D. LES ÉTATS ACTEURS OU AGENTS DU SYSTÈME ALIMENTAIRE MONDIAL ?

La perspective existe du renforcement d'une agro-industrie qui structurerait le paysage agricole de demain ou après-demain.

« Les alliances, acquisitions et fusions en cours dans l'agribusiness pourraient aboutir à une très forte concentration du secteur en une poignée de complexes agro-industriels géants intégrant sous diverses formes la recherche, la production, la distribution et le marketing ».

Telle est la description d'un futur de l'agro-alimentation mondial proposée par une chercheuse de l'Unité d'économie et de sociologie rurales de l'INRA, dont l'auteur suggère qu'elle trouve déjà dans le présent des tendances à l'oeuvre rendant réaliste son extension.

Cette perspective a déjà été évoquée à plusieurs reprises dans le présent rapport pour ses effets sur les petits exploitants dont elle menacerait les revenus et finalement la viabilité et, avec elle, leur nécessaire contribution à la réalisation de l'équation de la faim.

On doit ajouter à ces interrogations la mention des inquiétudes que la concentration suscite sur les prix alimentaires, lesquels pourraient se tendre sous son effet.

Cette question est partagée par le département économique et social de la FAO qu'il faut citer.

« On accuse souvent la mondialisation de faire passer le pouvoir des gouvernements aux entreprises multinationales (EMN). On reproche à ces multinationales d'abuser de leur emprise sur le marché, d'exploiter les agriculteurs et les travailleurs agricoles du monde entier et d'exercer des pressions sur les gouvernements pour qu'ils assouplissent les normes en matière d'environnement et de travail.

Aujourd'hui, les EMN agroalimentaires mènent leurs activités sur une base internationale. Elles sont de plus en plus intégrées verticalement, et englobent l'ensemble des opérations depuis la production et la commercialisation des semences jusqu'à la transformation et la distribution des aliments en passant par l'achat des récoltes.

Quand elles contrôlent de grands segments de la filière d'approvisionnement, ces grandes entreprises profitent d'un pouvoir monopolistique sur la vente et l'achat, et peuvent par conséquent exercer des pressions sur les agriculteurs et les détaillants. Par le biais de contrats de production ou par des accords de copropriété des terres ou du bétail, elles peuvent obliger les agriculteurs à acheter leurs intrants à l'entreprise et à lui vendre exclusivement leurs produits. Les agriculteurs risquent aussi de perdre leur indépendance et de devenir plus ou moins des employés de l'entreprise dans leurs propres exploitations, Il est également vrai que les EMN peuvent, déplacer leurs activités de pays à pays à la recherche de coûts plus bas (salaires compris), et de normes moins strictes en matière d'environnement et de travail, ce qu'elles ne se privent pas de faire.

 Les avantages de la mondialisation

Si, toutefois, les revendications souvent exprimées en faveur de la parité mondiale des salaires et des normes environnementales étaient satisfaites, un considérable avantage concurrentiel serait retiré aux pays les plus pauvres, et cela risquerait d'endiguer le flux des investissements qui y entrent et de compromettre gravement leur développement.

Les pays qui excluraient les EMN se priveraient des meilleurs circuits disponibles pour mettre leurs produits sur le marché mondial. Les EMN améliorent généralement les compétences, méthodes et normes locales à mesure qu'elles s'étendent dans un pays. A la fin des années 1980, par exemple, dans la province chinoise de Heilongjang, la société Nestlé a fait construire des routes rurales, organisé la collecte du lait et apporté aux exploitants des fermes laitières une formation en matière de santé et d'hygiène animales.

 Des géants tentaculaires

Suite au mouvement de concentration des entreprises, quatre sociétés basées aux États-Unis d'Amérique et regroupées en deux alliances - Cargill/Monsanto et NovartisJAoM - contrôlent à elles seules plus de 80 % marché mondial des semences et 75 % du marché de l'agrochimie.

Un autre géant des États-Unis, ConAgra, est l'une des trois plus grandes sociétés minotières d'Amérique du Nord. Elle produit ses propres aliments pour le bétail. Elle occupe la troisième place du secteur de l'alimentation du bétail et la seconde de celui des abattoirs, la troisième pour la transformation du porc et la quatrième pour la production de volailles. Par l'intermédiaire d'United Agri Products, elle vend des produits agro-chimiques et des semences dans le monde entier. Elle possède la grande entreprise de courtage en grains, Peavey. Elle n'est dépassée que par Philip Morris pour la transformation des aliments et elle vend des produits alimentaires sous plusieurs marqués dont Armour, Swift et Hunt's.

Les EMN forcent également les entreprises locales à se moderniser pour rester concurrentielles. Des recherches récentes ont montré que plus une industrie nationale est ouverte à la compétition étrangère, plus elle est productive. En fait, la présence d'entreprises étrangères est peut-être le meilleur aiguillon de l'amélioration de la productivité dans beaucoup de pays en développement. »

Votre rapporteur souligne l'ambivalence de l'appréciation portée par la FAO sur le rôle des grandes multinationales de l'agroalimentaire.

Leur contribution à la modernisation des agricultures citée à leur bénéfice n'est sans doute pas contestable. Encore faut-il en évaluer strictement les effets sur les masses paysannes et, plus globalement sur l'économie agricole et celle du développement.

À cet égard, il convient de mettre en évidence les éventuels conflits d'objectifs pouvant exister entre un oligopole agro-industriel allant se renforçant et les États. Dans le contexte de la constitution d'un tel oligopole, la montée en puissance d'une agro-industrie mondialisée pourrait s'accompagner de la promotion d'une préoccupation prioritaire accordée à la maximisation de la rémunération du capital engagé plutôt qu'à la poursuite d'un objectif de maximisation de la production et de la consommation.

La maximisation d'un rendement peut passer par une substitution du capital au travail ou, selon la situation du marché du travail, par des exploitations plus extensives du type latifundiaire. La première des deux options est la plus probable dans la phase de transition où la concurrence joue entre les gros producteurs et implique de gagner en compétitivité. Quoiqu'il en soit, le processus conduisant à la constitution d'un oligopole peut s'avérer destructeur pour les petits exploitants, qu'ils disparaissent purement et simplement, qu'ils soient écartés de tout marché faute de satisfaire aux exigences des donneurs d'ordre ou soient contraints au salariat dans des contextes où celui-ci ne bénéficie d'aucune protection.

Si ce processus ne rime pas nécessairement avec une limitation de la production, le niveau de rentabilité exigé par les propriétaires peut être tel que l'augmentation de la production soit plus réduite que ce que peuvent souhaiter les États. Par ailleurs, ceux-ci ont affaire avec les problèmes de revenu que peuvent subir les petits paysans dans un contexte où le partage de la valeur ajoutée se déforme à leur détriment. Enfin, il ne faut pas écarter l'hypothèse d'une gestion des prix par les acteurs dominants pour augmenter leur rente.

À côté du rôle pilote de l'agro-industrie, il faut prendre la mesure des difficultés que les États, séparément, pourraient rencontrer dans la régulation de ces nouvelles puissances.

Il existe déjà dans le secteur des matières premières des exemples historiques de confrontation d'oligopoles commerciaux et d'États. Il suffit d'évoquer le secteur des hydrocarbures dans lequel la rente a finalement été partagée, mais après des épisodes historiques particulièrement « riches » en conflits. D'autres matières premières présentent l'exemple de tels conflits. Les ressources minières sont souvent exploitées par des firmes transnationales qui imposent leur prix aux pays de production dans le cadre d'échanges internationaux structurés de surcroît pour faire échapper cette exploitation à toute imposition.

Si jusqu'à présent, l'agriculture n'est pas allée au bout de ces logiques, on ne peut pas exclure qu'à la faveur des opportunités d'une meilleure rentabilité de l'investissement agricole, les processus déjà à l'oeuvre se généralisent.

Enfin, la course aux terres dans laquelle entrent de plus en plus d'investisseurs publics ou privés fait peser une menace sur les États les moins développés qui pourraient subir demain plus qu'aujourd'hui un affaiblissement de leur maîtrise sur leurs terres.

Il faut mesurer la force d'un système qui pourrait conduire vers l'horreur agro-alimentaire.

Sur le plan des process de production, la Révolution doublement verte, décrite plus en amont comme un horizon souhaitable, est loin d'être une option spontanée notamment parce que ses performances peuvent être incertaines (ce qui contribue à ne pas en faire une priorité tendancielle).

Par ailleurs, les process reposant sur une agriculture d'inspiration plus « biologique » posent la question de leur compatibilité avec la contrainte d'une augmentation de l'offre suffisante pour nourrir le monde. Leur potentiel productif est en cause ainsi que leurs effets économiques sur des exploitants qu'ils exposent, à davantage de risques et à des rendements économiques dont la gestion est plus complexe que dans les processus de l'agriculture plus « productiviste ».

Cette dernière paraît donc tendanciellement dynamique.

Certes, le progrès technique peut être de plus en plus coûteux et peut susciter de légitimes interrogations sur ses effets. Mais, il paraît correspondre à des logiques puissantes du système de production. La formidable extension des OGM en témoigne, qu'on s'en félicite ou qu'on le déplore.

La question posée plus haut sur le « réalisme » d'une super révolution agricole à laquelle certains observateurs ne croient pas pourrait aussi bien être renversée. Y-t-il d'autres options plus réalistes ?

En posant cette dernière question, il ne s'agit pas d'assimiler « réalisme » et « souhaitable ». Il s'agit de définir les prolongements les plus probables compte tenu de l'état du monde.

Or, votre rapporteur voit dans celui-ci le ferment d'une évolution allant spontanément vers davantage d'agriculture industrielle, (ce que l'histoire a suffisamment démontré) avec sans doute quelques secteurs « high tech ».

Cette tendance, qui prolongerait les évolutions passées, même si elle n'est pas en soi condamnable, poserait d'évidents problèmes.

Compte tenu de ses caractéristiques, elle suppose que le capital engagé, qui sera plus coûteux, trouve sa rémunération. Or, il n'est pas acquis que les structures agricoles actuelles le permettent. Plutôt que d'imaginer que le progrès technique puisse buter sur cet obstacle, il faut raisonner comme si celui-ci devait être surmonté pour favoriser l'exploitation des potentiels techniques. Cela signifie que le processus de concentration agricole pourrait s'accélérer et que l'hypothèse de filières verticalement intégrées est des plus crédibles. D'ores et déjà, cette intégration est à l'oeuvre. À ce jour, elle est surtout conduite par le tempo imposé par les grands distributeurs84(*).

Par rapport à ces distributeurs, les industriels de l'agro-alimentaire, producteurs de produits à consommer ou d'intrants, paraissent aujourd'hui être des acteurs seconds.

Toutefois, l'influence de ces industriels pourrait s'affirmer plus nettement à mesure que les technologies qu'ils développement et dont ils tendent à faire consacrer de plus en plus efficacement la protection se diffuseraient. L'extension de la certification des obtentions végétales, les progrès de la brevetabilité dans le secteur agricole vont dans ce sens.

Par ailleurs, dans l'hypothèse où des « sauts de productivité » interviendraient, il faut considérer les logiques économiques qu'ils recèlent sur la structuration de l'offre.

Elles vont dans le sens d'une diffusion du modèle dominant. Mais il n'est pas envisageable que cette diffusion soit accessible à tous. Ainsi, ici comme ailleurs, le progrès technique devrait s'accompagner d'une segmentation plus forte de l'offre agricole, l'ensemble des producteurs ne pouvant réagir de façon homogène à ce choc de productivité.

Cette perspective pose un problème de taille : la subsistance d'exploitations familiales plus marginalisée encore qu'aujourd'hui.

La constitution d'un oligopole alimentaire ne ferait pas que remettre en cause l'existence de ces petits exploitants.

À travers, elle mais aussi parce qu'un oligopole ne maximise généralement pas sa production mais plutôt ses marges, tout l'équilibre du système alimentaire mondial pourrait être atteint.

Dans un tel « monde agricole », la faim resterait pour longtemps un problème aigu.

Rares sont les perspectivistes qui aujourd'hui envisagent l'horreur agro-alimentaire. Il existe pourtant quelques « signaux (plus ou moins) faibles » pour témoigner que cette prospective retiendra, certainement plus que les opportunités d'une « Révolution doublement verte », l'attention dans les années qui sont devant nous.

Aux yeux de votre rapporteur cette inquiétude est légitime.

Elle n'est pas le résultat d'un refus systématique du « progrès ». Il est absolument légitime que celui-ci soit évalué mais le principe de précaution n'équivaut pas à s'abstenir de toute action, de tout progrès. Au contraire, il faudrait mieux prendre la mesure de ses prolongements en ne refusant pas, par principe, de considérer que le principe de précaution puisse dicter d'entreprendre, plutôt que de s'abstenir.

C'est d'une autre « entrée » que votre rapporteur s'inquiète des prolongements d'un système agro-alimentaire qui suivrait la plus grande pente soit celle où les progrès de productivité ne seraient pas maitrisés.

Il existe à cet égard une crainte « raisonnable » (c'est-à-dire dont l'expression est politiquement correcte). Elle part de la perspective de voire s'accentuer la segmentation des producteurs agricoles au point où nombre d'entre eux disparaîtraient. La production agricole pourrait en être plus ou moins affectée. Les petits exploitants perdraient la source de leur revenu sans certitude sur leur capacité à en trouver d'alternative dans des pays où les autres secteurs sont plus ou moins structurellement sous-dimensionnés.

De façon plus hardie, on peut évoquer la confiscation du progrès technique par un oligopole qui ne manquerait pas d'avoir des incidences encore plus défavorables sur ce système85(*).

Une telle perspective doit, en particulier, être prise en considération quand on envisage la course des techniques. Elle conduit à au moins deux conclusions :

- il n'est pas raisonnable de se retirer de cette course quand on prétend agir pour l'intérêt général ce qui revient à laisser ouvert son champ aux seuls intérêts privés ; à cet égard, il est de la responsabilité de chacun de défendre la recherche agricole publique dans notre pays ;

- mais, il faut aussi maîtriser cette course et ses effets ce qu'aucune institution n'apparaît vraiment capable de faire faute d'un point de vue partagé sur ce point, dans le monde et en Europe.

Plus globalement, le développement agricole doit rester, ou, plutôt, revenir, sous la maîtrise des acteurs qui, seuls, peuvent l'appréhender pour ce qu'il est, c'est-à-dire, sous de nombreuses facettes, un véritable bien public.


* 84 De façon parlante, on sait que Walmart est la première entreprise du monde.

* 85 L'existence d'un oligopole est d'ores et déjà fréquemment dénoncée dans les critiques du rôle des États développés sur le système alimentaire mondial. À supposer que cette critique soit fondée, il faut remarquer qu'elle vise des États dont le champ de préoccupation est a priori plus large que celui de l'oligopole privé dont l'émergence pourrait représenter une tendance lourde dans l'avenir avec la substitution d'intérêts purement marchands à des intérêts étatiques plus diversifiés.