N° 628

SÉNAT

SESSION EXTRAORDINAIRE DE 2011-2012

Enregistré à la Présidence du Sénat le 4 juillet 2012

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission des affaires économiques (1) sur le déplacement d'une délégation de la commission des affaires économiques en Allemagne ,

Par M. Daniel RAOUL, Mme Renée NICOUX, M. Gérard LE CAM, Mmes Valérie LÉTARD et Esther SITTLER,

Sénateurs.

(1) Cette commission est composée de : M. Daniel Raoul , président ; MM. Martial Bourquin, Gérard César, Alain Chatillon, Daniel Dubois, Pierre Hérisson, Joël Labbé, Mme Élisabeth Lamure, M. Gérard Le Cam, Mme Renée Nicoux, MM. Thierry Repentin, Robert Tropeano , vice-présidents ; MM. Claude Bérit-Débat, Bruno Retailleau, Bruno Sido , secrétaires ; M. Gérard Bailly, Mme Delphine Bataille, MM. Michel Bécot, Mme Bernadette Bourzai, MM. François Calvet, Roland Courteau, Claude Dilain, Alain Fauconnier, Didier Guillaume, Pierre Hérisson, Michel Houel, Mme Élisabeth Lamure, MM. Serge Larcher, Jean-Jacques Lasserre, Jean-Claude Lenoir, Philippe Leroy, Mmes Valérie Létard, Marie-Noëlle Lienemann, MM. Michel Magras, Jean-Claude Merceron, Jean-Jacques Mirassou, Jackie Pierre, Ladislas Poniatowski, Daniel Raoul, Mme Mireille Schurch, MM. Yannick Vaugrenard, François Vendasi.

INTRODUCTION

Madame, Monsieur,

Il y a dix ans « homme malade » de l'Europe, l'Allemagne est aujourd'hui un « géant économique » affichant croissance, quasi plein emploi et résorption des déficits publics. Nos voisins d'outre-Rhin sont parvenus, durant la dernière décennie, à achever d'assimiler le poids de la réunification tout en investissant massivement dans des secteurs clefs de l'économie en vue de préparer l'avenir. C'est bien d'un « modèle allemand » que l'on parle aujourd'hui et dont nombre d'États européens, parmi lesquels la France, cherche à s'inspirer.

Cependant n'y a-t-il pas lieu, au-delà de cette réussite indéniable, de s'interroger sur les conditions du succès de ce que l'on a pu longtemps appeler le « capitalisme rhénan » ? N'est-il pas la résultante de choix économiques et surtout sociaux qui ont fait consensus outre-Rhin, mais qui seraient difficilement transposables à la France en l'état ? Ne doit-il pas, à tout le moins, être nuancé par la persistance d'éléments de faiblesse constituant autant d'interrogations pour l'avenir ?

Cette volonté de « voir plus clair » dans le « miracle économique » allemand, en vue tant de s'inspirer de ses aspects les plus positifs que d'éviter d'en copier les moins pertinents, a motivé la commission des affaires économiques à effectuer, du 11 au 15 mars 2012, un déplacement dans les Länder de Bavière, de Berlin et du Brandebourg.

La délégation était composée de M. Daniel Raoul, président de la commission, Mme René Nicoux, M. Gérard Le Cam, et Mmes Valérie Létard et Esther Sittler. Elle s'était fixée pour mission d'analyser les différences de compétitivité et de modèle de développement entre l'Allemagne et notre pays dans trois grands secteurs économiques : l'agriculture, l'énergie et l'industrie. Notre voisin d'outre-Rhin étant souvent loué pour la qualité et le caractère concurrentiel de ses productions, mais également pour la souplesse de son modèle social, il convenait de s'interroger sur ce qui fait sa spécificité en ces domaines.

A l'heure où va être fêté, le 22 janvier prochain, le cinquantième anniversaire du traité de l'Élysée, la délégation entendait ainsi s'interroger sur les traits communs à nos deux économies, mais également sur leurs différences. Ceci dans la perspective d'une réactivation du « moteur franco-allemand » en vue de « tirer l'Europe » de la crise qu'elle connaît aujourd'hui et de renouer avec une dynamique de croissance.

Plusieurs éléments structurants se sont faits jour. D'une part, l'existence de régions comme autant d'Allemagnes, très diverses du point de vue de leurs caractéristiques et de leur degré de performance économique, réunies par le seul jeu du fédéralisme. D'autre part, le constat de points de convergence, comme en matière agricole où l'Allemagne, aujourd'hui deuxième producteur européen derrière la France, rencontre des problématiques très proches. Enfin, la persistance d'éléments de divergence marqués, que ce soit dans le « mix » et la stratégie énergétique mis en oeuvre, comme dans le modèle de développement retenu pour accompagner les entreprises sur la voie de la croissance et de l'innovation.

Le présent rapport comporte quatre parties. La première, transversale, constitue une approche générale portant sur les grands équilibres macroéconomiques du pays. Les trois suivantes correspondent à chacun des thèmes sectoriels que souhaitait évoquer la délégation, à savoir les problématiques agricoles, énergétiques et industrielles.

I. LA RENAISSANCE D'UN GÉANT ÉCONOMIQUE

Pays le plus peuplé d'Union européenne, avec 81 millions d'habitants, l'Allemagne est également la première puissance économique européenne et la quatrième au monde, derrière les États-Unis, la Chine et le Japon. Cette bonne santé économique, qui est l'aboutissement d'efforts entrepris depuis de nombreuses années et qui constitue une quasi exception dans une Europe marquée par la crise, n'a pas été obtenue sans certains sacrifices et n'en a pas moins laissé subsister des points de faiblesse structurels, à commencer par un développement territorial particulièrement inégal.

UN ÉTAT FÉDÉRAL AUX TERRITOIRES TRÈS INÉGALEMENT DÉVELOPPÉS

L'Allemagne est une république fédérale constituée de seize États fédérés , ou Länder . Son unification s'est faite tardivement, au XIX e siècle, le pays ayant longtemps été constitué de plusieurs États plus ou moins autonomes et indépendants. Morcelée pendant plusieurs décennies en deux États, sous la guerre froide, elle s'est réunifiée avec l'ex-Allemagne de l'Est au début des années 90, récupérant à cette occasion ses cinq Länder.

Cet arrière-fond historique explique en partie les grandes dissymétries existant entre territoires, au sein de l'État fédéral allemand. Les inégalités de développement économique les plus flagrantes s'observent surtout entre l'Ouest et l'Est du pays. Plus de vingt ans après la réunification, des différences substantielles demeurent en effet entre les onze Länder de l'Ouest et les cinq de l'Est. Malgré un rattrapage rapide en termes de conditions de vie (logement, équipement en automobile ...), subsistent de grands écarts en matière d'état de santé et d'espérance de vie, mais également en termes de développement économique.

Les nouveaux Länder ont en effet connu une chute des taux d'emploi féminin, le développement d'un secteur à bas salaire et un haut niveau de chômage persistant 1 ( * ) . A ces inégalités objectives s'en s'ont ajoutées d'autres, d'ordre plus psychologiques, faisant que les « Ossis », ou ex-Allemands de l'Est, ont pu éprouver un manque de reconnaissance et de solidarité de la part de leurs compatriotes « Wessis ».

Mais au-delà de cette fracture Ouest-Est, l'Allemagne connaît également des différences de développement entre ses grandes régions . Une grande partie de l'Allemagne occidentale fait partie de l' Europe rhénane , la région la plus dynamique d'Europe et l'une des plus dynamiques du monde, mais la région de la Ruhr , marquée par l'industrie lourde, peine toujours à réaliser sa mutation. Francfort et la conurbation de la région Rhin-Main jouent le rôle de capitale financière du pays. Depuis le début des années 1960, les régions du sud, le Bade-Wurtemberg et la Bavière , sont devenues des moteurs de développement industriel, attirant le siège de nombreuses grandes entreprises allemandes. Le centre et le Nord du pays, quant à eux, bénéficient des grands ports de la mer du Nord et de la Baltique, ainsi que de leur Hinterland, mais connaissent des développements différenciés.

L'« assemblage » de territoires aussi divers reste un vrai défi pour l'Allemagne, d'un point de vue économique et politique. Le système de péréquation financière entre Länder exige par exemple que les trois Länder du Sud payent des subventions de l'ordre de 13 milliards d'euros aux 13 autres. La Bavière, Land le plus « riche », paie à elle seule la moitié de ces contributions, tandis que le Land de Berlin, en situation financière très délicate, reçoit 3 milliards d'euros chaque année. Or, ces transferts financiers occasionnent des tensions entre collectivités donataires et Länder subventionnés qui sont susceptibles de remettre en cause les principes même du système fédéral.

A. L'ALLEMAGNE, « LOCOMOTIVE ÉCONOMIQUE » DE L'EUROPE

Après une reprise rapide en 2010 et en 2011, qui a fait suite à une sévère récession en 2009, l'activité économique allemande devrait ralentir en 2012, à + 0,5 %, et demeurer principalement portée par la demande interne. Les finances publiques, quant à elles, continuent de profiter mécaniquement de la croissance des derniers trimestres et de la bonne santé du marché du travail.

PRINCIPALES DONNÉES ÉCONOMIQUES

PIB (2010) : 2 497,60 milliards d'euros (France : 1 931,4)

PIB par habitant (2010) : 35 930 euros (France : 34 092)

Taux de croissance (2010) : + 3,6 %

Taux de chômage (2011) : 7,3 %

Taux d'inflation (2010) : + 1,2 %

Solde budgétaire (2010) : - 3,7 % du PIB

Endettement public (2010) : 75,7 % du PIB

Balance commerciale (2009) : + 138,9 milliards d'euros

Principaux clients (2009) : France (10,1 %), États-Unis (6,7 %), Pays-Bas (6,6 %), Royaume-Uni (6,6 %)

Principaux fournisseurs (2009) : Pays-Bas (12,2 %), France (8,2 %), Belgique (7,1 %), Chine (6,8 %), Italie (5,6 %), Royaume-Uni (4,7 %)

Part des principaux secteurs d'activités dans le PIB :

agriculture : 2,1 %

industrie : 25,5 %

tertiaire : 72,4 %

Exportations de la France vers l'Allemagne (2010) : 62,6 milliards d'euros

Importations françaises en provenance d'Allemagne (2010) : 78 milliards d'euros

1. Un dynamisme économique remarquable en période de crise

Durement touchée en 2009 par la crise économique et financière internationale, notamment dans les secteurs-phares de l'automobile et de la machine-outil, l'Allemagne a subi une forte chute des exportations , la plus grave enregistrée depuis 1950, et l'impact du recul du commerce extérieur a entraîné un recul de la croissance. Pour la première fois, l'Allemagne, dépassée par la Chine, a perdu sa place de première nation exportatrice .

Le plan de relance conjoncturel mis en oeuvre en 2009-2010 a permis, en soutenant la consommation des ménages et les dépenses publiques, de limiter l'ampleur de la récession. Sur l'ensemble de l'année 2009, l'économie a reculé de 4,7 % et le budget a affiché en 2010 un déficit de 3,7 %, après avoir été équilibré en 2008.

Depuis deux ans, la reprise est solide . L'économie allemande a enregistré en 2010 une croissance de 3,5 % , un record depuis la réunification. Ce retour de la croissance s'avère robuste, étant porté tant par la contribution interne (pour 2,3 points de PIB) que par la demande externe (pour le 1,2 point restant).

Cette reprise s'est prolongée en 2011 , principalement au premier trimestre, avec une croissance de 1,3 %, portée notamment par l'investissement. Le consensus des prévisions s'établit à 3 % pour 2011.

L'activité s'est stabilisée fin 2011 - début 2012 , en lien avec le ralentissement du commerce international et la crise des dettes souveraines en Europe, qui pénalisent les exportations allemandes. Le Gouvernement prévoit ainsi une croissance de 1 % en 2012 , portée presque exclusivement par la demande intérieure . Les dernières prévisions des instituts économiques sont moins optimistes, avec un consensus à + 0,5 % .

La croissance allemande pourrait repartir dès la mi-2012 . Les instituts économiques font ainsi état d'un rebond à + 1,8 % en 2013 , en cas toutefois de résolution de la crise en Europe.

2. Un marché de l'emploi dynamique

La situation du marché du travail est historiquement favorable : l'emploi a atteint en 2011 un nouveau record avec 41,04 millions de personnes actives, soit + 535 000 en un an. Le chômage est passé sous la barre des 3 millions (2,975 millions exactement) cette même année, en baisse de 8,1 % par rapport à 2010, tandis que le taux de chômage a reculé de 0,6  point, à 7,1 % en moyenne sur l'année.

TAUX DE CHÔMAGE (EN %, CONCEPT NATIONAL)

Source : Agence fédérale du travail

Selon la prévision du gouvernement, le taux de chômage devrait continuer à baisser pour s'établir à 6,7 % en moyenne en 2012 .

Les « réformes Hartz » sont couramment présentées comme étant à l'origine de cette évolution. Leur inspiration générale a été de favoriser l'accès ou le retour à l'emploi, même peu rémunéré, plutôt que l'inactivité, et d'améliorer la formation professionnelle et le service de placement des chômeurs.

LE « PAQUET HARTZ »

La loi « Hartz I » du 23 décembre 2002 est un texte général sur le service public de l'emploi . Elle comprend principalement une incitation au travail temporaire au travers d'agences de placement privé - les personal service Agenturen (PSA) - concurrentes de l'Agence fédérale du travail, ainsi qu'une incitation à la formation professionnelle par ladite agence et l'introduction de « bons de formation ».

La loi « Hartz II » du 23 décembre 2002 est un texte d'activation ciblé sur les services . Elle comprend une incitation à accepter les emplois faiblement rémunérés par des exonérations de cotisation sociales, le soutien à la création d'entreprises individuelles au moyen d'aides financières dégressives et la création de guichets uniques pour les demandeurs d'emploi, par fusion des bureaux locaux de l'Agence fédérale du travail et des services communaux.

La loi « Hartz III » du 23 décembre 2003 tend à réorganiser le service public de l'emploi , à travers une amélioration du ratio de chômeurs pris en charge par chaque gestionnaire et l'instauration d'une gestion par objectifs au sein de l'Agence fédérale du travail, ainsi qu'à assouplir les règles de licenciement , en relevant le seuil à partir duquel les obligations de droit du travail s'appliquent à une entreprise.

La loi « Hartz IV » du 24 décembre 2003 introduit une rupture majeure en matière d'indemnisation du chômage . Elle créé ainsi un minimum social unique , l'ALG III, pour les chômeurs de longue durée supérieure à un an, en fusionnant assistance-chômage et aide sociale et en soumettant cette nouvelle aide à conditions de ressource et de patrimoine. Par ailleurs, elle durcit les conditions permettant à un chômeur de refuser un emploi, encourage à la reprise d'activité avec le développement des « opportunités d'emploi avec dédommagement », ou « jobs à un euro », réduit la durée d'indemnisation au titre de l'assurance-chômage (ALG I) à douze mois, prévoit des mesures d'incitation - formation, notamment - à l'insertion sur le marché du travail, et modifie la comptabilisation des chômeurs en renvoyant un critère de recherche active d'emploi, et non plus d'employabilité.

Cependant, la reprise économique qu'a connue le pays depuis le milieu des années 2000 (exception faite de 2009) rend difficile l'isolement de ce seul facteur . Le rythme de décrue du chômage depuis 2005, supérieur à celui des cycles habituels, semble toutefois impliquer un impact notable de ces dernières. En particulier, la baisse importante du nombre de chômeurs de longue durée constitue un phénomène sans précédent, tout comme la diminution significative du chômage des seniors et des jeunes.

Le « paquet Hartz » aurait, en outre, fortement contribué à réduire les coûts publics du financement du chômage . Culminant à 92 milliards d'euros en 2004, ils ont reculé de 27 % en trois ans pour s'établir à 67,6 milliards d'euros en 2007. A cette évolution, qui s'explique également par la progression favorable des chiffres du chômage, s'ajoute une modification de la répartition du poids des charges entre les deux principaux acteurs que sont le Bund et l'Agence fédérale du travail, à l'avantage de cette dernière.

Le problème viendrait aujourd'hui davantage d'un « suremploi », ou d'un « mésemploi », que d'un « sous-emploi ». Certaines régions, dans le Sud du pays notamment, sont en situation de plein-emploi et craignent une pénurie de main d'oeuvre qualifiée , avec près de 400 000 postes vacants. C'est en particulier le cas en Bavière , dont le taux de chômage est inférieur à 3 %, qui pâtit en outre d'une décroissance démographique particulièrement poussée.

Une loi facilitant la reconnaissance des travailleurs étrangers qualifiés est en cours d'adoption au Bundestag pour résoudre cette difficulté. Elle fait suite à une précédente évolution de la législation visant à diminuer les exigences de la « blue card » demandée par l'administration allemande pour la main d'oeuvre immigrée, qui s'était soldée par un succès mitigé, notamment auprès des travailleurs d'Europe de l'Est.

3. Un déficit public en voie de résorption

En raison de la conjoncture dynamique en 2010 et 2011 et de la robustesse du marché de l'emploi, la Bundesbank s'attend à un déficit maastrichtien de seulement 1 % du PIB en 2011 (après 4,3 % en 2010), et à un déficit au même niveau en 2012 et 2013 . Elle s'aligne sur la prévision du gouvernement d'une dette maastrichtienne de 81 % du PIB en 2011 (après 83,2 % en 2010), et prévoit sa baisse continue ensuite.

L'Allemagne a imposé une limite constitutionnelle à l'endettement public structurel , fixée à 0,35 % du PIB pour le gouvernement fédéral et contraignante à compter de 2016 . À cette fin, Angela Merkel a présenté le 7 juin 2010 un plan de rigueur, voté le 28 octobre au Bundestag. D'un volume cumulé de 80 milliards d'euros d'ici 2014, ce plan porte l'effort principalement sur les entreprises, le secteur social et l'administration. Il prévoit des allègements fiscaux modérés, de l'ordre de 6 milliards d'euros à partir de 2013.


* 1 Les nouveaux Länder comptent ainsi deux fois plus de personnes sans emploi que les anciens, tandis que deux fois plus de ménages y dépendent des minimas sociaux.

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