selon des estimations raisonnables, 11 calories végétales sont nécessaires pour produire 1 calorie de boeuf ou de mouton, 8 calories végétales pour 1 calorie de lait et 4 calories végétales pour produire 1 calorie de porc, de volaille ou d'oeuf9(*).

Il faut ajouter que ces chiffres sont des moyennes qui dépendent des modalités d'élevage. Il semble que plus l'élevage recourt à des procédés intensifs plus il est économe en calories végétales.

Ainsi, des élevages bovins pratiqués dans des conditions traditionnelles peuvent réclamer 50 calories végétales pour 1 calorie bovine.

Dans la prospective de la FAO, aucune région du monde ne rejoindrait le niveau de la ration alimentaire atteint dans les pays industrialisés en 2000, ce qui peut être considéré comme témoignant d'une assez faible ambition.

En dépit du poids des grands émergents qui rejoignent le régime alimentaire occidental, l'amélioration de la ration alimentaire individuelle dans les pays en développement ne s'élèverait qu'à 15 %, plusieurs grandes régions continuant de subir en 2050 une situation précaire : le sud de l'Asie (hors Chine) et l'Afrique subsaharienne.

Projections de la FAO de consommation par tête par région
(en kcal/personne et par jour)

 

1999

2005

2015

2030

2050

Monde

2 725

2 771

2 884

2 963

3 047

Pays en développement

2 579

2 622

2 770

2 864

2 966

Afrique subsaharienne dont hors

2 128

2 167

2 319

2 494

2 708

Nigeria

2 016

2 061

2 206

2 406

2 643

Afrique du Nord - Moyen Orient

2 991

2 995

3 072

3 134

3 197

Amérique latine Caraïbes

2 798

2 899

2 953

3 084

3 151

Asie du sud

2 334

2 344

2 532

2 656

2 843

Asie du Sud-est hors

2 764

2 839

3 034

3 112

3 144

Chine

2 475

2 538

2 614

2 740

2 870

Pays industrialisés

3 429

3 462

3 501

3 548

3 569

Pays en transition

2 884

3 045

3 043

3 159

3 283

Source : FAO

Ces perspectives modérées, favorisent naturellement l'atteinte de l'équilibre alimentaire dans le monde10(*).

On le vérifie en observant que ce sont les différences portant sur la ration individuelle qui expliquent l'essentiel des écarts dans l'estimation des besoins alimentaires par les deux scénarios Agrimonde (de l'INRA et du CIRAD) ainsi que l'étude citée le précise

Le scénario Agrimonde GO reprend les hypothèses du scénario Global Orchrestration de l'exercice d'évaluation des écosystèmes pour le Millénaire lancé par l'ONU dans lequel la croissance économique explique largement que les niveaux de consommation de calories alimentaires suivent une tendance soutenue. La croissance économique y tire la consommation dans toutes les régions pour atteindre une disponibilité moyenne mondiale de 3 590 kcal/hab/jour et la sous-alimentation y est considérablement réduite.

Le scénario Agrimonde G1 se distingue très nettement de cette évolution tendancielle par une hypothèse de disponibilité alimentaire retenue pour 2050 qui est de 3 000 kcal/hab/jour dans toutes les régions.

Agrimonde G1 se singularise ainsi par la quasi-stabilité de la disponibilité alimentaire par personne qui, au prix d'une redistribution des régimes alimentaires locaux à l'échelle mondiale, resterait en 2050 au niveau atteint en 2000.

Cette dernière hypothèse est clairement présentée comme une rupture majeure par rapport aux tendances observées entre 1961 et le début du XXIe siècle.

« Elle correspond à de faibles évolutions des disponibilités alimentaires par personne dans la plupart des régions d'ici à 2050, sauf en Afrique subsaharienne, pour laquelle la disponibilité alimentaire par habitant a augmenté de 25 % en 50 ans, et dans la région OCDE-1990 pour laquelle elle a diminué d'un quart. Ces 3 000 kcal sont décomposées en 2 500 kcal de produits végétaux et 500 kcal de produits animaux, la répartition entre monogastriques et ruminants variant selon les régions. »

Elle est très contraignante, voire héroïque, pour certaines populations, en particulier pour les pays de l'OCDE qui doivent réduire la ration individuelle de leur population de plus de 30 % par rapport à la situation de 2000.

Cet effort est encore plus considérable quand on l'apprécie par rapport aux évolutions tendancielles décrites dans le scénario AGO.

Récapitulatif des hypothèses quantitatives relatives aux emplois des productions agricoles en 2000 et 2050 dans les scénarios Agrimonde 1 et Agrimonde GO

 

Disponibilités totales (kcal/hab./j)

2000

2050 Agrimonde 1

2050 Agrimonde GO

Afrique du Nord - Moyen Orient

3 343

3 000

3 458

Afrique subsaharienne

2 392

3 000

2 972

Amérique latine

3 106

3 000

3 698

Asie

2 776

3 000

3 702

Ex-URSS

3 050

3 000

3 457

OCDE-1990

3 931

3 000

3 590

Monde

2 962

3 000

3 690

Sources : d'après Carpenter et al. (2005), Dorin (cf. I.2 Agribiom)

Et on mesure plus complètement le caractère très « tendu » de l'hypothèse lorsqu'on garde à l'esprit qu'il y a un écart entre la ration disponible et la ration ingérée. Celle-ci est inférieure à la première à hauteur du niveau des pertes, qui peuvent atteindre plusieurs dizaines de points de pourcentage, quand il est admis que les besoins énergétiques nets des hommes en termes d'ingestion se situent entre 2 000 et 3 000 kcal/jour selon les caractéristiques individuelles.

Quoiqu'il en soit, les différences dans les hypothèses concernant le niveau de la ration alimentaire moyenne (avec celle portant sur sa répartition entre végétaux et produits carnés) contribuent aux écarts d'estimation des productions nécessaires dans les deux scénarios écarts qui sont très élevés :

 dans Agrimonde G1 le supplément de production végétale doit atteindre 28 % à l'horizon 2050 et 20 % pour la production animale ;

 dans Agrimonde GO, la production végétale doit augmenter de 84 % et la production animale de 137 % par rapport aux niveaux de 2003.


* 4 L'augmentation de certaines formes d'inégalité dans la distribution des revenus des pays en développement, si elles se poursuivaient pourront singulièrement affecter la demande solvable. L'équation alimentaire ne serait simplifiée mais au prix d'une sous-alimentation persistante, qui est une hypothèse inacceptable mais, malheureusement pas irréaliste au vu des données actuelles du problème alimentaire.

* 5 L'arrimage des monnaies de nombre de pays en développement à des devises internationalement « consacrées » déjà enjeu crucial pour ces pays, pourrait demain représenter des enjeux encore plus importants dans un monde de plus en plus polycentrique du point de vue monétaire et où la « guerre des monnaies » ferait rage.

* 6 En outre, les prospectives de la demande alimentaire ne suffisent pas à estimer la « demande d'agriculture » qui doit prendre en compte les usages non alimentaires du secteur. À cet égard, une attention particulière doit être consacrée à la demande d'agro-carburants.

* 7 Dans cette hypothèse, 4 % de la population des pays en développement resterait en état de sous-nutrition en 2050.

* 8 Cependant, les produits carnés, qui posent d'autres problèmes nutritifs, répondent également à des besoins perçus comme tels par les consommateurs.

* 9 Toutefois, une partie des calories végétales ainsi absorbées peut ne pas entrer en concurrence avec l'alimentation humaine comme pouvant être impropre à celle-ci.

* 10 Des références plus élevées compliqueraient l'équation alimentaire.