B. LE NÉCESSAIRE RENFORCEMENT DU SUIVI DES AUTORISATIONS DE MISE SUR LE MARCHÉ DES PESTICIDES

1. Connaître les effets des produits pesticides autorisés en situation réelle : une exigence absolue
a) L'évaluation des produits a priori ne suffit pas

L'évaluation des risques liés aux produits pesticides est toujours effectuée ex-ante , c'est-à-dire avant la décision d'autorisation de mise sur le marché, sur la base de tests et d'expérimentations censés donner une vision très précise des effets futurs des produits sur la santé comme sur l'environnement, dans la mesure où une méthodologie stricte est observée.

Mais, quelle que soit la qualité de cette évaluation des risques ex-ante , elle ne suffit pas . Un dispositif de surveillance des effets des produits, une fois ceux-ci largement diffusés sur le marché, en situation réelle, est indispensable pour au moins deux raisons.

D'abord, les connaissances scientifiques évoluent : un risque nouveau, inconnu ou sous-évalué lors de l'octroi de l'autorisation initiale, peut conduire à retirer celle-ci.

Ensuite, les effets à long terme des produits pesticides sont mal connus . Certains effets apparaissent longtemps après le début de l'utilisation des produits, notamment en raison de leur accumulation dans les graisses : ce sont les effets retardés, pas toujours identifiables à l'avance car les résultats issus des études in vivo ne sont pas toujours transposables à l'homme, et ces études sont effectuées sur des animaux de laboratoire qui ont généralement une courte durée de vie. Enfin, selon certains scientifiques, les modèles toxicologiques in vitro ne peuvent intégrer la complexité des mécanismes de régulation des organismes pluricellulaires 39 ( * ) .

L'objectif du suivi des produits après autorisation de mise sur le marché est le même que celui de la procédure d'autorisation elle-même : il s'agit d'assurer un niveau élevé de garantie sanitaire et environnementale en matière de produits pesticides.

Il faut souligner que cette même exigence s'applique aux médicaments et dispositifs médicaux à destination humaine. Des scandales récents comme celui du Mediator montrent la nécessité d'un suivi rigoureux des effets des produits, même après leur commercialisation. C'est justement l'affaire du Mediator qui a conduit le précédent ministre chargé de l'agriculture à demander au Conseil général de l'agriculture, de l'alimentation et des espaces ruraux (CGAAER) en février 2011 d'effectuer une mission ayant pour objectif d'établir un état des lieux et des recommandations en ce qui concerne les produits phytopharmaceutiques. La mission a remis son rapport en juin 2011 40 ( * ) .

b) Plusieurs types de suivi post-autorisation de mise sur le marché

Le rapport précité identifie deux catégories de suivis : le suivi prévu dès l'origine, et le dispositif des vigilances.

En effet, le suivi post-autorisation de mise sur le marché peut être prévu dès l'autorisation et proposé par l'ANSES ou par le ministre , qui accorde l'autorisation sous cette réserve. Les principales demandes de suivi portent sur l'apparition d'un phénomène de résistance des parasites aux produits pesticides autorisés, la pollution diffuse des eaux de surface ou souterraines, ou encore le suivi des effets des produits en question sur la biodiversité, par exemple sur la mortalité des abeilles ou des oiseaux. Cette pratique des demandes d'études de suivi n'est pas anecdotique : 261 études complémentaires ont été demandées en 2010 (123 par l'ANSES et 138 par la direction générale de l'alimentation du ministère de l'agriculture) 41 ( * ) . Dans ce cas, l'entreprise qui bénéficie de l'autorisation est chargée d'apporter les éléments demandés, ce qui pourrait amener l'évaluation du produit à évoluer.

Par ailleurs, le suivi post-autorisation s'organise à travers les dispositifs de vigilance , qui sont éclatés entre une multitude d'acteurs qui analysent chacun une fraction du risque que présente l'utilisation de pesticides (risque pour la santé, risque pour les opérateurs, risque pour la population en général, risque environnemental).

2. La vigilance sur les pesticides existe mais de manière dispersée
a) Les industriels, des acteurs essentiels du suivi des risques

Le premier acteur à même de connaître les effets réels des produits est l'industriel lui-même ; c'est pourquoi la loi lui fait obligation de signaler les effets indésirables de ses produits . L'article 56 du règlement européen n° 1107-2009 précité prévoit que « le titulaire d'une autorisation [...] communique immédiatement aux États membres ayant accordé l'autorisation toute nouvelle information concernant ledit produit [...]. Il signale, en particulier, les effets potentiellement nocifs de ce produit [...] sur la santé humaine ou animale ou sur les eaux souterraines, ou leurs effets potentiellement inacceptables sur les végétaux ou produits végétaux ou sur l'environnement. ».

Le titulaire d'une autorisation de mise sur le marché d'un produit pesticide a ainsi l'obligation de consigner et signaler tous les effets indésirables de ses produits, dont il est amené à avoir connaissance.

L'article L. 253-15 du code rural et de la pêche maritime sanctionne la méconnaissance de cette obligation de deux ans d'emprisonnement et de 75 000 € d'amende.

b) Des dispositifs de vigilances éclatés

Les effets indésirables doivent cependant être traqués par un dispositif plus large, qui relève d'une multitude de réseaux de vigilance.

Le rapport du CGAAER constate que des réseaux de vigilance sont en place en France, mais qu'il en existe une multitude, avec des buts différents et des organisations spécifiques :

- La surveillance des effets des pesticides sur la santé humaine relève de plusieurs acteurs : la MSA avec le réseau Phyt'Attitude , qui a remonté en moyenne depuis dix ans environ cent-cinquante dossiers par an. Dans les deux-tiers des cas signalés par ce réseau, le problème de santé identifié est lié aux pesticides . Mais la MSA n'est pas seule. L'Institut national de Veille Sanitaire (InVS) joue aussi un rôle essentiel dans le dispositif. Il reçoit notamment les alertes des centres antipoison (CAP). L'InVS a mis en place un groupe dénommé Phytoveille destiné à mieux connaître les effets indésirables des pesticides sur la santé. Enfin, certaines initiatives locales ou régionales de connaissance de l'état de santé des populations peuvent contribuer à la vigilance sur les effets des pesticides.

- La surveillance des effets des pesticides au titre de la sécurité sanitaire et alimentaire relève d'un nombre encore plus important d'acteurs. Le suivi de la qualité des eaux relève des Agences de l'eau et de l'Office national de l'eau et des milieux aquatiques, mais aussi des services de l'État (agences régionales de santé, services régionaux de l'alimentation), qui effectuent des contrôles réguliers. Le suivi de la qualité des aliments relève pour sa part de la direction générale de l'alimentation, de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, qui effectuent des contrôles sur les LMR.

- Les effets des pesticides sur l'environnement en général et la biodiversité relèvent des réseaux de l' Office national de la Chasse et de la faune sauvage (ONCFS) qui suit, par exemple, la mortalité du gibier. Le ministère de l'agriculture a aussi mis en place un « réseau abeille » pour suivre la mortalité anormale dans les ruches.

A ces vigilances organisées s'ajoute une veille scientifique effectuée par la direction générale de l'alimentation , sur les publications scientifiques du monde entier qui peuvent amener à réviser les jugements sur les produits autorisés, veille d'autant plus difficile à réaliser qu'elle doit nécessairement dépasser les frontières.

Les auteurs du rapport du CGAAER constatent cependant que les vigilances existantes sont éclatées, et qu'il n'y a aucune centralisation et aucune remontée des données . Les réseaux de surveillance produisent « une grande quantité de données » mais traitent séparément ces données, ce qui est coûteux et prive le dispositif de vigilance de son indispensable réactivité.

3. Renforcer et centraliser le suivi des effets des produits phytopharmaceutiques après autorisation de mise sur le marché

Les auteurs du rapport du CGAAER préconisent une réorganisation des vigilances et un point d'entrée unique pour les remontées d'information, qui pourrait être l'ANSES.

Ils constatent aussi que les études post-autorisation de mise sur le marché demandées par l'ANSES aux sociétés ayant déposé une demande d'autorisation de mise sur le marché sont effectuées dans des conditions peu satisfaisantes, par des laboratoires choisis par les sociétés pétitionnaires, peu indépendants, et sans contrôle de second niveau effectué par l'ANSES sur les résultats des études qu'ils fournissent.

Les auteurs du rapport préconisent donc de renforcer le suivi post-autorisation de mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques, celui-ci étant jugé trop faible.

Les sept recommandations du rapport du Conseil général de l'agriculture, de l'alimentation et des espaces ruraux de juin 2011 sur le suivi des produits phytopharmaceutiques après autorisation de mise sur le marché

1. Clarifier les rôles respectifs de la direction générale de l'alimentation et de l'ANSES en confiant à l'ANSES la totalité de l'évaluation du risque post-autorisation .

2. Confier l'évaluation des études post-AMM à l'ANSES avec un retour au gestionnaire et au pétitionnaire. Développer le contrôle par le gestionnaire ou l'évaluateur du risque des conditions d'obtention des données fournies par le pétitionnaire et faire procéder à des contrôles de second niveau du dispositif .

3. Mettre en place un système d'information de grande qualité permettant d'exploiter à des fins d'information et d'alerte les données des réseaux de surveillance spécifiques mis en place par d'autres ministères ou opérateurs publics ; cette obligation d'information et d'alerte s'étendant à tout agent public en charge de la santé, de l'alimentation et de l'environnement .

4. Mettre en place un site de signalement alimenté par les firmes phytopharmaceutiques, les personnes agréés au titre du conseil phytosanitaire, les agents de l'État ou les organismes publics concernés.

5. Mettre en place une veille scientifique , technique et médiatique spécialisée concernant les produits phytopharmaceutiques, leurs usages et leurs impacts.

6. Définir une démarche de gestion du risque interne à la direction générale de l'alimentation dans le domaine du post-AMM.

7. Sécuriser le dispositif de conseil sanitaire à un niveau équivalent à celui de la prescription vétérinaire , compte tenu de l'équivalence des risques sanitaires et environnementaux.

Recommandations de la mission d'information

Statut de l'expertise

R.1 Charte des valeurs et de la déontologie :

Élaborer des textes types (code de déontologie et statut d'un comité de déontologie) pour l'ensemble des agences d'évaluation française et de l'Union européenne et les harmoniser sur la base des exigences les plus élevées actuellement retenues en fonction des missions propres aux diverses instances en charge de l'évaluation des pesticides.

R.2 Experts de l'AESA (ou EFSA) :

Recruter, pour des missions à durée déterminée, des experts rémunérés et non simplement défrayés.

R.3 Comités d'experts :

En améliorer la crédibilité : transparence de la sélection des experts à partir de critères de compétence scientifique , traçabilité de leur carrière , déclaration publique d'intérêts, absence de conflits d'intérêts, indépendance, multidisciplinarité des comités d'experts, caractère contradictoire de l'expertise, accès à toutes les données relatives à la santé , publication des avis minoritaires .

R.4 Tutelle de l'ANSES :

Désigner un ministère chef de file parmi les cinq ministères de tutelle ; pour l'évaluation de l'impact des pesticides sur la santé, ce pourrait être le ministère de la santé .

R.5 Moyens de l'ANSES :

A partir du moment où l'accroissement de la tâche de l'ANSES excède les possibilités offertes par le nombre de ses agents, en baisse constante, mais où, pour évaluer les produits pesticides, l'agence dispose de ressources budgétaires adaptées (la taxe perçue lors du dépôt de chaque dossier) en provenance des pétitionnaires d'autorisations de mise sur le marché, il est impératif de ne pas lui appliquer le respect du plafond d'emploi imposé à l'agence au nom de considérations budgétaires, certes louables mais non pertinentes en l'espèce, sous peine de compromettre l'efficacité de l'agence. De la sorte, l'agence pourrait procéder au recrutement d'emplois temporaires hors plafond .

R.6 Relations de l'ANSES avec le public :

Réflexion sur les conditions de communication des données détenues par les agences, recours à des procédures de consultations ouvertes sur Internet .

R.7 Renforcer le rôle de contrôle et d'évaluation des agences par le Parlement :

Compléter la loi organique du 23 juillet 2010 pour inclure la nomination du directeur général de l'ANSES dans la liste des nominations qui requièrent l'avis public de la commission permanente compétente de chaque assemblée (article 13 de la Constitution).

R.8 Encadrement de la politique des agences par le Parlement :

- permettre au Parlement de débattre de la politique des agences à l'occasion d'un projet de loi organique et d'un projet de loi relatifs aux agences de l'État reprenant tout ou partie des propositions du rapport du Conseil d'État de 2012 sur les agences (réalisation d' études d'impact, recrutement de personnels contractuels, redéfinition des relations entre les services de l'État et les agences dont une convention pluriannuelle d'objectifs et de moyens ...) ;

- instaurer le principe d'une présentation d'un rapport annuel au Parlement par les agences en charge de l'évaluation ou du suivi de l'impact des pesticides sur la santé.

R.9 Indépendance de l'expertise et de l'alerte :

Non pas au moyen de la création d'une instance autonome chargée d'y veiller (cf. la recommandation n°2 du rapport de l'OPECST sur « Les risques chimiques au quotidien » par Mme Marie-Christine Blandin en 2008 et la proposition de loi du groupe écologiste du Sénat, n°747, 2011-2012, tendant à la « Création de la Haute autorité de l'expertise scientifique et de l'alerte en matière de santé et d'environnement ») mais d'un contrôle des agences par un comité interministériel d'évaluation des agences selon les critères de l'efficience, de l'expertise, du partenariat et de la neutralité déterminés par le rapport 2012 de la section du rapport et des études du Conseil d'État sur les agences (« Les agences : une nouvelle gestion publique ? »). Les avis du comité seraient publics.

L'évaluation des risques

R.10 Toxicologie :

Pour répondre aux besoins croissants d'analyse des pesticides et des produits chimiques en général, mettre en place des formations de toxicologues dans les facultés de médecine et de biologie - ces formations existaient mais ont disparu.

R.11 Substances et produits dangereux :

Poursuivre et accélérer le processus de leur élimination au niveau européen .

R.12 Principe de substitution des produits dangereux : intensifier l'application de ce principe.

R.13 Méthodes d'analyse et de contrôle :

Les réactualiser régulièrement ; dans l'immédiat, adopter une méthode d'évaluation des perturbateurs endocriniens .

R.14 Composition des équipes d'évaluation :

Faire collaborer médecins, toxicologues, biologistes, chimistes, vétérinaires, ergotoxicologues, épidémiologistes etc.

R.15 Portée de l'évaluation :

Accomplir tous les tests sur chacune des substances et sur le mélange constituant le produit comprenant les coformulants , les adjuvants et les solvants avec obligation de communiquer les résultats de tous les essais effectués


* 39 Source : Multigner Luc : « Effets retardés des pesticides sur la santé humaine », Environnement, Risques et Santé, 2005.

* 40 Rapport sur « Le suivi des produits phytopharmaceutiques après autorisation de mises sur le marché, établi par MM. Jean-Paul Cabanettes, Dominique Fabre et Jacques Février - juin 2011.

* 41 Ce chiffre est à comparer à celui des AMM accordées : en 2010, le nombre d'AMM pour des nouveaux produits s'est élevé à 380.

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