C. POPULATION, ÉLUS, SERVICES DE L'ÉTAT : DES RELATIONS ANTAGONISTIQUES

1. Services de l'État et élus

« On est sur un système bloqué... »

M. Jean-François Carenco (Préfet de bassin)

Le partage des commandes de l'attelage, entre un État crispé sur le frein réglementaire au nom du principe de protection totale et les élus locaux en charge de l'accélérateur du développement et de la politique active de prévention, s'avère-t-il, à l'usage, contre-productif ?

Si la compétence urbanisme est décentralisée depuis le début des années 1980, comme on l'a vu l'État conserve des pouvoirs d'intervention décisifs à travers les PPRN et leur déclinaison pour les inondations, les PPRI. Au vu des expériences recueillies, celle d'Arles et de bien d'autres communes, la mission constate les oppositions franches ou larvées existant entre les représentants de l'État et les élus locaux au poids politique variable. Variable, aussi, la bienveillance dont jouissent les quartiers au sein même d'une commune. Il est clair que les mille habitants de l'île de la Barthelasse, vouée historiquement à jouer le rôle de zone d'expansion des crues, protégeant ainsi le centre historique de la ville d'Avignon sur la rive gauche du Rhône, n'ont pas le même poids que le reste de la « Cité des Papes ».

Cette situation conduit généralement à un jeu de rôles où le représentant de l'État défend avec fermeté le PPRI élaboré par ses services et où l'élu local tente, selon ses moyens, de négocier à la marge des aménagements du document. La perspective pour le représentant de l'État de voir sa responsabilité ou celle de l'État engagée l'invite logiquement à une prudence maximale dans l'appréciation du risque. La question de la responsabilité « pollue » donc largement un débat qui est censé n'être que technique, ce qu'il n'est pas.

Lors du déplacement de la mission, M. Hugues Parant, préfet de la région Rhône-Alpes, a évoqué le cas particulièrement frappant de la ville d'Arles, et de bien d'autres, pour laquelle les tractations concernant le PPRI entre les services de l'État et les élus locaux duraient depuis dix ans et demi. Le préfet de région avouait alors, de guerre lasse, avoir fini par adopter ce document de force, même au risque d'un recours de la commune.

Comment reprocher à un préfet ou un maire - qui mesurent l'étendue de leur responsabilité vis-à-vis de la population - de vouloir, selon le cas, se prémunir d'une mise en cause voire d'une mise en examen suite à une catastrophe naturelle ? Le principe de précaution invite à préférer l'interdiction au développement.

Le problème c'est que le curseur sur la ligne protection / développement se déplace dans un sens ou un autre au gré des catastrophes et de l'oubli qui les suit. On préférerait une approche plus rationnelle, plus équanime et moins émotionnelle.

À l'évidence, il existe deux conceptions de la bonne attitude face à l'inondation : celle de l'État et des organismes qui dépendent plus ou moins de lui, celle des élus locaux et des organismes qu'ils animent plus ou moins directement.

La première, clairement exposée, vise la protection des populations, des biens et du milieu naturel quel qu'en soit le prix pour les collectivités. Quand les demandes des élus, au nom de la perpétuation de dynamique locale et du développement du territoire, sont reçues, elles prennent la forme de concessions aux pesanteurs inévitables de la vallée de larmes politique. Il se trouve que, dans cette vallée, la carrière des préfets dépend aussi d'un gouvernement soumis à la pression d'élus, dépendant fâcheusement eux-mêmes de la vox populi , ce qui n'était pas vraiment le cas de Napoléon III.

EN AVOIR OU PAS

Extraits de l'audition de M Jean François Carenco
(Préfet coordonnateur pour le bassin Rhône-Méditerranée
et préfet de la région Rhône-Alpes)

« La doctrine française est bonne parce que nous sommes dans une situation différente (de celle des Pays-Bas). Les Pays-Bas, avec une densité de population qui approche les 400 habitants au kilomètre carré, ont besoin d'espace. La France, elle, a besoin de sérénité - Xynthia a fait trente morts et a failli renverser la République - et de préserver ses espaces. La France risque de perdre sa biodiversité du fait de la consommation d'espaces. La région Rhône-Alpes a consommé en dix ans l'équivalent de 80 % de la surface agricole utile de la Savoie !(...)

Selon moi, plus la France dispose d'espaces libres et plus sa construction est concentrée, mieux elle se porte.

Nos ancêtres construisaient de manière concentrée dans des zones non inondables. Il n'y a que nous pour avoir - bêtise absolue - construit dans la vallée du Var. Je suis de là-bas ! (...)

Nous avons une doctrine, que nous essayons de faire respecter fermement. Quand un préfet ne fait pas ce qu'on lui demande, je le dénonce au ministre. C'est ce qui s'est passé en Arles, où le ministre m'a appuyé. Trois préfets s'y sont cassé les dents sur le PPRI d'Arles. Je pense qu'il est sorti mais il a fallu que me je fâche, sans disposer d'aucun autre pouvoir que d'un pouvoir d'influence. Les préfets de l'époque étaient terrorisés par le maire d'Arles, qui menaçait de faire un scandale.

La situation est la même à Givors, dans la vallée du Gier. Le maire ne construira plus dans la vallée du Gier. Je le lui ai fait savoir ; il veut me rencontrer mais cela n'y changera rien !

Pourquoi est-on plus inondé qu'autrefois ? Tout d'abord, on construit en zones inondables et, plus on construit en zones inondables, plus on est inondé ! On artificialise des terres en zones inondables et l'eau dévale. Or, nous n'acceptons plus d'être inondés.

Prenez l'exemple de l'île de la Barthelasse, dont je refuse pour le moment d'empêcher l'inondation. Si on s'oppose à l'inondation de la Barthelasse, on inondera l'aval. Combien l'île de la Barthelasse compte-t-elle d'habitants ? (...) Ils ont l'habitude d'être inondés... (...)

La France, en 1810, comptait 20 millions d'habitants. Elle en a aujourd'hui 65 millions. C'est un problème de place que l'on a essayé de résoudre en y inscrivant des notions de confort et d'espace. On a étalé la France. C'est dangereux pour les inondations, pour la diversité. Cela génère du CO2 et consomme de l'énergie. Nous ne pouvons poursuivre de la même manière. Une population mondiale de 10 milliards d'habitants ne peut croître de 5 % par an ! Il nous faut donc changer de modèle. (...)

On peut construire en zones inondables mais pourquoi le faire lorsqu'on n'y est pas obligé ? C'est pourquoi la doctrine « Rhône » a prévu d'assouplir les conditions.

J'ai été l'un un des premiers préfets, à Montauban, en 1999, à signer un PPRI urbain ; le maire a d'ailleurs été battu. Montauban n'est pas morte depuis, au contraire : cela va même bien ! Ce n'est pas le problème du préfet de savoir qui est maire ! Les inondations coûtent très cher ! J'étais directeur de cabinet lorsque la tempête Xynthia est survenue. J'aurais souhaité que le maire aille plus vite en prison ! Je le dis comme je le pense.

Je crois qu'il faut que la représentation nationale donne aux préfets le pouvoir de s'opposer à de tels sujets. Des événements du type de Xynthia, il y en aura d'autres ! Je pense que les préfets sont peu protégés et j'en connais beaucoup qui ont sauté à propos de ces sujets. Ce ne sont que des hommes : il faut être plus ou moins courageux. C'est ce qui s'est passé à Marseille : de grands préfets n'ont jamais osé s'opposer à ce qu'on leur demandait. Il y a toujours une élection à venir. C'est vrai, nous ne sommes pas très bons. Je l'assume. Tout le monde fait des erreurs. (...)

J'estime que les préfets devraient être plus durs à propos des PPRI. Il faut que chaque préfet fasse son examen de conscience. Il n'est pas question de construire n'importe quoi, n'importe où, mais on peut faire un certain nombre de choses en zones inondables. (...)

Les préfets sont seuls pour décider : il n'existe ni norme, ni règle. Ce n'est pas la peine d'interroger les élus : ils disent toujours la même chose ! Il nous faut une connaissance partagée que nous n'avons pas, petit bassin par petit bassin ! (...)

Je maintiens que notre pays n'a pas conscience de certaines choses et que le débat public doit servir de prise de conscience. On n'est pas obligé d'en faire des tonnes. La Commission nationale du débat public (CNDP) ressemble un peu à Pinocchio sortant de sa boîte : il faudrait l'y ramener !

Avoir un débat public dans un bassin versant est une bonne chose, afin que nul n'en ignore. Cela me paraît important !

Je pense que nous ne sommes pas au point concernant les PPRI mais nous avons beaucoup d'excuses : absence de normes, de débat public, de connaissances communes et partagées. Ceci débouche sur des catastrophes comme celle de Vaison-la-Romaine, la Vallée de l'Argens ou Xynthia. Cela fait beaucoup de choses ces dernières années. Je suis convaincu que l'artificialisation des sols et les changements climatiques renforceront l'occurrence de ces catastrophes. »

La seconde conception, rarement formulée, mais à l'oeuvre dans les négociations avec les services de l'État, vise d'abord à assurer la survie et, si possible, le développement du territoire, condition de l'existence quotidienne de ses habitants, malgré le risque récurrent d'inondation.

La population, elle, oscille entre les deux attitudes, selon le lieu où elle habite ou le moment, prise entre l'angoisse et l'amnésie qui permet de vivre : la révolte contre ce qu'elle tient pour incurie de ses élus ou de l'État et le fatalisme.

Il en résulte une crispation générale aussi peu propice à l'amélioration de la sécurité de la population qu'à l'amélioration de ses conditions d'existence.

En théorie, l'État, avec les services qui en dépendent, et les collectivités territoriales collaborent parfaitement pour la protection de la population. C'est le cas en période de crise où tout le monde serre les coudes ; beaucoup moins, comme on l'a vu, avant ou après la crise. C'est que les uns et les autres, même si ce n'est jamais formulé clairement, n'ont pas la même conception de la bonne attitude.

Peut-on se contenter de ce constat ? Un système, qui ne peut fonctionner qu'avec des préfets héroïques et des élus suicidaires, peut-il être efficace ? Évidemment non, l'objectif des pouvoirs publics au sens large - État comme élus locaux - ne pouvant qu'être de protéger pour mieux habiter les territoires inondables qui représentent, comme on l'a vu, plus de 15 % de la superficie du pays, regroupent plus du quart de la population et une part essentielle du potentiel économique national.

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