Mme Isabelle Veyrat-Masson, Directrice de recherche au CNRS, Directrice du Laboratoire Communication et Politique

Il existe plusieurs raisons de conserver : conserver pour étudier, pour connaître, pour comprendre, pour faire comprendre, pour inclure.

Répondant à des demandes répétées de la part des chercheurs d'avoir accès aux archives de l'audiovisuel, le Parlement vote le 20 juin 1992 la loi dite sur le dépôt légal. Cette loi décide dans son article premier que « Les documents imprimés, graphiques, photographiques, sonores, audiovisuels, multimédias, quel que soit leur procédé technique de production, d'édition ou de diffusion, font l'objet d'un dépôt obligatoire, dénommé dépôt légal, dès lors qu'ils sont mis à la disposition d'un public. ». Pour ce qui concerne l'audiovisuel, les pouvoirs publics attribuent au Centre national de la Cinématographie (CNC) la gestion du dépôt légal des films du cinéma ; à la Bibliothèque Nationale de France (BNF) les documents audiovisuels et à l'INA (Institut National de l'Audiovisuel) tout ce qui est diffusé à la télévision et à la radio. Réservé en 1992 aux chaînes hertziennes, le dépôt légal sera étendu au câble-satellite en 2002, aux chaînes de la TNT en 2005, puis au Web.

Les nouvelles techniques d'enregistrement et la prise de conscience de l'importance des médias à la fois dans le fonctionnement des sociétés contemporaines et dans la compréhension de ces mêmes sociétés se sont conjuguées avec ce goût contemporain pour la mémoire pour imposer cette loi de 1992. Le principe de la patrimonialisation des archives et leur mise à disposition en vue de recherche et d'études sont ainsi les moyens que se donne la nation pour penser la société de la communication et l'inscrire dans ce temps de la mémoire que les « Lieux de mémoire » de Pierre Nora ont annoncé dans les années 1970.

L'INA s'organise dès lors avec efficacité pour ses nouvelles missions. L'application du dépôt légal commence en 1995 avec la création d'un service dédié à sa bonne marche : l'Inathèque. La mission de l'Inathèque consiste à adapter l'organisation des archives, telle qu'elle est devenue en 1992, aux besoins de ce nouveau public créé par l'accès enfin ouvert aux chercheurs. Un lieu de consultation est installé en bibliothèque de recherche sur le site François Mitterrand de la BNF depuis 1998. Des ordinateurs (les SLAVS) sont mis à la disposition des chercheurs qui peuvent consulter les bases de données leur permettant de trouver les programmes qui les intéressent et de visionner les émissions de radio et de télévision archivées. 5 000 personnes sont accréditées au centre de consultation de la BNF.

Les fonds conservés par l'Inathèque sont considérables et pratiquement exhaustifs : en 2012, 4 millions d'heures de programmes de radio et de télévision.

La politique de conservation est de sélectionner le moins possible dans le flot de programmes enregistrés chaque jour.

Un tableau établi par l'Inathèque, en 2010, analyse comment les utilisateurs des archives de la radio-télévision se répartissent en fonction de leur discipline universitaire. Les historiens sont les premiers utilisateurs : ils représentent 23,2 % des publics, les sciences de l'information et de la communication n'arrivent qu'après avec 17,2 % et les littéraires en troisième 13,8 %.

Mais, avec la numérisation massive de ses fonds analogiques l'INA va entrer dans une nouvelle ère, rendue possible par la technique et souhaitable par l'informatisation généralisée des foyers.

La demande croissante des chercheurs de documents audiovisuels engendrée par la mise en place du dépôt légal de la radio-télévision, la dégradation des contenus des archives, conservées sur des supports obsolètes et l'arrivée de la technologie numérique, sont à l'origine du plan de sauvegarde et de numérisation (PSN), mis en place en 2001 par le PDG de l'INA, Emmanuel Hoog. L'objectif du plan de sauvegarde et de numérisation est de numériser l'intégralité du patrimoine audiovisuel français pour 2015. Ainsi, progressivement sera effectué le passage du support physique au fichier.

La possibilité de numériser les fonds est allée de pair avec l'ouverture des archives. En effet, « La séparation entre contenu et support s'accroît et la circulation des données devient plus rapide et omniprésente. Dématérialisation et connectivité facilitent la rencontre entre les contenus et le public ». Ayant numérisé un stock d'archives suffisamment large, l'INA décide d'ouvrir ses archives au-delà des professionnels et des chercheurs. « Le numérique se charge de faire le rapprochement, voire la fusion, unissant toutes les données en son flot unique, massif et prêt à jaillir sur tous les supports ».

ina.fr, lancé en 2006, représente le plus important catalogue audiovisuel en ligne offert au grand public. Une personne peut dorénavant, quel que soit l'endroit où elle se trouve, retrouver les images qui l'ont marquées, vérifier des souvenirs ou des informations. Elle peut découvrir et acquérir des connaissances, plus ou moins au hasard de sa curiosité, à travers ces milliers d'heures. C'est un changement considérable dans notre rapport aux images et dans la formation de notre mémoire collective. L'accès aux archives, c'est aussi la possibilité pour chacun de se faire lui-même historien de sa mémoire. Il est loisible à un individu de court-circuiter l'expert pour se faire directement une opinion - sans la médiation du « sachant ».

C'est pourquoi, il est particulièrement important pour un pays de ne pas abandonner, oublier ou laisser de côté une partie de son patrimoine archivistique, liée à un territoire ou à une communauté. Il en va du lien social d'un pays, de son auto-reconnaissance en tant qu'unité nationale. Une société doit, pour fonctionner en bonne entente, connaître les différents éléments qui la composent, le passé comme le présent, le proche comme le lointain... La numérisation de tous les supports récents, près de 200 000 opus, soit 135 000 heures de programmes venus de régions ultra-marines rejoignant l'incroyable richesse de l'INA nationale, c'est permettre aux chercheurs utilisant les archives audiovisuelles comme des sources de comprendre leur histoire dans toute son étendue et sa diversité.

Mme Françoise Vergès, Politologue, Présidente du Comité Pour la Mémoire et l'Histoire de l'Esclavage (CPMHE) :

Monsieur le sénateur a suggéré dans son intervention préliminaire un élément important. Il est évident que toutes les archives sont fragmentaires et comportent des vides, mais il existe pour la France un cadre particulier : l'histoire coloniale et la difficulté de la République française, jusqu'à très récemment, à l'intégrer. C'est un cadre particulier. Alors, il est vrai que l'histoire des ouvriers, des femmes ou des paysans en France est parcellaire, car les archives le sont aussi, mais cela ne concerne pas le cadre très particulier de l'histoire coloniale.

M. Pascal Blanchard, Historien, Chercheur associé au CNRS au laboratoire communication et politique, directeur du groupe de recherche Achac :

Je trouve ces débats au début de cette seconde table ronde passionnants, car ils nous placent au coeur de la problématique de la recherche ; je rappelle que, si le processus d'ouverture des archives de l'ex-RFO est amorcé, nous n'avons toujours pas mené dans notre pays de travail sur la globalité de ce passé colonial. Nous en sommes au début de ce travail et il est surprenant, et heureux, de constater que ce processus démarre avec les archives de la télévision. Je rappelle par ailleurs que la France est l'une des rares ex-puissances coloniales à ne pas avoir de musée d'histoire coloniale. L'ouverture des archives de la télévision, et la critique qu'il faudra en faire, va donc composer l'une des premières étapes de ce regard commun. Nous commençons à peine à ouvrir notre boîte de Pandore.

Mme Estelle Youssouffa, Journaliste à TV5 Monde et France 2 :

Je veux rebondir, à mon modeste niveau de journaliste de télévision, sur ce que disait madame Françoise Vergès sur nos échanges, et sur le travail effectué par l'INA. Celui-ci m'a immédiatement fait penser aux pastilles qui avaient été diffusées sur France 2 avant chaque journal télévisé de l'année présidentielle : Julian Bugier y présentait des archives audiovisuelles en expliquant le sens et le contexte d'images politiques fortes issues des fonds de l'INA. Je profite ainsi de la présence ici de personnes influentes et qui sont en mesure de parler à des diffuseurs pour formuler une idée : idéalement, il faudrait - une fois constituées ces archives de l'INA sur l'outre-mer - qu'une grande chaîne du service public diffuse, à une heure de très grande écoute, une pastille qui montre ces images et les explique, un programme court, car il ne faut pas être trop ambitieux.

Nous ne l'avons pas dit jusqu'à présent : si les écrits restent, le propre de la télévision est de s'adresser à tous, de rassembler. Toutes les générations sont réunies devant la télévision, à certaines heures en particulier. La télévision participe à la construction du récit national. Ce qui fait l'importance de nos discussions aujourd'hui, ce qui fait que nous avons tous une opinion sur ces archives, c'est qu' a priori , la plupart des personnes de l'outre-mer, quelle que soit l'histoire individuelle des territoires concernés, ont vu ces images, tout simplement parce que pendant très longtemps RFO a été en situation de monopole.

Ces archives ont donc été vues : par exemple, un Polynésien reconnaîtra des images de telle ou telle période, indépendamment de la génération à laquelle il appartient. Ces images parleront à tous, de la même manière dont les images de l'ORTF parlent à toutes les générations de la métropole. Cela peut être une piste de réponse à la question de savoir comment partager ces archives. L'image a ce pouvoir. On peut citer à cet égard le documentaire « Noirs de France » de Pascal Blanchard et Juan Gelas, (en trois volets) diffusé sur France 5, la Chaîne parlementaire et TV5 ; la télévision a un pouvoir au niveau de la construction de l'imaginaire. Si la télévision n'éduque pas, elle lance néanmoins des pistes de réflexion, elle pousse les personnes à s'interroger, surtout les plus jeunes, qui vont volontiers sur Internet ou bien en bibliothèque pour approfondir un sujet qui les intéresse. Pourquoi donc se priverait-on de cet outil, la télévision, qui peut être formidablement puissant ?

M. Pascal Blanchard, Historien, Chercheur associé au CNRS au laboratoire communication et politique, directeur du groupe de recherche Achac :

Madame Christine Kelly, vous êtes journaliste, membre du CSA, vous avez notamment travaillé pour RFO Guadeloupe : vous êtes au coeur du sujet ! Il y a une question importante que nous nous posons : comment écrire et transmettre cette histoire commune grâce au travail opéré par l'INA sur ces archives ? Quel est votre sentiment ? Ces archives vont-elles nous aider à écrire une histoire commune entre l'Hexagone et ces outre-mer dans leur diversité ?

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