Rapport d'information n° 121 (2012-2013) de M. Serge LARCHER , fait au nom de la Délégation sénatoriale à l'outre-mer, déposé le 12 novembre 2012

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N° 121

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2012-2013

Enregistré à la Présidence du Sénat le 12 novembre 2012

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la Délégation sénatoriale à l'outre-mer (1) sur l' Outre-mer , une mémoire audiovisuelle à partager - Rencontre du 12 novembre 2012,

Par M. Serge LARCHER,

Sénateur.

(1) Cette délégation est composée de : M. Serge Larcher, président ; MM. Joël Guerriau, Éric Doligé, Claude Domeizel, Michel Fontaine, Pierre Frogier, Michel Magras, Jean-Claude Requier, Mme Catherine Tasca, MM. Richard Tuheiava, Paul Vergès et Michel Vergoz, vice - présidents ; Mme Aline Archimbaud, M. Robert Laufoaulu, secrétaires ; MM. Maurice Antiste, Jean-Étienne Antoinette, Mme Éliane Assassi, MM. Jacques Berthou, Jean Bizet, Gérard César, Mme Karine Claireaux, MM. Christian Cointat, Jacques Cornano, Félix Desplan, Mme Jacqueline Farreyrol, MM. Louis-Constant Fleming, Gaston Flosse, Jacques Gillot, Jean-Jacques Hyest, Jacky Le Menn, Jeanny Lorgeoux, Roland du Luart, Gérard Miquel, Thani Mohamed Soilihi, Alain Néri, Georges Patient, Mme Catherine Procaccia, MM. Thierry Repentin, Charles Revet, Abdourahamane Soilihi et Hilarion Vendegou

Ouverture de la rencontre

M. Jean-Pierre Bel, Président du Sénat

Madame la Ministre,

Madame la Présidente de la Commission de la culture,

Monsieur le Président de la Délégation à l'outre-mer,

Monsieur le Directeur d'Outre-mer 1 ère et de France Ô,

Monsieur le Président directeur général de l'INA,

Mesdames et Messieurs les Sénateurs,

Chers amis,

Tous ceux qui ont vécu ou séjourné dans les départements et collectivités d'outre-mer ont pu mesurer la place que tient aujourd'hui l'audiovisuel dans l'identité de chacun de ces territoires.

Chacune des chaînes de télévision consacrées à l'outre-mer, et je pense ici tout particulièrement à « Outre-mer 1 ère », naguère « RFO », est une source de reconnaissance pour la collectivité où elle est implantée.

Elle constitue, aux côtés de la presse et de la radio, mais avec cette force que donnent les images, ce lieu de diffusion des informations de chaque territoire qui ne peuvent être pleinement distinguées et mises en valeur sur les chaînes nationales.

J'ai eu moi-même l'occasion de l'observer lors de mes déplacements outre-mer et je suis donc particulièrement heureux de prononcer quelques mots en ouverture de cette rencontre.

Ce terme de rencontre est pleinement approprié puisqu'il s'agit d'une initiative de l'Institut national de l'audiovisuel, à laquelle la Délégation à l'outre-mer a apporté son appui.

Les sénateurs ultramarins ici présents participeront aux deux tables rondes, avec nos collègues membres de la Commission de la culture, particulièrement attentive à l'audiovisuel et à la recherche.

*

La rencontre, c'est le dialogue, entre les élus, les acteurs institutionnels, les chercheurs, les historiens, les professionnels des médias.

Un dialogue qui a pour objet central les outre-mer, leur vie, leur image, leur histoire, tels que des milliers d'heures de programmes audiovisuels permettent de les appréhender. Cette rencontre a donc toute sa place au Sénat.

Car la pleine reconnaissance des outre-mer a été un de mes premiers engagements en tant que Président de cette assemblée.

Créée il y a moins d'un an, la Délégation à l'outre-mer affiche déjà, sous la conduite de son président Serge Larcher, un bilan éloquent. En dépit de moyens encore modestes, mais avec l'appui précieux et nécessaire des commissions permanentes, cette Délégation a répondu à une attente, à un besoin.

Des auditions, un rapport d'information, des propositions de résolution européennes sur la politique commune de la pêche et sur l'avenir des régions ultrapériphériques : ce sont autant d'actions engagées pour une meilleure prise en compte des outre-mer et pour la valorisation de leur potentiel.

La rencontre qui s'ouvre, intitulée « Outre-mer, une mémoire audiovisuelle à partager », procède du même esprit que la rencontre du 9 mai dernier, consacrée aux mémoires croisées du passé colonial de la France.

Pour la première fois étaient alors réunies des personnes qui portent des mémoires liées à la longue histoire de la colonisation française, afin de réfléchir à l'intégration de ces expériences et de ces récits dans une conscience historique.

Je ne suis donc pas surpris de retrouver ici aujourd'hui la présidente du Comité pour la mémoire et l'histoire de l'esclavage, Madame Françoise Vergès, qui avait animé ces débats.

Et je salue l'énergie et l'engagement du coordinateur scientifique de notre nouvelle rencontre, Pascal Blanchard, qui a déjà apporté une contribution décisive pour l'évolution du regard porté sur la colonisation et sur la perception des inégalités que les schémas de pensée peuvent nous conduire à négliger, voire à accepter alors qu'elles doivent nous révolter.

La société dans laquelle nous vivons est faite de toutes ces histoires, dans leur longue durée, de leur pluralité, de leurs transformations. Elles ont donné naissance à des mémoires et des histoires entremêlées à partir desquelles nous devons construire un récit à partager.

Les discussions qui vont s'engager dans quelques minutes vont sans doute évoquer cette préoccupation centrale pour notre cohésion sociale.

*

Si cette rencontre a lieu au Sénat, c'est aussi parce que l'INA et la Caisse des dépôts ont signé ici, au Palais du Luxembourg, en juillet dernier, le projet de numérisation du fonds outre-mer.

Les archives audiovisuelles ultramarines, c'est-à-dire des milliers d'heures de télévision et de radio, seront numérisées au cours des quatre prochaines années.

Ces archives sont celles de l'Office de coopération radiophonique (OCORA) créé en 1962, de RFO, qui a succédé au premier organisme en 1982 et, depuis 2010, du Réseau Outre-Mer 1 ère .

Seront ainsi préservés de la destruction des éléments essentiels de la mémoire des outre-mer.

Je veux saluer cette démarche, qui vient réparer un manque. Toute action publique, dans le domaine culturel comme dans les autres champs d'intervention, doit intégrer les outre-mer. C'est une exigence républicaine.

Mais la sauvegarde de ces archives n'est rien si leur contenu n'est pas accessible et étudié. L'INA s'est donc engagée, pour ces fonds ultramarins comme pour l'ensemble du patrimoine audiovisuel dont il a la garde, non seulement à les conserver mais aussi à les valoriser et à les transmettre.

Telle est l'autre dimension de cette entreprise, et ce sera certainement l'un des sujets de réflexion de cet après-midi : le partage.

Une part importante de ce patrimoine est accessible sur Internet, grâce à « l'Inathèque ». Qui veut aujourd'hui voir et entendre, par exemple, Aimé Césaire, peut ainsi retrouver sur le site de l'INA des entretiens passionnants qui nous invitent, comme le grand poète et homme politique le disait à propos de l'outre-mer, à « ne pas en rester à la surface des choses ».

Média controversé, parfois décrié, la télévision apparaît alors sous son meilleur jour, comme un outil de culture, comme un vecteur de pensée et non comme un dispositif destiné à dégager du « temps de cerveau disponible » au bénéfice d'intérêts mercantiles.

Au-delà de cet accès facilité à des émissions qui appartiennent désormais à notre patrimoine, la numérisation entreprise par l'INA permettra un nouveau regard sur cinquante années d'histoire audiovisuelle des outre-mer.

Les débats qui vont s'ouvrir mettront en perspective le travail de préservation qui s'est engagé.

Ce demi-siècle fut une période de mutation. Les outre-mer avaient quitté le régime des colonies pour accéder au statut de département et de territoire, avant de connaître de nouvelles évolutions statutaires qui ont accru leur autonomie.

Ce sont cinquante années d'intégration à la République, d'avancées vers l'égalité de droit et vers la reconnaissance de leur identité culturelle propre. Les relations des outre-mer avec l'État ont été profondément modifiées.

Outre l'histoire politique, ces archives donneront à voir des évolutions démographiques, économiques et sociales. Ce seront à la fois des sources historiques et des objets d'études pour les chercheurs.

Des sources au statut particulier, puisqu'elles ont été vues par des milliers de personnes, elles ont donc été partagées une première fois. Elles présentent une version des faits ; elles ont même pu susciter l'événement ou au moins influencer les perceptions.

Ces images et ces sons vont être soumis à la critique et à l'analyse. Ils peuvent nous apprendre beaucoup de choses par ce qu'ils montrent, mais aussi par ce qu'ils cachent. Le travail de l'INA va ainsi ouvrir de nouveaux champs historiographiques.

Ces archives audiovisuelles seront également, je l'espère, un outil pour l'éducation, pour une véritable intégration de l'histoire des outre-mer à notre histoire nationale, alors qu'elle est encore trop souvent reléguée en annexe.

*

Je suis donc particulièrement fier et heureux d'ouvrir et d'accompagner cette nouvelle rencontre consacrée à des enjeux de mémoire partagée, c'est-à-dire à la construction du destin commun qui unit l'hexagone et les outre-mer.

Je vous souhaite donc de fructueux échanges.

Je vous remercie.

M. Serge Larcher, Sénateur de la Martinique, Président de la Délégation sénatoriale à l'outre-mer

Monsieur le Président,

Madame la Présidente de la Commission de la Culture, Chère Marie-Christine Blandin,

Monsieur le Président de l'Institut National de l'Audiovisuel,

Mesdames et Messieurs les Sénateurs, très Chers Collègues,

Cher Pascal Blanchard et Chers amis qui avez accepté de venir témoigner aujourd'hui,

Mesdames, Messieurs,

Je commencerai par me tourner vers notre Président, qui, une fois encore, montre le vibrant attachement à l'outre-mer qui est le sien en accordant son haut patronage à la manifestation d'aujourd'hui et en nous faisant l'honneur de sa présence.

Il nous met aussi à disposition ce lieu magnifique qui se prête si bien à la rencontre et à l'échange, comme nous avons pu l'éprouver il y a quelques mois de cela, le 9 mai, pour la rencontre « Mémoires croisées » brillamment orchestrée par Françoise Vergès.

Je tiens tout particulièrement aujourd'hui à la remercier de nous faire l'amitié de sa présence.

Cette rencontre du 9 mai avait été l'occasion d'échanges riches et nombreux sur la question des mémoires coloniales et, pour Pascal Blanchard, l'occasion de piquer notre curiosité alors même que la rigueur du chronomètre ne lui avait accordé que trois petites minutes d'intervention. Mais il a su, oh combien ! les faire fructifier puisque nous voilà réunis sur le sujet qu'il avait alors choisi d'évoquer : « Le rôle des images dans la transmission des mémoires ».

« Les images font naître l'émotion qui crée du sens », déclarait-il ; j'ajouterai que la musique et la puissance évocatrice de nos langues d'outre-mer ajoutent une dimension à cette affirmation, car, les témoignages audiovisuels de nos outre-mer vibrent tant des images visuelles que des images suggérées et des sonorités de nos langues... cultures de l'oralité obligent !

La tradition orale constitue en effet non seulement la caractéristique majeure mais, au-delà, l'essence même de nos cultures d'outre-mer.

D'un océan à l'autre, pour les cultures créoles comme pour les cultures d'Océanie, l'oralité est le fondement même de nos identités.

Mon ami Richard Tuheiava ne me contredira pas, lui qui, dans son ouvrage publié l'an passé « Paroles d'un autochtone », à la question : « Comment définiriez-vous les traits constitutifs de la société polynésienne ? » répondait : « Le premier serait l'oralité ».

Mais si la tradition orale reste vivace, elle est sans doute aujourd'hui moins vigoureuse, du fait notamment de l'évolution des modes de vie.

Le danger de perte de mémoire que cela induit est réel.

L'image et la parole, avec leurs couleurs et leurs sonorités, incarnent nos identités : les techniques audiovisuelles paraissent ainsi les supports naturels et tout indiqués de leur fidèle représentation, de leur sauvegarde et de leur valorisation.

Le témoignage audiovisuel est d'autant plus pertinent qu'il peut davantage rendre compte de la réalité brute, contrairement au récit nécessairement assujetti à l'exercice de transcription et de reconstitution.

Le témoignage audiovisuel respecte certainement mieux l'authenticité et la spontanéité de ce qu'il saisit !

C'est le mariage de la tradition et de la modernité que l'Institut national de l'audiovisuel et le service public de télévision et de radio en outre-mer ont décidé de célébrer !

Qu'ils en soient vivement félicités et remerciés, car, les témoignages audiovisuels, outils de la mémoire vivante, constituent un patrimoine inestimable, non seulement pour les peuples d'outre-mer dont ils reflètent des morceaux de vie, mais aussi, pour l'ensemble du peuple français dans la reconnaissance de sa diversité et l'écriture d'une histoire commune n'occultant pas certaines étapes du chemin.

C'est un gigantesque travail de sauvetage qui est entrepris, aux enjeux non moins colossaux, qui, je l'espère, associera les forces vives locales.

En tous cas, soyez assurés que les actes de la rencontre d'aujourd'hui seront largement diffusés, avec pour objectif de faire connaître cette magnifique initiative et, pourquoi pas, faire naître localement des projets de mise en valeur du patrimoine ainsi sauvegardé.

La numérisation qui commencera début 2013 s'étalera sur plusieurs années. Nous pourrions, d'ailleurs, nous retrouver à son échéance ou imaginer un rendez-vous d'étape !

Mais pour l'heure, découvrons la portée concrète de l'action engagée par l'INA et mesurons-en les enjeux grâce à vos contributions et à nos échanges.

Je nous souhaite, à mon tour, une rencontre fructueuse !

Mme Marie-Christine Blandin, Sénatrice du Nord, Présidente de la Commission de la culture, de l'éducation et de la communication

Merci d'avoir pris l'initiative de cette journée, merci de votre invitation à ouvrir à vos côtés ce colloque, au nom de la Commission de la culture.

Celle-ci est attentive, vous le savez, à tout ce qui tisse des liens.

Nous pouvons pour cela enjamber les océans, relier les générations, croiser nos diversités, ou simplement nous retrouver un lundi de novembre comme celui-ci, autour d'un beau projet.

La complexité nous enrichit et nous fait grandir.

*

Certains ont des racines, nous avons de la mémoire à partager.

Nos supports sont les archives de textes et documents. Certaines restent séquestrées, comme des recels de vérités honteuses. Certaines se font oublier, comme les tonnages de chlordécone et les noms des auteurs d'autorisations dérogatoires. Certaines, les plus nombreuses heureusement, sont des mines pour les chercheurs.

Il y a aussi les récits, aventures tragiques ou épiques, vues de Saint-Martin-de-Ré ou de Cayenne, vu des quais de Dieppe ou de ceux de Saint-Pierre-et-Miquelon ; ou des images qui font rêver comme les vahinés, ou des images qui font frémir, comme les champignons des explosions atomiques.

Il y a les chiffres adossés aux stratégies économiques, entre canne à sucre dans les Antilles, où vous vivez Monsieur le Président, et betteraves, où je vis dans le nord de l'hexagone. Entre deux, il y eut Napoléon et sa scandaleuse prolongation de l'esclavage. Mais la mémoire de la République est sélective qui n'y voit qu'un grand homme...

Et puis il y a les images.

Naturaliste, quand je vois la tête des écureuils dans les dessins de Buffon, j'avoue préférer les photographies. Et je ne commenterai pas les lamentins transformés en séduisantes sirènes, ou les coco-fesse, qui ont même hérité dans leur appellation botanique des phantasmes de marins esseulés.

Certes, la photographie n'est pas neutre, mais parfois le cliché devient support de points de vue croisés. Je pense à ce cliché de Marc Garanger, d'un prisonnier algérien enchaîné dans sa cellule : la même photographie avait servi à l'armée française pour montrer qu'elle matait la rébellion, et aux résistants algériens pour mobiliser contre l'inhumanité des bourreaux. Un seul regard d'auteur, plusieurs regards extérieurs.

Je ne doute pas de la richesse du stock d'images de l'outre-mer.

Au plus près de l'objectivité de l'auteur, ces images fixes ou animées seront objet commun de récit de plusieurs points de vue.

Au plus près de l'intentionnel et du parti-pris, elles diront l'esprit d'une époque ou d'un clan, et leur témoignage sera tout aussi précieux.

Et sous le regard expert des chercheurs, chacune donnera à voir ce que nous ne regardions pas jusqu'alors, mais que la pellicule a gardé, au hasard d'un cadrage : le sort des femmes, les jeux ou les peines des enfants, les matériaux des logements, le flux des eaux usées...

*

La numérisation est un atout technologique qui répond aux besoins de gestion des volumes, comme aux besoins de partage.

Les plus âgés d'entre nous savent l'émotion des souvenirs retrouvés dans un grand carton de photographies aux bords dentelés. Les plus chanceux connaissent même quelques projections familiales de super huit.

Si nous avons tous goûté au plaisir de l'immédiateté de l'envoi d'une prise de vue, si nous avons tous aujourd'hui des centaines d'images dans nos disques durs, sommes-nous certains que la transmission se fera de générations en générations ? Un vieil ordinateur aux Emmaüs, un disque dur dont personne ne veut dans une succession, un clic maladroit sur « delete », et des millions de pixels porteurs de quelques décennies deviennent d'anonymes « uns » et « zeros » alignés, vidés de leur sens.

C'est dire, devant cette vulnérabilité aux aléas de la gestion du numérique, consubstantielle de cette richesse technologique, l'importance qu'une mission publique veille au moins à la conservation de ce que nous avons en commun.

C'est la mission de l'INA.

*

L'INA, tout à sa tâche gigantesque de collecte, de référencement et de numérisation, s'est abreuvée des sources nationales qui l'entouraient, et a qualifié son intervention.

Aujourd'hui cette institution, initiative de la Commission des affaires culturelles du Sénat, affirme une stratégie davantage tournée vers les régions et dans un même élan, je m'en réjouis, se mobilise pour le patrimoine ultra-marin.

Si nous partageons tous la fragilité des supports, les températures et l'humidité propices à la multiplication des champignons rendent urgentes les numérisations des travaux de RFO. L'INA apportera son irremplaçable savoir-faire. Ce sont des opérateurs locaux qui se mettront à l'ouvrage.

Il en va de la sauvegarde. Il en va de l'accessibilité. Il en va de nos regards croisés, et donc du tissage de notre communauté de destin, comme du chatoiement de nos cultures et de nos couleurs mélangées.

Je vous souhaite donc d'enrichir ce projet et d'embellir cette journée par vos échanges.

M. Claude Esclatine, Directeur d'Outre-mer 1ère et de France Ô

Trente ans déjà que le service public de télévision et de radio en outre-mer a bien intégré la nécessité de conserver les images produites, pour mieux valoriser leur potentiel identitaire.

Les conditions climatiques, majoritairement tropicales, couplées à une pérennité aléatoire de supports fragiles rendaient l'urgence absolue. Après la création des premières vidéothèques en 1983, l'effort a porté sur leur informatisation, unifiée entre toutes les stations de RFO d'alors, puis sur le lancement des sonothèques.

Comme première étape d'une fructueuse collaboration, l'INA et Réseau France Outre-mer lancent une expertise globale sur les supports dits « anciens » (Films, vidéo 1 pouce, BVU, Umatic - 3/4 de pouce). La station de la Guyane, à l'orée de la forêt amazonienne, est choisie comme test. De 2006 à 2011, l'INA récupère les supports en métropole et engage un travail prométhéen : à ce jour, 40 % des films et des trois quarts de pouce et plus d'un quart des fonds un pouce sont déjà sauvés !

Avec l'énergie sans faille de Mathieu Gallet, nouveau Président, l'INA négocie début 2012 un financement spécifique, dans le cadre du Grand Emprunt. À nouveau, l'ambition est exceptionnelle.

Au coeur même des neuf Directions Outre-mer de France Télévisions (Outre-mer 1 ère depuis le 1 er décembre 2010), le programme prévoit la numérisation de tous les supports dits « récents ». Près de 200 000 opus représentant environ 135 000 heures seront traités, sans compter les nouvelles émissions et toute la production du siège à Malakoff : une formidable ressource audiovisuelle, pour les antennes Outre-mer elles-mêmes ; et pour tout France Télévisions et très au-delà. Une manière d'expliquer le présent, de baliser le futur en analysant le passé des dernières décades.

L'INA, et son partenaire financier la Caisse des Dépôts, évoque « un programme d'avenir » : jamais le terme n'a eu autant de résonnances. En outre-mer plus qu'ailleurs, parce que les logiques identitaires y sont plus prégnantes, la conservation sine die , donc numérique, des archives télévisuelles devient le « métier à tisser » de l'avenir.

Sur les trois océans, dans tous les territoires ultramarins français, ce travail est bien plus que technique. Il répond à une espérance d'ordre sociologique et politique, au bénéfice d'une meilleure appréciation de la multitude des facettes de la France.

M. Mathieu Gallet, Président directeur général de l'Institut national de l'audiovisuel (INA)

C'est un plaisir et un honneur pour l'INA de pouvoir s'associer au Sénat pour mettre en lumière la richesse de la mémoire audiovisuelle des outre-mer, dans le cadre prestigieux de ces Salons de Boffrand. Je remercie vivement Monsieur le Président du Sénat Jean-Pierre Bel pour son accueil, la Délégation sénatoriale à l'outre-mer avec qui nous avons organisé cette rencontre, et vous tous pour votre présence aujourd'hui.

C'est pour l'INA une grande fierté de contribuer, par le travail de sauvegarde et de numérisation qui s'engage, au rayonnement de la mémoire vivante des outre-mer. Des émissions musicales Pulsations à la coulée de lave du Piton de la Fournaise en 1977 en passant par le « Ti Train » de La Réunion, l'exploitation de l'or en Guyane ou le Carnaval de Papeete, les fonds de RFO recèlent de véritables trésors.

Ils constituent une part essentielle de notre patrimoine national qui peut désormais être préservée, et j'en suis très heureux. Car le projet nous a beaucoup mobilisés, avec nos amis de France Télévisions et d'Outre-mer 1ère. Surtout, il n'aurait jamais vu le jour sans le soutien financier du Fonds national pour la Société Numérique, le FSN, et de son gestionnaire la Caisse des dépôts. Je tiens ici à les remercier tout particulièrement.

Il faut en effet rappeler que les archives de RFO ne figuraient pas dans le périmètre de notre troisième contrat d'objectifs et de moyens signé avec l'État en 2010 pour la période 2010-2014 et, plus largement, dans celui du Plan de Sauvegarde et de Numérisation tel qu'il avait été établi en 1999.

Très vite s'est posée la question de la préservation de ce patrimoine inestimable. Mais le financement manquait. Nous avons donc travaillé sans relâche pendant deux ans sur une candidature au titre de l'action « Soutien aux usages, services et contenus numériques innovants » du FSN. La convention signée en juillet 2012 prévoit une subvention de 7,5 millions d'euros pour la numérisation d'environ 130 000 heures de programmes au total.

Les experts de l'INA reviendront dans un instant sur la mission de l'Institut et le déroulement des opérations. Elles font suite à une série d'expertises menées dans les stations d'outre-mer et au travail que l'INA a déjà commencé sur le « fonds film » de RFO. Aujourd'hui, avec le soutien du FSN, le travail peut démarrer sur les fonds dits récents. C'est une véritable course contre la montre que nous engageons, étant donné l'état de dégradation avancée des images. J'ajoute que la numérisation interviendra pour l'essentiel sur place, dans les territoires d'outre-mer, sur une période de cinq à six ans au total.

Mais ce travail ne trouve son sens que dans la mise en valeur et dans le partage des images ainsi sauvegardées. Les fichiers seront bien sûr restitués au fur et à mesure de leur numérisation aux stations d'Outre-mer 1 ère . Et ils trouveront toute leur place dans les collections de l'INA pour y être partagés avec l'ensemble de nos publics, en métropole comme dans les territoires ultramarins.

Les professionnels des médias - diffuseurs, producteurs qui font appel à nos archives - y accéderont en ligne, sur notre plateforme INA MEDIAPRO, aux côtés du million d'heures de programmes déjà disponibles. Les étudiants et les chercheurs pourront les consulter dans le cadre de l'INA THEQUE, qui met à leur disposition l'ensemble des programmes radio et télévision conservés depuis l'origine. Quant au grand public, il découvrira les images sur notre site ina.fr qui réunit d'ores et déjà plus de 2,3 millions de visiteurs uniques chaque mois et dont une nouvelle version, plus participative, est sur le point d'être lancée.

Les images pourront également être mises en valeur dans le cadre de partenariats qui restent à imaginer avec les médiathèques, les centres d'archives régionaux et départementaux, les musées et les lieux de mémoire, à la fois dans l'hexagone et à travers les territoires d'outre-mer. Je pense par exemple au magnifique centre culturel Tjibaou en Nouvelle-Calédonie ou à l'Institut de la Communication Audiovisuelle en Polynésie. Mais d'autres projets existent comme : le lieu de mémoire sur l'esclavage en Guadeloupe (le Mémorial ACTe) ou encore le Centre des Mémoires à Cayenne en Guyane.

Pour terminer, je voudrais souligner que la politique de décentralisation de l'INA que nous avons engagée porte sur l'hexagone mais aussi évidemment sur les territoires d'outre-mer. Dans ce cadre, nous avons lancé récemment deux opérations qui méritent d'être signalées.

D'abord, « Mémoires partagées », un appel à contributions concernant les images dites amateurs du grand public. L'opération, qui a débuté en Aquitaine en juillet 2012 et qui se poursuivra à partir de 2013, doit permettre de mettre les images des Français en regard des archives professionnelles dans un dialogue inédit visant à enrichir le patrimoine audiovisuel collectif.

Par ailleurs, pour renforcer l'accessibilité du fonds de l'INA aux chercheurs et aux étudiants, nous allons implanter, entre 2013 et 2015, des postes de consultation dans des bibliothèques et médiathèques à rayonnement régional. Les images sauvegardées de RFO s'inscrivent parfaitement dans ces différentes initiatives, dans une logique d'échanges avec le plus grand nombre.

Notre rencontre d'aujourd'hui est une première occasion de partager ensemble cette mémoire commune et je m'en réjouis particulièrement. Puissent d'autres dialogues naître de nos débats pour accompagner la mission de l'INA et assurer le rayonnement de l'outre-mer.

Je vous remercie de votre attention et vous invite à découvrir immédiatement quelques images !

Présentation de la rencontre

M. Pascal Blanchard, Historien, Chercheur associé au CNRS au laboratoire communication et politique, directeur du groupe de recherche Achac

Tout d'abord, merci à tous d'être présents. Je suis très honoré d'être aujourd'hui dans les salons de Boffrand, au coeur du Sénat, pour cette Rencontre initiée à la fois par le Sénat - la Délégation sénatoriale à l'Outre-mer, sous le haut patronage du Président du Sénat Jean-Pierre Bel qui nous accueille ici et qui est l'un des moteurs aujourd'hui de cette réflexion sur les outre-mer - et par l'INA, dont le Président-directeur général est présent aujourd'hui aussi.

Il s'agit d'une Rencontre au titre plein de promesses : « Outre-mer, une mémoire audiovisuelle à partager ». Et cet après-midi sera dense : il y aura des images, des conférences, des débats, des échanges avec le public.

La mission de numérisation et valorisation de l'INA des fonds télévisuels des outre-mer

Diffusion d'extraits d'archives audiovisuelles issues
du fonds outre-mer de l'INA

Les années 1970

- Émission « Pulsations » - Diffusion sur l'ORTF le 3 décembre 1969. Réalisateur : Henri Carrier.

- Émission « La Guyane » - Diffusion sur FR3-Guyane le 1 er janvier 1979.

- Émissions « Antillaisement vôtre : générique » - Diffusion sur FR3-Martinique le 1 er avril 1979.

Vous pouvez retrouver ces extraits sur le DVD ci-joint.

Mme Anne Lefort, Responsable de la sauvegarde des Collections de l'INA

Nous venons de visionner quelques courts extraits sélectionnés parmi les archives les plus anciennes déjà collectées et numérisées, c'est-à-dire parmi les 13 000 heures du fonds dit historique qui provient des neuf stations ultramarines et du siège RFO de Malakoff. Cela représente relativement peu d'heures de programmes pour vingt-cinq années de diffusion. En effet, sept des neuf stations ultramarines ont été créées entre 1965 et 1967, 1958 pour la Nouvelle-Calédonie et 1986 pour Wallis et Mayotte.

Mais jusqu'en 1974, c'est-à-dire pendant la période ORTF, une minorité de sujets sont localement produits : les journaux télévisés sont envoyés par la métropole et les programmes arrivent parfois six mois plus tard. L'éclatement de l'ORTF, la création de RFO en 1982, celle de Télé Pays en 1988 jusqu'à la création en 1999 du Réseau France Outre-mer composent autant d'étapes qui ont permis aux productions propres de prendre leur place. L'actualité locale est alors plus étoffée, ainsi que les magazines locaux, et ils donnent la priorité à la proximité ainsi qu'aux programmes issus des autres stations ; ils traitent des problèmes sociaux et économiques des départements et territoires. Cela marque aussi l'émergence des informations en langue locale : le créole, le mahorais, le wallisien et le tahitien. Parmi les thèmes des magazines, on peut citer la cuisine, l'architecture, les savoir-faire, les traditions, les cérémonies traditionnelles, la nature magnifique et son corollaire, c'est-à-dire les catastrophes naturelles, l'histoire des peuples et des migrations, etc. Ce sont des actualités locales, mais qui présentent également une ouverture vers le bassin qui enserre la station : bassin de l'Océan Indien, du Pacifique, des Caraïbes, mais aussi de l'Amérique du Nord pour Saint-Pierre. Actualités locales donc, mais rayonnement mondial à travers ses écrivains, ses sportifs, ses musiciens.

Pour en revenir aux opérations de sauvegarde et de numérisation, il faut mentionner l'attente impatiente des personnels des stations ultramarines, mais également des populations, pour revoir ces documents anciens. Ces documents sont ressentis comme leur patrimoine et ils n'ont été ni revus, ni réutilisées, même si, ici et là, localement, des processus de recopie ont déjà débuté à petite échelle.

Il faut également rendre hommage aux documentalistes de ces régions éloignées de la métropole, ces documentalistes qui sont aussi éloignés les uns des autres, mais qui sont formidablement motivés et mus par une véritable vocation patrimoniale. Au sein de ces stations où la diffusion est une préoccupation permanente, ils ont su donner au service des archives une existence et une importance méritée. Une archive sans identification est une archive « morte » ; je veux donc souligner que c'est grâce à leur travail que ces archives vivent aujourd'hui encore.

M. Jean Varra, Directeur technique à la Direction des Collections de l'INA

Je vais vous parler un peu plus concrètement de la façon dont Anne Lefort et moi-même avons mené le projet de conservation et de numérisation.

Celui-ci a été mené en deux phases : la première phase a débuté en 2006 sur la base d'une expertise qui avait été demandée par RFO à l'INA, expertise centrée à ce moment-là sur les fonds anciens. Elle avait été menée dans les six stations les plus importantes en termes de volume de production. Pour Wallis et Futuna, Mayotte, Saint-Pierre-et-Miquelon, il n'y avait eu qu'une évaluation des volumes, et non une évaluation de l'état des supports.

Cette première mission de 2006 poursuivait trois objectifs : on connaissait alors peu les volumes des collections et notre objectif visait justement à mesurer les volumétries de ces fonds. En parallèle, une question se posait : dans quel état allions-nous trouver ces fonds ? Enfin, à partir de cette volumétrie, nous devions réaliser une estimation du coût de sauvegarde : quelles sommes devaient être avancées pour sauvegarder et numériser ces fonds ?

Les résultats de cette étude ont été connus en 2006 : au total, on avait estimé que l'ensemble des fonds des neuf stations du siège de Malakoff correspondait à peu près à 81 500 heures. Ces documents ont été regroupés sous l'appellation « fonds historique ». Il s'agit des fonds les plus anciens qui couvrent les années 1960 jusqu'à 1985. Ils se trouvaient être enregistrés sur pellicule film, mais également sur des supports vidéo de 1 pouce, 3/4 de pouce, des supports qui sont aujourd'hui totalement obsolètes, qui ne sont plus en usage et dont la technologie a disparu du marché.

Ce fonds historique correspondait en 2006 à près de 13 000 heures, soit 16 % du fonds total. Ce fonds regroupait les documents des chaînes dont les productions propres étaient faibles à leurs débuts, tandis que beaucoup d'autres documents ont disparu. Ainsi, si le volume de ce fonds représente finalement peu d'heures, cela ne lui en confère que plus de valeur. Les fonds les plus récents, qui couvrent la période de 1958 à aujourd'hui, sont enregistrés sur supports Betacam SP qui commencent à être eux aussi un peu obsolètes. Les DVCPRO, des formats numériques plus récents, correspondaient à 84 %.

Le chiffrage avait donné un montant de 7,5 millions d'euros, ce qui est une somme importante. Il faut savoir que la sauvegarde des fonds historiques, c'est-à-dire les fonds les plus anciens, correspond à près de 50 % de ce budget, tout simplement parce que ce sont des fonds beaucoup plus coûteux et difficiles à transférer. Les autres 50 % sont dévoués aux fonds plus récents. Voilà ce que nous enseignait cette étude sur les volumétries.

Deuxième objectif de cette étude : réaliser un constat de l'état physique des fonds. Au fur et à mesure des missions, nous avons trouvé des fonds historiques dans un état assez préoccupant : des moisissures, le syndrome du vinaigre (une dégradation fameuse de la pellicule film, dont on est averti grâce à l'odeur de l'acide acétique qui s'en dégage ; il y a alors urgence à sauvegarder, puisque cela signifie que le film se dégrade rapidement). Ces problèmes étaient liés à des conditions climatiques où l'humidité est très élevée, mais aussi aux conditions de conservation du passé : si aujourd'hui, ces conditions se sont sensiblement améliorées grâce aux politiques de conservation mises en oeuvre, cela n'a pas toujours été le cas par le passé. Ces fonds ont donc subi les outrages du climat, mais aussi ceux qui sont liés au vieillissement des supports et à l'obsolescence des technologies.

Cette étude a donc mis à jour un impératif : sauvegarder en priorité les fonds historiques. Mathieu Gallet - Président-directeur général de l'INA - l'a rappelé : les budgets n'étaient pas prévus dans le PSN initial (le plan de sauvegarde et de numérisation). Il fallait donc trouver des financements complémentaires. Néanmoins, l'INA a décidé - avec l'aval de RFO - de collecter les fonds et de commencer leur numérisation dès 2008. Une région-pilote avait été choisie : la Guyane. Ce processus a été lent à mettre en oeuvre, en fonction des financements évidemment, mais surtout compte tenu de l'état de dégradation des films. La collecte de ces fonds historiques, qui ont été rapatriés en métropole pour être traités, s'est poursuivie en 2009 et 2010. Et en 2012, 40 % des films collectés avaient été numérisés. 24 % des 1 pouce et 40 % des 3/4 ont été sauvegardés. Ainsi, nous en sommes aujourd'hui presque au milieu du gué.

Les besoins de financement complémentaires avaient pour objectif de poursuivre et accélérer la sauvegarde des fonds historiques, et de mettre en oeuvre la numérisation des fonds récents. Cela s'est fait à travers un dossier de financement qui a été déposé dans le cadre des investissements d'avenir. Cela a pris du temps, et en 2012 ce financement a été acquis. La deuxième phase du projet pouvait alors être amorcée et elle devrait se dérouler sur une période estimée à six ans.

Mme Anne Lefort, responsable de la sauvegarde des Collections de l'INA :

Deux hypothèses étaient alors envisageables. La première consistait à collecter les matériels, comme nous l'avions fait pour les matériels anciens, pour les numériser en métropole. Mais cela demandait une logistique très lourde. Nous avons collecté les 13 000 heures du fonds ancien, en trois ans. Aussi, pour collecter plus de 135 000 heures, nous nous interrogions sur le temps nécessaire. Cela exigeait également une logistique interne très lourde, puisqu'il aurait fallu inventorier ces matériels, les stocker, etc. L'argument décisif a été l'usage régulier et quotidien que faisaient les documentalistes de ces archives du fonds récent. Il était alors inimaginable de les immobiliser aussi longtemps.

L'autre hypothèse était donc de numériser ces archives sur place, directement dans les stations. Il était difficile de trouver une structure industrielle sur place parce que cela demande des investissements techniques énormes. Nous avons donc pris le parti de lancer un appel d'offres en métropole pour choisir un prestataire qui devra numériser les archives sur place, de manière itinérante sur une période de six ans. Ce prestataire apportera son matériel par fret d'avion ; il voyagera par tranches de trois à neuf mois, de station en station, de bassin en bassin. Puisque nous avons réalisé un appel d'offres en métropole, nous avons décidé de placer dans le cahier des charges une exigence : les techniciens doivent être employés localement. Et nous espérons vivement que ces techniciens de numérisation soient localement trouvés.

L'inconvénient de ces choix est d'imposer un délai de six ans. Le calendrier de cette mission - qui s'étend donc de 2013 à 2018 - n'a pas encore été arrêté. Mais le challenge s'avère d'ores et déjà difficile.

Pour préparer cet appel d'offres, il a fallu organiser des missions auprès de toutes les stations. Ces missions sont presque achevées. Par exemple, en partenariat avec le responsable des Thèques de Malakoff, Daniel Triplon, nous partons en mission depuis mars/avril 2012 pour estimer de nouveau les volumes de façon plus précise et réévaluer l'état des archives sur place. Il s'agit également de sensibiliser les personnels à la venue ultérieure d'une équipe de techniciens extérieurs à Outre-mer 1 ère .

Des conclusions s'imposent déjà : les volumes sont beaucoup plus importants que ceux qui avaient été estimés en 2006. En effet, les fonds représentent près de 135 000 heures, soit une augmentation de 50 % par rapport aux estimations de 2006. De même, l'état des supports diffère d'une station à l'autre, tout comme l'organisation des fonds, l'avancement de l'inventaire ou les conditions d'accueil. Ce sont des éléments qu'il s'agit de connaître avant que le prestataire sélectionné démarre sa mission.

Accueil chaleureux et disponibilités ont été les maîtres mots de ces missions INA. La mobilisation des personnels est totale dans l'ensemble des stations, et tous feront leur possible pour que cette opération soit un succès.

M. Jean Varra, Directeur technique à la Direction des Collections de l'INA :

Où en est aujourd'hui cette phase 2 du processus mis en place ? Tout d'abord, le financement total de 7,5 millions reste valable en dépit de l'augmentation des volumes. En effet, pour ces documents assez récents, le coût moyen de la prestation baisse en fonction du volume. La baisse est également liée à la mise en concurrence produite par l'appel d'offres. Elle s'explique également par des supports plus récents et, donc, plus facilement automatisables en matière de transfert. Il est ainsi important de savoir qu'avec un même budget, nous pouvons traiter un volume plus important de documents.

Bien évidemment, nous poursuivons notre mission dédiée aux fonds historiques dont la numérisation va se prolonger de 2013 à 2015.

L'appel d'offres a été lancé en avril 2012 pour le traitement des fonds Beta et DVCPro, à la fois en métropole et dans les différentes régions. Après analyse des candidatures, le soumissionnaire sera retenu lors d'une commission des marchés qui se tiendra fin novembre 2012. Les opérations techniques directement auprès des stations devraient commencer à la fin du premier trimestre 2013. C'est à peu près le temps qu'il faut aujourd'hui pour définir une structure technique, la mettre en oeuvre et la tester avant qu'elle ne réalise son parcours auprès des différentes stations ultramarines.

M. Pascal Blanchard, Historien, Chercheur associé au CNRS au laboratoire communication et politique, directeur du groupe de recherche Achac :

Anne Lefort et Jean Valla ont remporté leur challenge : présenter l'histoire des six dernières années et des six prochaines années de ces archives ultramarines en près de quinze minutes. Nous le constatons, il y a donc un long travail humain, technique et de préparation pour qu'un jour, nous puissions tous - chercheurs, réalisateurs, journalistes - disposer de ce patrimoine.

Nous allons maintenant découvrir quelques extraits audiovisuels des productions RFO de la génération des années 1980, au moment de la création de RFO, et plonger trente ans en arrière.

Table ronde 1 : Patrimoine audiovisuel des outre-mer et enjeux de mémoire

M. Pascal Blanchard, Historien, Chercheur associé au CNRS au laboratoire communication et politique, directeur du groupe de recherche Achac :

À travers le panorama intéressant que composent ces archives audiovisuelles : on se rend en effet compte qu'elles nous racontent la vie locale, la vie culturelle, la vie politique, la vie sociale. Regarder aujourd'hui ces images, c'est plonger dans un matériau brut qui permet de regarder la vie de ces régions.

Le principe de la table ronde est simple : il y a neuf invités et chacun va pouvoir réagir à tout ce qui a été dit jusqu'à maintenant, puis débattre et répondre aux questions de la salle.

Nous sommes très honorés d'accueillir aujourd'hui, madame la ministre déléguée auprès du ministre de l'Éducation nationale, chargée de la réussite éducative, George Pau-Langevin ; le sénateur de Guyane, Jean-Etienne Antoinette ; le sénateur de Paris et historien David Assouline ; Olivier Pulvar qui vient spécialement des Antilles et qui est chercheur sur ces questions ; Jean-Michel Rodes, directeur délégué aux collections de l'INA ; Françoise Vergès, politologue et présidente du Comité pour la mémoire et l'histoire de l'esclavage ; Isabelle Veyrat-Masson, historienne de la télévision et directrice de recherche au CNRS ; Estelle Youssouffa, journaliste à TV5 Monde ; et enfin Luc Laventure, directeur de la Collection Outre-mer de France Télévisions, qui a vécu cette aventure de l'intérieur pendant de nombreuses années, comme journaliste et réalisateur à RFO, puis comme directeur des antennes de France Ô et Outre-mer 1 ère de 1998 à 2011.

Je veux demander à madame la ministre, si elle est d'accord, de bien vouloir ouvrir la table ronde sur les programmes de numérisation mis en oeuvre, et leur importance pour nos cultures partagées.

Mme George Pau-Langevin, Ministre déléguée auprès du ministre de l'Éducation nationale, chargée de la Réussite éducative

Cher Pascal Blanchard, tout d'abord bravo pour cette initiative. Je sais bien l'intérêt que tu portes aux questions liées à la colonisation et aux mondes de l'outre-mer. Et nous sommes aujourd'hui à une étape particulière et significative.

Pendant longtemps, l'outre-mer n'a pas totalement été présent dans la conscience de la France hexagonale, même si nous faisions partie de l'ensemble national depuis des siècles. Il me semble particulièrement important que les images qui ont été celles de RFO puissent être sauvegardées : en effet, au moment où parfois les grandes métropoles s'interrogent sur la diversité de leur population, au moment où il nous faut comprendre cette société plurielle dans laquelle nous vivons, il est essentiel de pouvoir rappeler - par les images - qu'il s'agit d'un amour-répulsion qui dure depuis longtemps. Pour le Français de métropole, l'outre-mer peut sembler une réalité neuve, une idée originale, mais il s'agit en fait d'une histoire déjà ancienne. Les images et le souvenir en constituent donc une composante essentielle.

Deuxièmement, il existe des dates qui ont compté. Pour constituer une société fraternelle et égalitaire, il importe de réintégrer les mémoires particulières. Nous avons évoqué Napoléon Bonaparte, et je me rappelle la lutte que nous avions lancée avec le Maire de Paris contre le Général Richepanse alors que, pour beaucoup, il ne s'agissait que d'une histoire lointaine. En définitive, lorsque nous avons réussi à faire comprendre que l'abolition de l'esclavage était une lutte qui avait été menée par des intellectuels français ou des défenseurs des droits humains contre d'autres personnages bornés ou butés, nous avons alors réintégré cette mémoire particulière dans la mémoire collective. On dit souvent qu'aujourd'hui notre société est en train « d'exploser », de se « diffracter ». Mais pour « faire société », pour arriver à une meilleure cohésion de notre monde, réintégrer les mémoires particulières est un aspect tout à fait important.

Au moment où certains parlent souvent des droits et des devoirs, évoquent sans cesse ce que les jeunes gens devraient faire pour pouvoir mériter leur qualité de Français, plonger dans ces événements du passé est une manière de rappeler que les habitants des anciennes colonies n'ont pas fui leurs devoirs. De nombreux documents produits par RFO, par exemple ce magnifique reportage sur les dissidents, rappellent que, depuis longtemps, dans le cadre de la communauté nationale, les devoirs ont été accomplis. Par conséquent, il est aussi normal de réclamer les droits afférents.

Dernier point, qui me semble essentiel quant à la préservation des images des différentes stations d'outre-mer de RFO : aujourd'hui, nous parlons beaucoup de tout ce qui est de l'ordre du patrimoine immatériel. Il est indiscutable que les stations de RFO, en recueillant les images des rites et des cérémonies à travers tout l'outre-mer, ont contribué à sauvegarder un patrimoine immatériel qui, sinon, aurait disparu pour nous tous.

Lorsque j'étais Déléguée à l'outre-mer à la Ville de Paris, nous avions voulu rappeler les souvenirs des Antillais lorsqu'ils étaient massivement arrivés en métropole. Ceux d'entre vous qui ont connu cette époque se souviennent peut-être que tous ceux qui arrivaient des Antilles passaient par Le Havre, où ils prenaient le train pour la gare Saint-Lazare de Paris. C'était un processus évident et connu par tout le monde à cette époque. Aujourd'hui, ce parcours d'arrivée a disparu car les voyageurs prennent l'avion et plus personne ne s'en souvient. Lorsque nous avons réalisé avec Mehdi Lallaoui une exposition remarquée sur les migrants antillais des années 1960, nous avons cherché des images, notamment des Antillais à la gare Saint-Lazare, mais nous n'avons pratiquement rien trouvé alors que ce parcours était inscrit dans l'imaginaire de tous.

Aussi, recueillir ces images, les préserver et les porter à la connaissance, tant des jeunes générations que du peuple français en général, constitue une tâche importante pour la cohésion nationale. À ce titre, cette mission en cours de conservation et de numérisation des archives de RFO m'apparaît essentielle.

M. Pascal Blanchard, Historien, Chercheur associé au CNRS au laboratoire communication et politique, directeur du groupe de recherche Achac :

Merci beaucoup Madame la ministre pour votre intervention qui ouvre cette table ronde. Monsieur le sénateur, quelle importance revêt pour les populations régionales, pour la Guyane, par exemple, le premier territoire test en 2006, ce programme de sauvegarde et de numérisation ?

M. Jean-Étienne Antoinette, Sénateur de la Guyane, Vice-président de la Commission de la Culture, de l'éducation et de la communication et membre de la Délégation sénatoriale à l'outre-mer

Mesdames,

Messieurs,

Partager le questionnement du patrimoine audiovisuel de l'outre-mer et des enjeux de mémoire qui y sont rattachés, cela présente l'intérêt de faire le rappel d'une véritable situation d'urgence.

Au-delà de missions anthropologiques et d'initiatives individuelles visionnaires qui, dès le début du 20 e siècle, ont pu saisir des sources conservées au Musée de l'homme ou à l'INA, des freins économiques et technologiques ont réduit à la portion congrue la captation audiovisuelle des dynamiques sociales de nos territoires et de la Guyane.

Le service public audiovisuel qui a de ce fait occupé une part déterminante dans les captations au jour le jour, mais à la portée historiographique, sociologique et esthétique avérée, avait bénéficié à l'orée des années 2000 pour le réseau de Radio France outre-mer d'un projet de numérisation de ses archives, semble-t-il non abouti et à propos duquel quelques éléments d'information seraient intéressants.

En effet, l'enjeu de solution urgente porte tout de même sur 60 années de sauvegarde de mémoire pour l'ensemble des outre-mer, avec les problématiques élargies de valorisation grâce aux outils technologiques de dernière génération et de mise en réseau partagé avec des partenaires ou utilisateurs déterminés.

De façon plus générale, les enjeux patrimoniaux me rassurent lorsqu'ils montrent que les hommes sont assez semblables, autour des objectifs de collecte et valorisation de la mémoire orale, des traces de la création matérielle des humanismes et civilisations et aussi des représentations, sublimations et transformations, symboliques mais aussi biologiques de notre environnement et cadre de vie.

Par ailleurs, au-delà de l'intérêt connu des archives pour la recherche et l'histoire, le patrimoine audiovisuel de l'outre-mer revêt un enjeu capital du fait que nos sociétés sont jeunes, que la Guyane, notamment, a une histoire récente très riche et pas encore « digérée » par la population.

Je vois ainsi l'intérêt de conservation mais aussi de valorisation, de diffusion au grand public pour favoriser la connaissance, la compréhension et l'appropriation de cette histoire, mémoire par ceux qui la vivent autant que par ceux qui la découvrent.

Il y a double intérêt :

- la médiation, l'éducation, le partage de ces éléments de mémoire pour la construction d'une identité partagée dans la population, et donc de la cohésion sociale,

- le développement des programmes de recherche pour exploiter ces documents dans le but d'aider la société à se comprendre elle-même.

En Guyane, plusieurs histoires se croisent et sont saisies sur le vif par les médias. Ce sont souvent les seuls témoignages, les seules analyses, car la recherche en sciences sociales est peu développée, surtout la sociologie qui permettrait d'analyser les faits et les évolutions au fur et à mesure.

La conservation de ces archives doit donc s'accompagner du développement de programmes de recherche sur la société actuelle, les dynamiques sociales, et pas seulement des travaux d'ethnologues et d'anthropologues sur les questions de culture, de mémoire et de patrimoine.

Ce que je veux dire c'est que l'enjeu de mémoire n'est pas seulement la patrimonialisation de ces archives, mais aussi leur utilisation concrète et actuelle par les scientifiques pour la compréhension des sociétés ultramarines contemporaines, la confrontation avec d'autres sources d'information, la mise en perspective de leur intérêt informatif, pour produire autant de la connaissance objective sur nos territoires, que le partage et la diffusion de cette connaissance, et l'appropriation de celle-ci à travers le regard de nos sociétés sur elles-mêmes.

Pour finir, les questions de méthodes et d'outils annexés à ces enjeux de mémoire prennent justement tout leur sens sur nos territoires ultramarins, qui en parallèle du péril évoqué pour RFO, notre source principale d'archives, ont manqué assurément ces dernières années de centres ressources, travaillant sur la durée afin de collecter, valoriser et diffuser cette mémoire audiovisuelle.

À titre d'information, prêchant dans un contexte régional difficile notamment sur le sujet, j'ai concrètement articulé l'ossature de ma politique culturelle en tant qu'élu local autour du travail de mémoire et de la mise en réseau des collecteurs.

Il s'agit de préparer de façon concrète toutes les vocations possibles, à des métiers diversifiés qui y sont rattachés, ainsi qu'aux innovations apportées par la recherche et les évolutions technologiques comme l'actuelle numérisation des systèmes de l'information.

Il me semblait important de pouvoir échanger autour de cela avec vous.

M. Pascal Blanchard, Historien, Chercheur associé au CNRS au laboratoire communication et politique, directeur du groupe de recherche Achac :

Merci monsieur le sénateur. David Assouline, vous qui êtes sénateur, mais aussi historien, comment jugez-vous les priorités de ce programme de sauvegarde et de numérisation en qualité de sénateur et en qualité d'historien qui connaît l'importance des archives et du patrimoine ?

M. David Assouline, Sénateur de Paris, Vice-président de la Commission de la Culture, de l'éducation et de la communication

Merci de m'avoir invité. Je veux dire toute ma satisfaction d'écouter ce débat et d'y participer. Celui-ci recoupe en réalité deux thèmes distincts, mais pourtant dépendants l'un de l'autre. Il y a d'abord le thème de la construction d'un patrimoine, puis de façon concomitante, celui de la construction d'une mémoire collective à partir de ce patrimoine. Aujourd'hui, avec la façon dont les uns et les autres s'approprient la mémoire, il n'est pas possible de développer une mémoire collective sans constituer au préalable ce patrimoine. Je veux donc me poser en complément de ce qui a été dit, car l'essentiel a déjà été évoqué à travers l'ensemble des interventions.

Aujourd'hui, l'enjeu de la mémoire et de l'histoire est souvent discuté. Il doit être très clair qu'il n'existe aucune possibilité réelle, tranquille et dynamique de laisser les historiens travailler si on pense qu'il est mieux d'enfouir des moments de l'histoire, ou alors de les minorer ou bien encore de les « corneriser ». Au contraire, cette lucidité et cette vérité sur le passé sont des outils puissants de la construction de l'avenir. Et lorsqu'il existe encore des blessures, mais cela n'existe pas dans toutes les histoires, cela devient un levier fondamental pour les apaiser et pour engager des réconciliations et des constructions communes.

Je veux saluer l'importance de ce travail, mais dire aussi qu'il faut faire attention : si un consensus peut se créer quant à la préservation et à la construction de ce patrimoine de l'outre-mer, il faut faire attention à ce que ce ne soit pas réservé à l'outre-mer, pour l'outre-mer, à ceux qui y vivent, comme on mettrait des choses dans un coin. Il faut que l'ensemble de la communauté nationale et l'ensemble des médias de la Nation s'approprient ce fonds et ce patrimoine. Par exemple, il faut obligatoirement qu'on puisse voir ces images sur les chaînes de France Télévisions et sur les chaînes généralistes, il faut qu'on puisse construire des émissions destinées à l'ensemble des citoyens, car il ne s'agit pas d'une histoire particulière, même si elle a ses particularités, mais de l'histoire de notre Nation et l'histoire de notre République.

La Commission de la culture, de l'éducation et de la communication, pour laquelle je suis rapporteur du budget dédié aux médias, a dernièrement auditionné l'INA. Or, nous sommes à une période où on peut prononcer de grandes phrases sur telle ou telle nécessité culturelle, mais où tout le monde doit aussi faire des efforts nécessaires parce que l'argent « ne coule plus à flots ». Mais c'est très souvent dans ces moments que l'on décèle la réelle attention portée pour soutenir concrètement ces grands discours, ces grands mots et ces grandes convictions.

Par rapport aux efforts globalement demandés, et notamment à France Télévisions, l'INA a été préservé (je pense qu'on ne me démentira pas) et les programmes concernant la construction de ce patrimoine, l'archivage, la numérisation ne seront pas affectés par les décisions budgétaires ; en tout cas, la Commission des affaires culturelles y veillera. C'est une attention que nous devons porter sur l'ensemble du patrimoine audiovisuel.

Pour conclure, il existe un paradoxe avec les archives audiovisuelles : par exemple, les historiens qui travaillent sur la Grèce savent que le peu d'éléments patrimoniaux qu'ils ont entre les mains rend difficile leur travail. Tout le monde serait aujourd'hui euphorique de pouvoir assister à une conférence d'Aristote ou de participer à une séance de l'Ecclésia. Aujourd'hui, nous avons cette chance de pouvoir disposer de ce type de traces. En même temps, nous avons l'impression que ce sont des traces très fragiles, beaucoup plus que les traces laissées il y a si longtemps. Les films vidéo qu'on croyait impérissables se trouvent aujourd'hui en très mauvais état de conservation. On ne sait pas encore ce que sera la conservation du numérique, il y a les risques informatiques généralisés (nous sommes dans le domaine numérique et c'est de l'ordre de la possibilité).

Pour conserver ces archives, nous devons donc y accorder une grande importance et rester constamment à la pointe extrême des nouveautés technologiques. Quand il s'agit des processus de conservation de l'audiovisuel et du numérique, le moindre moment où la garde serait baissée peut alors provoquer de très grandes déconvenues.

M. Pascal Blanchard, Historien, Chercheur associé au CNRS au laboratoire communication et politique, directeur du groupe de recherche Achac :

Merci Monsieur le sénateur pour votre intervention de grande qualité. Je suis très heureux de votre présence, et je sais que ce sont des questions qui vous intéressent tout spécifiquement, comme enjeu essentiel de notre histoire commune.

Françoise Vergès, comment fait-on lorsqu'il n'y a pas de patrimoine disponible ? Comment fait-on, lorsqu'on travaille sur ces questions dans le présent ? Comment fait-on quand on réalise des films ? La place du patrimoine et des archives est-elle essentielle ?

Mme Françoise Vergès, Politologue, Présidente du Comité Pour la Mémoire et l'Histoire de l'Esclavage (CPMHE)

Qu'est ce qu'une archive audiovisuelle des outre-mer ? Que montre-elle des outre-mer ? Comment ces outre-mer sont-ils créés, constitués par ces images et ces sons ? Qui a pris ces images et ces sons ? Qui voyons-nous sur l'écran ? Les présentateurs et présentatrices sont-ils des personnes du pays ? Quelles langues sont parlées ? Quel montage a été choisi ? Quelle image de la « métropole » s'en dégage ? Y a-t-il circulation des images d'un outre-mer à l'autre et quelles sont-elles ? Quelles sont les émissions phares ? Qui les produit ? Quelle est la programmation choisie ? Quelles sont les évolutions des programmations ? Ce sont les premières questions qui viennent à l'esprit à l'annonce de la campagne de numérisation de 150 000 heures d'archives audio-visuelles des outre-mer qu'a entreprise l'Institut National de l'Audiovisuel. Cette numérisation va ouvrir de nouveaux champs de recherche sur le regard porté sur les outre-mer, sur la manière dont les journalistes de l'Hexagone ou des régions d'outre-mer voyaient ces terres, sur les sujets qui étaient traités, et pourquoi, et comment. Elle va aussi permettre d'analyser la manière dont la « métropole » se met en scène pour les outre-mer. Bien que des études aient déjà été faites sur l'histoire des médias audiovisuels et que certaines répondent aux questions ci-dessus, il est évident que la possibilité de voir ces images du service public montées et accompagnées de son va renouveler les études culturelles et visuelles autour des sociétés des outre-mer et de la relation ambiguë, ambivalente et complexe entre la « métropole » et ces régions.

Avant d'élaborer sur ce que l'étude du regard, la culture visuelle, pourraient nous apprendre sur la relation complexe et chargée d'une pluralité de sens qu'entretiennent l'Hexagone et les outre-mer, je voudrais revenir sur la notion d'archive audiovisuelle. Il est question ici des archives des antennes de télévision publique qui s'ouvrent dans les outre-mer en 1975, assez tard donc.

Mais l'analyse de ces archives doit être resituée dans le contexte historique de la production des images sur et dans les outre-mer. Les auteurs des premières images - lithographies, peintures, puis l'introduction de la photographie - contribuent à l'iconographie coloniale : botanique, « types ethniques », bâtiments coloniaux 1 ( * ) ... Les réalités sociales et économiques sont représentées à travers le filtre de la mission civilisatrice française et de ses réussites aux colonies. Mais nous savons que la lecture des images peut se faire à plusieurs niveaux, qu'elle n'est jamais littérale et que la représentation pastorale de plantations sucrières, de villages pacifiés, de villes coloniales, peut être déconstruite et ouverte à une pluralité de sens. De même, l'image peut trahir l'objectif du photographe et faire apparaître une réalité plus âpre, plus dure, où derrière le visage apparemment neutre du Kanak, du travailleur engagé à La Réunion, du prisonnier politique vietnamien au bagnard de Guyane, ou du coupeur de canne de la Guadeloupe peut se lire le refus de donner à voir des sentiments intimes. Le regard du photographe se heurte à ce refus, à un « droit à l'opacité ». Ce n'est qu'assez tard, autour des années 1960, que la photographie entre dans les milieux populaires, grâce aux photographes de quartiers qui prennent en photo les événements familiaux : baptêmes, mariages, communions... L'arrivée d'appareils photos à la portée de toutes les bourses puis les premières caméras vidéos, dans les années 1980, démocratisent l'audiovisuel.

Du côté de l'État, l'ORTF (Office de Radiodiffusion-Télévision Française) va dominer le paysage audiovisuel entre 1975 et 1982, pratiquement au même moment où se démocratisent la photographie et la captation audiovisuelle par des particuliers et des professionnels. L'ORTF est perçu comme la voix du pouvoir : dans les départements d'outre mer, les représentants des partis de gauche - Aimé Césaire, Claude Lise, Paul Vergès - ne sont jamais invités à l'antenne. Les conflits sociaux, les expressions culturelles populaires, les rituels religieux qui ne sont pas catholiques, les tensions régionales... ne sont pas montrés à l'antenne. Les téléspectateurs n'apprennent rien sur le BUMIDOM, les grandes grèves des travailleurs des usines, ni sur les évolutions des pays de chacune des régions où ils vivent (Pacifique, Amérique du sud, Caraïbes, océan Indien). Les émissions qui arrivent de l'Hexagone sont souvent filtrées, comme si les téléspectateurs des outre-mer n'étaient pas en mesure de regarder les mêmes émissions que leurs concitoyens.

Une fois replacées dans la longue histoire coloniale et post-coloniale de production d'images, les archives audiovisuelles illustrent cependant un tournant : des mutations sociales importantes et un pouvoir anxieux de perdre son hégémonie. Mais la société de consommation, l'image comme référent identitaire, des mutations économiques, démographiques et culturelles et la communication audiovisuelle comme outil politique, économique et culturel transforment le regard et investissent l'image-son d'une nouvelle charge de sens. Comme ces archives font la jonction entre une absence (pas de télévision, peu d'audiovisuel) et la libéralisation de la radio, l'arrivée de l'Internet et la prolifération des chaînes de télévision, elles sont intéressantes à plus d'un titre. La numérisation de ces archives va renouveler l'analyse de ce moment charnière et souvent minoré dans les études culturelles et visuelles sur les outre-mer.

M. Pascal Blanchard, Historien, Chercheur associé au CNRS au laboratoire communication et politique, directeur du groupe de recherche Achac :

Françoise Vergès m'a expliqué à propos de Mai 1968 que très peu de spécialistes avaient utilisé les images de 1967, et des manifestations aux Antilles, des images qui montraient ce qui se passait alors dans les outre-mer, parce que ceux qui réfléchissaient à Mai 1968 ne savaient pas qu'un an auparavant il s'était passé quelque chose aux Antilles qui marquait le début de ces événements, avec une répression majeure. Les historiens de Mai 1968 oublient que cela a commencé en 1967, parce qu'on ne disposait pas du patrimoine de ces images, il est donc essentiel de les rendre disponibles et visibles.

Mme Françoise Vergès, Politologue, Présidente du Comité Pour la Mémoire et l'Histoire de l'Esclavage (CPMHE) :

Autre exemple : on connaît très bien les grandes grèves de l'Hexagone, mais on ignore qu'il a existé de très grandes grèves et des fermetures d'usine en outre-mer. Ces grèves ont mobilisé chacune de ces sociétés. Elles ont profondément fait bouger la société, non seulement économiquement, mais aussi socialement et culturellement. Des choses ont alors traversé les familles, des événements ont eu des effets, et il faudrait voir comment ces choses ont été transmises dans l'audiovisuel. Je pense que ce qu'on va pouvoir faire dans la recherche va être passionnant.

M. Pascal Blanchard, Historien, Chercheur associé au CNRS au laboratoire communication et politique, directeur du groupe de recherche Achac :

Estelle Youssouffa est journaliste, et lorsqu'on est journaliste, on a besoin d'images pour parler d'hier et du présent, pour parler de territoires différents. Estelle Youssouffa utilise des images tous les jours sur TV5 pour présenter un regard sur le monde. Quel est votre sentiment sur ces enjeux ?

Mme Estelle Youssouffa, Journaliste à TV5 Monde, Grand reporter

Si les écrits restent, les images télévisuelles parlent à tous. Je crois à la force des images et à leur pouvoir fédérateur : la télévision est un moment partagé, trans-générationnel, qui fait naître des conversations. Les images fortes, les séquences clés, les reportages chocs, les documentaires riches sont souvent pour les plus jeunes une découverte de moments d'actualité ou d'Histoire qui les amène à creuser et chercher davantage d'information. C'est pourquoi la numérisation de ces archives de RFO est une formidable nouvelle, porteuse de possibilités enthousiasmantes. Alors que les ultramarins souffrent d'être trop souvent oubliés de la Métropole, méconnus de leurs compatriotes, je crois que la numérisation de ces archives peut être l'occasion d'inscrire la mémoire de l'outre-mer dans celle de la communauté nationale via la télévision.

La diffusion d'un programme très court composé d'une archive de RFO commentée par un historien en access-prime time ou en première partie de soirée sur un France 2 peut devenir un rendez-vous important. Elle ferait office de découverte pour certains téléspectateurs ou d'évocation de souvenirs pour d'autres : pour tous, elle rappellerait la contribution de l'outre-mer à l'Histoire de la France. Quand la cohésion nationale fait l'objet de débats intenses et que des solutions manquent pour rappeler (enseigner ?) de quoi et comment s'est faite la nation, ces archives de RFO peuvent être un outil efficace et précieux.

Ces archives vont permettre aux ultramarins et aux métropolitains de plonger dans les dernières décennies enregistrées dans les Dom-Tom: ce sont des années mouvementées, parfois douloureuses, et le regard d'aujourd'hui sur cet hier peut être dur. Il faut se souvenir du contexte du tournage de ces images pour mieux les lire : RFO a mis du temps avant de pouvoir avoir des journalistes locaux dans les territoires. RFO a lentement pu se libérer de la tutelle (censure parfois) des pouvoirs politiques. Ces archives donneront donc aussi à voir le regard des journalistes métropolitains sur ces territoires qu'ils découvraient, elles montreront aussi la visée très politique de l'information qui peut parfois friser la propagande.

En observant ce qui est montré, mis en avant, ceux à qui l'on donne la parole, il est nécessaire de penser à ceux que l'on ne voit pas, à l'autre réalité absente de ces images. Garder à l'esprit le point de vue et ne pas prendre pour argent comptant les propos tenus : l'information n'est pas neutre quelle que soit l'ambition d'objectivité des journalistes.

Il est aussi important de souligner que les archives de RFO vont montrer les images des journaux, c'est-à-dire des événements et non pas du quotidien. Parce que le journaliste couvre l'extraordinaire, le fait marquant, il ne se penche pas sur le banal, le normal, ce qui fait la vie de tous les jours de nos concitoyens. Mais dans les territoires d'outre-mer qui ont des modes de vie traditionnels, uniques et particuliers, il est important de documenter le quotidien : c'est le travail des documentaristes. Il est urgent de documenter ce quotidien avant qu'il ne devienne folklore et de laisser les acteurs qui maintiennent ces traditions, les expliquer et en donner le sens.

C'est d'autant plus crucial pour les territoires ultra-marins que la rapidité du développement, l'arrivée massive des personnels, des techniques et des outils métropolitains bouleversent ces microcosmes traditionnels. De la rencontre de ces deux mondes naît un monde nouveau, l'utilité de ces archives est de garder la trace audiovisuelle du monde ancien en train de disparaître. Je souhaite, j'espère que les documentaires qui capturent ce quotidien seront aussi archivés et sauvegardés.

M. Pascal Blanchard, Historien, Chercheur associé au CNRS au laboratoire communication et politique, directeur du groupe de recherche Achac :

Merci pour cette intervention qui ouvre des perspectives fécondes. Ce fonds d'archives n'est pas neutre et il n'est pas encore totalement mis en chantier ; mais déjà il nous pose des questions sur son sens et son utilisation future. Quelle est votre réaction Jean-Michel Rodes, vous qui êtes l'un des pilotes de ce projet à l'INA ?

M. Jean-Michel Rodes, Directeur délégué des Collections de l'INA

Ces questions sont communes à toutes les mémoires. Tout d'abord, je veux préciser que nous n'allons pas numériser que les seuls journaux télévisés, nous le ferons aussi pour les magazines, les documentaires, toutes les émissions existantes. Il existe d'autres complications. Sans revenir sur ce qu'ont brillamment dit Anne Lefort, Jean Varra et Mathieu Gallet, il faut évoquer les difficultés rencontrées sur le plan informatique, c'est-à-dire les transitions d'outils d'une époque vers une autre.

Le moment est très solennel : nous sommes au Sénat, sous les impressionnants ors de la République et nous nous interrogeons sur la manière de faire passer des documents audiovisuels jusqu'ici conservés dans des vidéothèques ou des cinémathèques des territoires d'outre-mer et cela, afin de les transformer en patrimoine. À un moment, « on » décide d'en faire un patrimoine. Et ce « on » est par ailleurs difficile à définir : globalement, il s'agit de l'État, mais on ne sait pas précisément qui. En effet, pour obtenir les financements, il existe une série de ramifications ; ainsi, « l'État » va de Claude Esclatine à Mathieu Gallet, de la Caisse des Dépôts au ministère de la Culture et au Sénat, etc. C'est l'ensemble de ces volontés qui permet, à un moment, de créer un patrimoine, une archive.

J'avais un jour interrogé Jacques Derrida sur la différence entre la trace et l'archive : il m'avait répondu que cela n'avait rien à voir, que l'archive était du côté du pouvoir, du côté des archontes. En effet, c'est le pouvoir qui décide à un moment qu'un matériel compose une archive et qu'il est voué à devenir un patrimoine. Nous en sommes à ce moment précis, mais nous ne savons pas réellement qui décide.

Lorsque nous avons lancé, il y a vingt ans, le dépôt légal de la radio et de la télévision, Régis Debray avait écrit un texte où il disait que lorsqu'on patrimonialise, il y a toujours quelque chose qui meurt. Aujourd'hui, nous pouvons nous interroger de la même façon : quelles sont les choses qui meurent dans cette opération de patrimonialisation ? Il y a tout d'abord le dispositif technique : les supports films ou vidéos sont en train de mourir. Peut-être enterrons-nous RFO aussi, c'est-à-dire ce que cela a été, avec France Régions 3 à un moment, puis indépendamment et enfin en devenant Outre-mer 1 ère et France Ô. Peut-être aussi assistons-nous à la disparition d'un certain type de rapports entre les médias métropolitains et médias de la France d'outre-mer. Et cela aboutira peut-être à la construction de cette nouvelle mémoire dont nous parlions tout à l'heure.

M. Pascal Blanchard, Historien, Chercheur associé au CNRS au laboratoire communication et politique, directeur du groupe de recherche Achac :

Merci pour cet éclairage sur la dynamique en marche à l'INA. Monsieur Olivier Pulvar, va-t-on redécouvrir RFO, les mémoires d'outre-mer, la spécificité des audiovisuels dans les outre-mer à travers ce programme de sauvegarde ? Y a-t-il une spécificité ultra-marine de ces images, de cette histoire, de cette télévision, de ces radios dans les mondes ultramarins ?

M. Olivier Pulvar, Sociologue, Maître de conférences en sciences de l'information et de la communication

La démarche de numérisation et de valorisation du fonds télévisuel « outre-mer » par l'Institut National de l'Audiovisuel représente une aventure technologique extraordinaire entamée en 2007 et prévue de s'achever en 2018. Elle s'inscrit dans l'action de sauvegarde et de partage des archives nationales de tous les territoires français dont l'INA est garant, et à ce titre, elle émarge pleinement aux missions de la République. Elle vise à donner « [...] toute sa place au patrimoine audiovisuel outre-mer dans les collections de l'INA pour être mieux connu, mieux vu, mieux utilisé et mieux échangé avec l'ensemble des Français et des millions de visiteurs mensuels du site internet de l'INA ».

Pour qui s'intéresse au rôle de l'information et de la communication (ici, de l'image et du son) dans les transformations des sociétés, une démarche de numérisation n'est pas neutre en soi. Elle ne peut ignorer les territoires à l'origine de ce patrimoine audiovisuel, ni ne peut laisser en marge les acteurs, co-producteurs des messages. S'il s'agit de débattre des enjeux liés au partage de la mémoire audiovisuelle des outre-mer, on se doit d'interroger la volonté de regrouper en un seul projet les mémoires des différentes communautés concernées pour construire une identité commune de l'outre-mer français. Quels en sont les enjeux de mémoire ? Quel rôle l'audiovisuel y joue-t-il à l'intérieur des territoires outre-mer et au-delà ? Comment des appropriations sociales différentes de l'histoire peuvent-elles conduire à une histoire commune ?

La mémoire, cette représentation du passé à vocation collective, joue le rôle d'instauration du groupe, de la communauté, de la société dans le présent. L'appel au passé constitue une dimension privilégiée de la mise en récit par une société française soucieuse de produire son identité nationale. Si une divergence des approches de situations contemporaines survient, on a affaire à un conflit de mémoires qui se structure lui-même autour de mémoires du conflit.

Tout l'enjeu consiste à substituer à l'évocation publique d'approches différentes du passé la mise en public de figures/événements mémoriel(le)s partagées, affranchies de production identitaire exclusive pour l'engager dans un projet collectif. Avant même d'interroger la cohésion sociale d'une collectivité humaine, il faut interroger la cohésion des groupes qui cohabitent dans cette collectivité. Pour aller dans le sens de Ricoeur (2000), le système de représentation dominant qui assume pleinement son passé limite les quêtes identitaires antagonistes. La mémoire littérale fait ainsi place à une mémoire exemplaire (Todorov, 1998).

De leur côté, les médias, en diffusant une mémoire collective, interviennent dans les constructions identitaires. Les formes culturelles dans leurs présentations et représentations se transmettent, se renforcent, se transforment. Cela se vérifie tant à partir des médias nationaux qu'à partir des médias locaux. La médiatisation constitue en effet une des voies de communication empruntées pour mettre en récit des sentiments d'appartenance, elle est utilisée pour discuter publiquement du sujet. Aux Antilles par exemple, les conditions d'un débat public sur l'identité collective peuvent depuis peu se retrouver dans la remémoration de faits passés en lien avec l'esclavage, la mise en scène de l'actualité touchant aux rapports inter-raciaux ou bien aux relations avec un bassin régional. Car les mémoires audiovisuelles éclatées des outre-mer sont suffisamment récentes comparativement à celle uniformisée de l'Hexagone, pour rappeler la finalité historique des médias du service public outre-mer jusqu'il y a peu : être « la voix de la France ».

Aujourd'hui, la médiatisation croissante des identités, avec ses conditions techniques et ses pratiques professionnelles, pose la question du stéréotypage. Mais dans le même temps, la réflexion autour de la fonction identitaire des médias renouvelle la manière d'appréhender les phénomènes culturels. D'autres lectures des cultures se dessinent pour des organisations sociales qui s'insèrent dans un mouvement inédit d'intégration globale du monde. Qu'en est-il lorsqu'il s'agit d'écrire une histoire commune avec les outre-mer à partir des archives audiovisuelles ?

M. Pascal Blanchard, Historien, Chercheur associé au CNRS au laboratoire communication et politique, directeur du groupe de recherche Achac :

Cela signifie-t-il, Madame Isabelle Veyrat-Masson, que la télévision serait du patrimoine, de la culture, c'est-à-dire qu'elle composerait un vrai élément d'archive pour comprendre la société, et qu'il faudrait donc faire l'histoire de la télévision ? Vous êtes la grande spécialiste de l'histoire de la télévision en France : quelle est votre réaction après avoir écouté les interventions précédentes ? Jusqu'à maintenant, l'outre-mer était peu présent dans l'histoire de la télévision française, on n'en parlait pas beaucoup, on le connaissait mal. Quel est votre sentiment ?

Mme Isabelle Veyrat-Masson, Directrice de recherche au CNRS, Directrice du Laboratoire Communication et Politique

Je remercie tout d'abord les intervenants politiques de cette rencontre d'avoir fait l'effort de réfléchir aux questions qui se posent aux historiens. Depuis des années, je travaille comme historienne et politologue sur la question des archives audiovisuelles, et il existe plusieurs manières de mesurer leurs apports spécifiques. Pour la construction de l'histoire de notre pays, ce sont des archives comme les autres. Pour l'élaboration d'une histoire de la télévision, elles sont particulières.

Collecter, Conserver, Classer et Communiquer les documents produits par les hommes, telles sont les quatre actions qui permettent à une communauté de disposer de traces fiables de son activité, permettant de construire une histoire partagée qui ne repose pas que sur les récits, forcément parcellaires et subjectifs, portés par les consciences individuelles. Depuis la Bibliothèque d'Alexandrie où étaient conservées les copies de tous les documents qui arrivaient en Égypte, les sociétés de l'écrit ont vu dans le recueil (collecte) de ces documents un moyen d'abord de contrôle des activités et des pensées des contemporains. Puis, une fois conservées et classés, ces textes ont pu être utilisés comme sources de connaissance puis de transmission des données du présent : ces traces sont des archives.

« Ceci tuera cela » écrivait Victor Hugo dans la célèbre formule de « Notre Dame de Paris », signifiant ainsi que les nouvelles techniques feraient disparaître les sociétés qui les avaient précédées. Au coeur du désir d'archive gît, au contraire, le rêve de limiter l'évanescence du temps. L'apparition de techniques de dissémination et de conservation des documents a été à l'origine de décisions politiques importantes concernant les archives tandis que dans un mouvement parallèle, les sociétés voyaient dans cette constitution d'un fonds commun de textes et d'images dont l'accès ne cessait de se simplifier, un moyen unique d'interroger le passé pour construire un présent changeant.

Avant d'être un média de culture, d'information et de distraction, la télévision a été une technique permettant de fabriquer des images. Ces images éphémères, disparaissant au moment de leur diffusion, n'ont pas tout de suite semblé mériter d'être conservées, et il a fallu des années pour que les images de télévision aient été constituées en archives. Mais depuis, la France en particulier, s'est vite « rattrapée » de sa première ingratitude.

Le sénateur André Diligent a vu en 1974, dans les archives de la radio télévision « un trésor absolument inestimable, unique au monde ». C'est lui d'ailleurs qui porte cet amendement, le 27 juillet 1974 qui permet la création de l'INA, nouvel organisme, chargé des archives de l'audiovisuel. Pourtant les archives des sociétés de programmes d'outre-mer seront oubliées. Cet oubli ne portait pas à conséquences tant que les archives de l'audiovisuel conservées par l'INA n'étaient utilisées qu'avec un objectif de rediffusion ou de réutilisation à l'intérieur de nouveaux programmes. Mais, à partir du moment où les archives étaient mises à disposition des chercheurs, il en était tout autrement.

Débat avec la salle

Mme Françoise Vergès, Politologue, Présidente du Comité Pour la Mémoire et l'Histoire de l'Esclavage (CPMHE) :

Les outre-mer étaient aussi des colonies, il y a donc une histoire coloniale qu'on ne va pas effacer par des images d'un long fleuve tranquille. Les premières télévisions des outre-mer n'étaient pas ouvertes et démocratiques, il n'y avait pas de programmes spécifiques à cette époque. Et même, certains programmes de l'Hexagone ne passaient pas sur les télévisions ; par exemple, à La Réunion, ceux de Bernard Pivot n'étaient pas diffusés. Il est évident que cette archive audiovisuelle ne doit pas être prise individuellement ; il faudra comprendre qui l'a construite, ce qu'on voit sur l'écran, il faudra analyser ce qu'on montre, qui est montré, comment il est montré et la façon dont il est raconté. Il faudra aussi s'intéresser à ce qui se passe au même moment et qui n'est pas montré (et cela relève du travail des historiens).

La question des mémoires, ce sont surtout des histoires de groupes qui n'ont pas encore été reconnues comme histoire et qui sont perçues comme mémoire par les historiens. Ce sont simplement des personnes qui disent : « Nous avons une histoire qui n'est pas encore perçue comme telle, mais qui en fait partie et qui n'est pas une mémoire », et certains historiens la conçoivent ainsi pour la minorer.

M. Pascal Blanchard, Historien, Chercheur associé au CNRS au laboratoire communication et politique, directeur du groupe de recherche Achac :

On peut rappeler que l'OCORA (l'Office de coopération radiophonique) - l'ancêtre de RFO - est né en 1962 à la suite directe des indépendances africaines ; auparavant était diffusée une radiotélévision globale et impériale. RFO est en quelque sorte l'enfant de l'Empire.

Mme Françoise Vergès, Politologue, Présidente du Comité Pour la Mémoire et l'Histoire de l'Esclavage (CPMHE) :

Ce que disait Olivier Pulvar est intéressant : chacun de ces territoires appartient à une région et cette dimension régionale est palpable. Qu'est-ce qui est dit de telle ou telle région ? Quels sont les échos des événements fondamentaux de cette région ? C'est en réalité un travail sur le non-dit, sur ce qui n'est pas montré.

Mme Marijosé Alie, journaliste à France Télévisions :

Lorsque j'étais enfant et que la télévision est arrivée dans ma famille (dans notre petite maison entre Fort-de-France et Le Diamant), elle nous montrait Belphégor (série que je trouvais très bien), ou la saison des asperges ou les travaux du périphérique, etc. Mais nous n'étions pas dedans. Et pour l'enfant que j'étais, il fallait absolument y paraître, car le contraire aurait signifié que nous n'étions pas au monde.

Lorsque j'ai été engagée par la télévision, par l'ORTF (il y a donc quelques années maintenant), il s'est passé quelque chose de curieux : plus je voulais raconter l'histoire des personnes qui vivaient autour de moi, moins je trouvais d'échos en face. Me trouvant insupportable, on m'a alors fait traverser l'Atlantique pour me faire travailler en Bourgogne.

Par rapport à ces archives, par rapport à ce qui a été capté par nos chaînes de télévision, il faut adopter une grande distance. Il est intéressant de pouvoir réaliser une analyse sociologique de ce qui a été décidé par de grands chefs à plumes, c'est-à-dire les grands décideurs qui s'inscrivaient alors dans les grands courants de pensée du moment. Prenons l'exemple de la Nouvelle-Calédonie : les programmes télévisés ne sont pas les mêmes avant les Accords de Matignon de 1988 que ceux diffusés après. La télévision change de propos, elle change de point de vue. Des personnes interdites d'antenne réapparaissent alors à la télévision, comme Aimé Césaire, que j'ai été la première à interviewer (et je le revois encore me regarder arriver en se demandant ce qui lui arrivait).

Il faut donc prendre de la distance : les archives ne composent pas la totalité de l'histoire. Comme le dit fort justement Françoise Vergès, les archives ne composent qu'une partie de l'histoire et si on veut qu'elle ait une valeur de vérité, il faut pouvoir en raconter l'autre versant. Les archives diffusées dans le cadre de cette rencontre sont frappantes : elles donnent l'impression qu'il existe un foisonnement d'images concernant l'outre-mer. En réalité, il s'agit de résumés réalisés depuis Paris de façon hebdomadaire pour raconter les outre-mer (je le sais, j'en ai été la présentatrice) et qui ne permettent pas de saisir le désert total d'images des outre-mer qui existait alors à cette époque. Les véritables archives sont en effet celles de l'absence.

Mme Dominique Taffin, directrice des archives départementales de la Martinique :

La question que je pose ici n'est pas « comment partager la mémoire ? », mais « comment partager la construction de la mémoire ? » Je suis archiviste, je travaille en Martinique.

Je veux revenir sur les conditions concrètes de la construction et de la préservation de ce patrimoine, et cela permettra peut-être de répondre à la question du sénateur Jean-Étienne Antoinette, et de rassurer le sénateur Serge Larcher qui espérait que naissent de cette Rencontre des initiatives locales.

Les initiatives locales existent, et elles sont même antérieures à l'entrée des archives audiovisuelles de l'outre-mer dans l'agenda de sauvegarde de l'INA. Je suis évidemment extrêmement heureuse que l'INA, après avoir monté ce grand dossier, ait réussi à trouver cette somme de 7,5 millions d'euros qui était nécessaire à la numérisation. Pourquoi ? Tout simplement parce qu'en Martinique, nous avons récupéré - au milieu des années 1980, puis par plusieurs versements successifs - les archives télévisées de la station locale. Pourtant, les archives radiophoniques ont été totalement perdues, et sans doute que cette radio évoquait plus les événements locaux que la télévision. Mais toute une partie de ces documents a été perdue.

Il y a eu une véritable préoccupation locale, à la fois de la part des documentalistes, des journalistes, des archivistes, mais aussi de la part du Conseil général de la Martinique qui a débloqué les premiers fonds. Cette participation financière est certes modeste (de l'ordre de 26 000 euros, ce qui n'est pas comparable aux 7,5 millions de l'INA), mais elle permet de démarrer la numérisation des archives de l'ancienne station locale ORTF de la Martinique. Dans ces archives, on trouve évidemment beaucoup d'éléments de métropole, mais dans lesquels nous ciblons les programmes locaux.

Revenir sur l'histoire de la sauvegarde de ces archives audiovisuelles ne répond pas à un désir de gloriole quelconque, cela vise à nous amener à réfléchir sur la façon dont on peut construire un modèle de coopération et de collaboration pour la sauvegarde et la valorisation de ce patrimoine d'outre-mer.

Par exemple, en Martinique, nous avons créé en 2003 une mission d'archives orales qui s'occupe de susciter des campagnes de collectes, ou de collecter des témoignages déjà recueillis par des chercheurs, des associations, selon des méthodes empiriques. Cette mission s'était intéressée à la première télévision privée, Télé Caraïbes International (TCI) ; elle a récupéré de toutes petites « épaves » grâce à certaines personnes qui y avaient travaillé dans les années 1980 et qui avaient conservé quelques enregistrements. Évidemment, cette mission est très modeste, car elle n'est menée que par une seule personne. Nous n'avons pas véritablement de moyens spécifiques.

Nous proposons donc de collaborer pour bâtir une réflexion et formuler des propositions d'interconnexions étroites et adaptées à ce qui pourrait être une demande locale (même s'il ne faut pas cantonner ce patrimoine au local), car il faut prendre en compte la façon dont ce patrimoine va être utilisé localement. J'ai eu l'occasion d'évoquer la question avec madame Anne Lefort de l'INA lorsqu'elle était venue en Martinique, il y a une dizaine de mois. En effet, l'agenda de l'INA est très lourd, la campagne devra être menée, je ne dirais pas de façon militaire, mais de manière très organisée. Il n'est pas toujours facile pour une grande institution de prendre en compte de façon spécifique les modes de collaboration avec d'autres institutions également dédiées à la conservation et à la valorisation du patrimoine.

Mme Pascale Joannot, Déléguée à l'outre-mer et directrice adjointe des collections au Muséum national d'histoire naturelle :

Je suis déléguée à l'outre-mer et directrice adjointe des collections au Muséum national d'histoire naturelle, et citoyenne calédonienne au titre de l'Accord de Nouméa. Vous comprendrez combien je suis attachée à la conservation des patrimoines de nos outre-mer. Je souhaite vivement qu'au Muséum, nous puissions numériser et inventorier l'ensemble des spécimens en provenance d'outre-mer. Ma question est technique et elle est destinée à l'INA : comment comptez-vous conserver cette numérisation à travers le temps ? Comment y réfléchissez-vous ? Et peut-être pourrions-nous faire des choses ensemble ?

M. Jean-Michel Rodes, Directeur délégué aux collections, en charge des secteurs de la collecte et de la conservation des archives à des fins professionnelles ainsi que de la gestion du dépôt légal :

La conservation est une question sur laquelle nous avons beaucoup travaillé à l'INA. Jean Varra parlait du film qui était fragile et qui pouvait souffrir du syndrome du vinaigre ; il n'a pas parlé de la vidéo, qui est beaucoup plus fragile, ni même du numérique, qui l'est encore plus. Il n'existe qu'une seule solution pour conserver du numérique : s'en occuper en permanence. On ne peut pas laisser les choses en suspens à un moment donné pour y revenir dix années plus tard, car sinon, plus rien ne sera sauvegardé. Aussi faut-il opérer des migrations permanentes. Le numérique est beaucoup plus fragile que l'analogique, le photochimique ou le livre. En revanche, le numérique présente un avantage : la recopie est toujours parfaite, car le code reste stable.

Je veux revenir sur le propos relatif à la « déformation » des émissions diffusées sur l'ORTF. Il faut dire que cela était vrai également pour les antennes de métropole, il ne faut pas penser que la liberté d'expression était totale dans l'Hexagone, même si elle l'était un peu plus qu'en outre-mer. J'ai connu le fils de Jean-Claude Bringuier, qui a longtemps travaillé à RFO, et qui me racontait avoir passé son temps à découper des séquences d'émissions qui ne devaient pas être diffusées. Ce sont des éléments qui ne se verront pas dans les archives audiovisuelles.

C'est pourquoi, il faut toujours conserver en parallèle l'ensemble des archives papier, écrites, qui sont relatives au contexte de diffusion et qui permettent de mieux cerner les pratiques. Cela doit être l'occasion de rassembler un ensemble de sources qui va au-delà des archives audiovisuelles et qui permet de contextualiser la diffusion télévisée. Puis enfin, il faudra faire confiance à Isabelle Veyrat-Masson et aux chercheurs pour exploiter tout cela.

Diffusion d'extraits d'archives audiovisuelles issues
du fonds outre-mer de l'INA

Les années 2000

- Émission « L'hebdo de RFO » - Diffusion sur France 3 le 18 juillet 1998. Journalistes : Pierre Morel et François Dufour.

- Émission « En communes : l'île des pins » - Diffusion sur France Ô le 5 septembre 2009. Journaliste : Isabelle Hennecquin.

- Émissions « Carnaval 2009 à Cayenne » - Diffusion sur France Ô le 23 septembre 2009. Réalisateur : Olivier Behary Laul Sirder.

Vous pouvez retrouver ces extraits sur le DVD ci-joint.

M. Pascal Blanchard, Historien, Chercheur associé au CNRS au laboratoire communication et politique, directeur du groupe de recherche Achac :

Luc Laventure, vous avez été un des acteurs de cette histoire, vous avez construit cette mémoire, vous avez même participé à la fabrication de cette histoire commune. Vous avez été près de quinze ans à RFO , devenue France Outre-mer 1 ère ; vous êtes aujourd'hui à France Télévisions, en charge de la Collection outre-mer. Vous avez aussi été un des acteurs de la conservation de ce patrimoine. Quelles sont vos réactions à l'issue de cette première table ronde ?

M. Luc Laventure, Directeur de la collection Outre-mer (France Télévisions)

Les médias, et surtout les images qu'ils produisent, structurent les identités et façonnent nos imaginaires. Ils mettent en perspective la manière dont chacun de nous perçoit la société dans laquelle il vit et les différents groupes qui la composent.

Ce vaste chantier que poursuit l'INA, en partenariat avec le Sénat et RFO, est une démarche qu'il faut saluer. Ce travail permettra de rendre visible l'outre-mer dans une relation rénovée avec la République. Car pendant longtemps, comme l'a si justement rappelé madame la ministre George Pau-Langevin « l'outre-mer n'a pas été dans la conscience de la métropole ». Au-delà de la mémoire de l'outre-mer, c'est la mémoire de la Nation qui se construit.

C'est aussi cela l'enjeu fondamental qui entoure ce patrimoine audiovisuel de l'outre-mer : c'est un outil puissant et privilégié pour une inscription pleine et entière de l'outre-mer dans la grande Histoire nationale et dans la mémoire commune.

Un enjeu majeur s'impose à nous : écrire une histoire pleinement assumée qui crée le socle de relations nouvelles et pacifiées et permettre à ces régions de se vivre plus sereinement par rapport aux enjeux à venir. Ces régions sont un atout formidable pour la République et l'Europe dans le cadre du monde globalisé actuel, où l'insularité va prendre toute sa force. Ils sont pour la République une source de rayonnement.

La mémoire de l'outre-mer, notre mémoire, s'est longtemps construite en dehors de nous : par des livres d'histoire proposant un regard et une vision projetée de l'extérieur. Nous, populations des outre-mer, nous avons l'ardente obligation de nous l'approprier, d'en être les artisans pour construire le monde de demain.

Mon engagement s'est matérialisé à plusieurs niveaux : en tant que journaliste ; en tant que réalisateur de documentaires : pour donner du sens, créer et faire partager notre histoire, nos richesses, notre patrimoine, nos imaginaires ; en tant que patron des antennes de RFO, par le lancement du vaste chantier de numérisation de nos archives et la création d'outils pour la conservation et la diffusion de notre mémoire d'outre-mer. Je me permets de me qualifier, permettez-moi de le souligner, de « Fabricateur de mémoire ».

Ce combat, cette ambition, d'autres personnes les ont menés et les mènent encore. La liste est longue : documentaristes, réalisateurs, cinéastes, parmi lesquels : Camille Mauduech, Marlène Hospice, Franck Zozor, Euzhan Palcy, Gilles Elie dit Cosaque, Walles Kotra, le label Takamba, auteur des musiques de l'océan Indien... Tous ces auteurs et bien d'autres, toutes ces initiatives, font réellement oeuvre d'histoire. Non pas une histoire fossilisée, mais une histoire qui s'écrit au jour le jour. Non pas seulement une mémoire lointaine, mais aussi une mémoire proche, plus récente, et tout aussi structurante de notre identité : ces artisans de l'image travaillent avec de l'archive vivante et des témoignages sur ces événements qui seront l'histoire et la mémoire de demain. Nous sommes fiers d'avoir participé, que ce soit sous le label RFO, que ce soit sous le label Outre-mer 1 ère ou encore France Ô, à la construction de la mémoire de nos Pays.

Juste un rappel : acte fondateur en 1995, à savoir l'Organisation des Assises de la Production. Ce chantier a permis de créer un véritable label RFO, par la mise en place de normes de production communes et d'outils de travail en réseau. Une ambition : nous appuyer sur la force de ce réseau d'outre-mer pour permettre à nos images et à nos productions d'accéder à une diffusion la plus large possible. Nous avons associé les thèques à cette réflexion, afin de faire mesurer à tous l'importance de la conservation et de la protection de nos images qui ne faisaient alors l'objet d'aucun archivage rationnel. Résultat : un saut qualitatif important. RFO est en effet devenue la première entreprise audiovisuelle à passer au tout numérique, avec la création d'une sonothèque en Guyane en 2002.

Ce chantier a mobilisé très fortement toutes les équipes en stations et à Paris. De simple produit éphémère de consommation, l'image est passée à un statut de produit patrimonial, source historique de valeur. Cette prise de conscience en interne a fait des vidéothécaires et de l'ensemble des stations de véritables gardiens de notre mémoire : une mémoire collective des outremer, une mémoire à partager, une mémoire vivante.

Autre réalisation : le partenariat que nous avons signé en Guyane en 2003 avec la région du même nom, le CRDP et les archives départementales lors de la première Université de l'Amazonie. Grâce à ce partenariat innovant, les visiteurs du musée des archives départementales, les scolaires et les professeurs des établissements de Guyane peuvent désormais écouter les émissions de RFO qui jusque-là n'étaient pas consultables par le grand public. Nous disposons maintenant d'une banque de savoir tout à fait originale au contenu unique, qui n'existe nulle part ailleurs dans le monde : qu'il s'agisse de recettes et de remèdes traditionnels, de proverbes « dolos » ou d'enseignements sur les rites « djukas » ou « palikur ». Des connaissances qui n'avaient encore jamais été répertoriées sur un support quelconque.

Je me permets à ce sujet de saluer, entre autres, le travail de Mme Valérie Grégoire, de M. Henri Néron, de M. Fred Ayangma, en lien avec notre directeur de la vidéothèque à Paris, Daniel Tripelon. Sans parler de Raymond Cipolin, Gérard Belorgey, François Guilbeau, Sandrine Florès... Cette bataille pour la sauvegarde des archives audiovisuelles se poursuit de part et d'autre, puisqu'il est prévu, dans le cadre de ce chantier, la numérisation de 20 000 heures de programmes d'ici à 2018. Merci encore à l'INA de nous avoir accompagnés avec efficacité dans ce travail !

Nous devons maintenant aller encore plus loin : diffuser ce patrimoine et le porter à la connaissance du plus grand nombre grâce aux nouveaux outils de communication innovants. Nous devons pleinement nous saisir de ces nouveaux outils et des nouvelles technologies numériques, afin d'irriguer toute la Nation de ces éléments de patrimoine. Toutes ces archives doivent être mises à la disposition de tous, en outre-mer comme dans l'hexagone, mais aussi dans le monde : il faut créer une véritable banque de programmes universelle des outre-mer.

Nous devons travailler tous ensemble à la création de ce patrimoine commun, et associer à cet ambitieux projet collectivités locales, entreprises privées, associations, sans oublier nos communautés. Leurs archives privées sont susceptibles de nous offrir autant de témoignages de leur temps. À nous de réunir tous ces morceaux de mémoire individuelle, pour construire notre mémoire collective.

Car j'insiste, à l'instar d'Olivier Pulvar, sur le fait que cette mémoire collective doit absolument être une mémoire partagée : la réflexion doit impliquer tous ceux qui participent à cette mémoire, et pas uniquement les experts. Notre mémoire doit être réellement façonnée par tous. Mais au-delà de la bataille pour leur conservation, au-delà de leur simple mise à disposition, nous devons les mettre en perspective en créant des documentaires, des magazines...

Nous devons imaginer des écritures innovantes, originales afin de les valoriser. De nouvelles écritures qui nous aideront, par leur vocation pédagogique, à transmettre cette Histoire aux plus jeunes. Nous devons leur faire découvrir toute notre histoire, et notamment les héros ultramarins qui ont contribué à façonner l'histoire de notre République : je pense à Gaston Monnerville, à Aimé Césaire, aux tirailleurs d'outre-mer etc.

L'émergence de cette mémoire partagée permettra ainsi d'enrichir le débat citoyen actuel et de construire la République de demain. Il s'agit d'une mission d'intérêt général : une véritable mission de service public.

Table ronde 2 : Quelle histoire commune écrire avec les outre-mer à partir des archives audiovisuelles

M. Pascal Blanchard, Historien, Chercheur associé au CNRS au laboratoire communication et politique, directeur du groupe de recherche Achac :

Cette deuxième table ronde ouvre sur des questions sous-jacentes à nombre d'éléments déjà évoqués lors de cette rencontre : que doit-on faire de ces archives ? Quelle histoire écrire avec ces archives d'outre-mer ? Estelle Youssouffa a fait part de nombreuses idées quant à la façon d'en parler, quant à la façon de les montrer. Françoise Vergès a également dit beaucoup de choses à ce sujet, et notamment sur la façon de déconstruire ces archives. Jean-Michel Rodes a poursuivi sur cette voie en disant qu'il était nécessaire de pouvoir disposer des archives écrites qui permettront de comprendre l'évolution des programmes.

Richard Tuheiava, sénateur de la Polynésie française, un territoire dont nous avons très peu parlé jusqu'ici, et qui est l'un des rares espaces où le matériel est particulièrement bien conservé, notamment grâce à l'Institut de la communication audiovisuelle, va introduire cette table ronde. À quoi ce patrimoine va-t-il nous servir demain ? Que va-t-on pouvoir faire de ces archives ? Quels enjeux dans le présent ?

M. Richard Tuheiava, Sénateur de la Polynésie française, Vice-président de la Délégation sénatoriale à l'outre-mer

Lorsque l'histoire des outre-mer français s'entrecroise avec celle de la République française, celle-ci tend très souvent à se confiner à une dialectique « colonisateur/colonisé » dont la Nation a beaucoup de mal à s'affranchir.

La dialectique colonisateur/colonisé est incontournable et embarrassante lorsqu'il s'agit des archives des outre-mer. S'agissant de la Polynésie française, il existe peu d'archives audiovisuelles de la période CEP (Centre d'expérimentation du Pacifique) et celles existantes sont souvent couvertes par le secret Défense.

Un centre de mémoire sur les essais nucléaires est actuellement en cours de projet en Polynésie française, cette démarche est de nature à libérer la parole.

Force est de constater que la République française a eu et a encore beaucoup de mal à reconnaître et à solder sa période coloniale ultramarine et par conséquent à démystifier le terme de « décolonisation ». Exemple : Indépendance d'Algérie, Indépendance des Nouvelles Hébrides (Vanuatu), Référendum de Nouvelle Calédonie 2014-2018, le processus actuel de réinscription de la Polynésie française sur la liste des territoires non-autonomes de l'ONU...

En 2003, le terme de peuple concernant les outre-mer a été remplacé dans la Constitution par celui de population. Ce déclassement fait perdre le caractère autochtone. L'audiovisuel peut contribuer à remédier à cet écart constitutionnel.

L'écriture d'une histoire commune passe par un certain nombre de pré-requis politiques et psycho-sociologiques :

- un examen de conscience bilatéral ;

- l'abandon d'un eurocentrisme réducteur ;

- un processus au cas par cas avec chaque catégorie d'outre-mer (DOM/COM) valant solde de tout compte et permettant un abandon apaisé et consenti de la dialectique colonisateur/colonisé ;

- la vérification que les démembrements de la République ont renouvelé leurs consentements respectifs en faveur du nécessaire « vouloir vivre ensemble » ;

Pour écrire l'histoire commune entre la nation et ses outre-mer, il y a besoin d'actes politiques forts et surtout de la volonté du « vivre ensemble ».

Cohabitent un outre-mer tolérant, consentant, et un autre mouvant pour lequel le sentiment d'appartenance à une nation, une et indivisible, est présumé. Cette volonté de vouloir vivre ensemble doit être reconfirmée, avant de pouvoir envisager reconstruire une meilleure nation.

En conclusion, le devoir de mémoire est essentiel pour les différents outre-mer français et l'outil audiovisuel est efficace. Cela étant, la forme ne devant pas supplanter le fond, il faut clarifier le débat qui s'instaure et indiquer que si cette préservation audiovisuelle de l'histoire des outre-mer français a parmi ses finalités celle de s'affranchir de l'embarrassante dialectique « colonisateur-colonisé », elle doit profiter aussi bien à la République française qu'à ses outre-mer. À défaut, cet outil risque d'être contre-productif et d'aggraver les passifs relationnels persistants.

M. Pascal Blanchard, Historien, Chercheur associé au CNRS au laboratoire communication et politique, directeur du groupe de recherche Achac :

Beaucoup de choses ont été dites sur la nature de l'histoire commune à écrire. Les archives, si elles sont un élément essentiel de la construction d'une histoire commune, ne se regardent néanmoins pas sans chercher par ailleurs ce qu'elles cachent. Nous l'avons dit tout à l'heure : c'est ce qui n'est pas dans ces archives qui est peut-être le plus intéressant. Mais avant de vouloir les déconstruire, encore faut-il pouvoir les montrer. Françoise Vergès, quelle est votre réaction sur le sens très politique de cette écriture commune de l'histoire ?

Mme Françoise Vergès, Politologue, Présidente du Comité Pour la Mémoire et l'Histoire de l'Esclavage (CPMHE)

Le questionnement sur ce que constituent les espaces appelés respectivement « outre-mer » et « métropole » ne date pas d'aujourd'hui. Dès que ces termes sont prononcés, une série de remarques fusent : ne continuent-elles pas à créer l'illusion de mondes uniformes inévitablement assignés à une relation binaire ? La pluralité des situations de cesdits « outre-mer » peut-elle être contenue dans cette notion ? Suffit-il d'un pluriel ?

Ces questions récurrentes témoignent de la difficulté qui perdure à penser ce qu'il y a de singulier et de commun entre ces différentes terres liées par l'histoire, celles de la colonisation française à travers les siècles et qui sont aujourd'hui terres de la République. Mais ces notions ont aussi construit une cartographie schizophrénique, pourrions-nous dire, où les outre-mer sont à la fois présents et absents. Ce n'est pas d'aujourd'hui non plus que le constat est fait d'une ignorance sur les outre-mer - leur pluralité, leur histoire, leurs cultures, leurs combats - qui perdure dans la société française et que l'audiovisuel renforce. Présents comme espaces de « crise », de catastrophes naturelles, de requins mangeurs d'hommes, de plages exotiques ou de nature vierge, les outre-mer restent absents comme espaces où s'élaborent d'autres pratiques citoyennes, d'autres approches du monde.

La discussion autour d'une « Mémoire audiovisuelle à partager » ne peut qu'être posée en tenant compte de ce débat ancien et lancinant par sa récurrence. Le monde colonial a construit des regards biaisés, construits dans une asymétrie de pouvoir et d'accès aux outils de production de ces regards ou des images, des sons, et des textes. Une profusion d'images coloniales est venue troubler le regard mais rien n'est resté figé ou linéaire. La fin du monde colonial n'a pas pour autant effacé ses traces, n'a pas empêché ses retours, dans les images et les représentations. Déconstruire ces images et ces représentations fait partie du processus par lequel nous pouvons en retrouver le sens mais il faudra aussi sans doute interroger les publics : qu'ont-ils retenu de ces images ? Quel a été leur impact sur leur vision d'eux-mêmes et du monde ?

Pour partager, il faut déjà savoir ce qui est à partager. Or, qu'est-ce qui rassemble, qu'est-ce qui est commun à des groupes et des individus éloignés les uns des autres mais réunis par une même citoyenneté ? La France est actuellement le seul pays européen et même dans le monde confronté à un défi très particulier : retisser du lien, re-fabriquer du commun à partir d'une situation singulière créée par son histoire. En effet, elle réunit sur son sol à la suite de la colonisation, des femmes et de hommes qui vivent sur des terres géographiquement éloignées les unes des autres, situées dans différentes régions du monde dont les mutations ne sont pas sans effets sur les sociétés des outre-mer, et qui s'identifient à des cultures, des mythes, des croyances, des langues, des histoires distinctes les unes des autres (et ce tout autant sur un même territoire) mais qui sont aussi tous des citoyens français. Il ne s'agit pas ici de l'histoire des migrants venus s'installer sur l'Hexagone et de leurs descendants mais de cette partie importante de citoyens vivant sur des terres chacune remarquable et qui ont des destins individuels et liés.

Il y aurait donc des mémoires qui se croisent, s'interpellent, ou s'ignorent. Un exercice simple pourrait nous aider à commencer à appréhender ces croisements et ces indifférences : nous pourrions choisir une année, disons arbitrairement 1979, et regarder de manière transversale les journaux télévisés de chaque outre-mer et de l'Hexagone pendant un mois. Comment sont traités les sujets ? Qu'est-ce qui est mis en avant, outre les faits locaux, et comment ces derniers sont-ils traités ? Quelles différences, quelles similarités peuvent être dégagées ? Identifier ce qui est à partager relève d'un processus dynamique où les différentes parties, en travaillant ensemble sur ces archives, échangent et s'accordent à reconnaître les différents éléments - asymétrie, clichés, curiosité, présupposés - dans la production d'images-sons témoins d'une époque.

M. Pascal Blanchard, Historien, Chercheur associé au CNRS au laboratoire communication et politique, directeur du groupe de recherche Achac :

Merci de votre intervention qui introduit parfaitement la suivante d'Isabelle Veyrat-Masson. Comment identifier les silences, déconstruire les archives et cela va-t-il permettre de construire une histoire commune selon vous ?

Mme Isabelle Veyrat-Masson, Directrice de recherche au CNRS, Directrice du Laboratoire Communication et Politique

Il existe plusieurs raisons de conserver : conserver pour étudier, pour connaître, pour comprendre, pour faire comprendre, pour inclure.

Répondant à des demandes répétées de la part des chercheurs d'avoir accès aux archives de l'audiovisuel, le Parlement vote le 20 juin 1992 la loi dite sur le dépôt légal. Cette loi décide dans son article premier que « Les documents imprimés, graphiques, photographiques, sonores, audiovisuels, multimédias, quel que soit leur procédé technique de production, d'édition ou de diffusion, font l'objet d'un dépôt obligatoire, dénommé dépôt légal, dès lors qu'ils sont mis à la disposition d'un public. ». Pour ce qui concerne l'audiovisuel, les pouvoirs publics attribuent au Centre national de la Cinématographie (CNC) la gestion du dépôt légal des films du cinéma ; à la Bibliothèque Nationale de France (BNF) les documents audiovisuels et à l'INA (Institut National de l'Audiovisuel) tout ce qui est diffusé à la télévision et à la radio. Réservé en 1992 aux chaînes hertziennes, le dépôt légal sera étendu au câble-satellite en 2002, aux chaînes de la TNT en 2005, puis au Web.

Les nouvelles techniques d'enregistrement et la prise de conscience de l'importance des médias à la fois dans le fonctionnement des sociétés contemporaines et dans la compréhension de ces mêmes sociétés se sont conjuguées avec ce goût contemporain pour la mémoire pour imposer cette loi de 1992. Le principe de la patrimonialisation des archives et leur mise à disposition en vue de recherche et d'études sont ainsi les moyens que se donne la nation pour penser la société de la communication et l'inscrire dans ce temps de la mémoire que les « Lieux de mémoire » de Pierre Nora ont annoncé dans les années 1970.

L'INA s'organise dès lors avec efficacité pour ses nouvelles missions. L'application du dépôt légal commence en 1995 avec la création d'un service dédié à sa bonne marche : l'Inathèque. La mission de l'Inathèque consiste à adapter l'organisation des archives, telle qu'elle est devenue en 1992, aux besoins de ce nouveau public créé par l'accès enfin ouvert aux chercheurs. Un lieu de consultation est installé en bibliothèque de recherche sur le site François Mitterrand de la BNF depuis 1998. Des ordinateurs (les SLAVS) sont mis à la disposition des chercheurs qui peuvent consulter les bases de données leur permettant de trouver les programmes qui les intéressent et de visionner les émissions de radio et de télévision archivées. 5 000 personnes sont accréditées au centre de consultation de la BNF.

Les fonds conservés par l'Inathèque sont considérables et pratiquement exhaustifs : en 2012, 4 millions d'heures de programmes de radio et de télévision.

La politique de conservation est de sélectionner le moins possible dans le flot de programmes enregistrés chaque jour.

Un tableau établi par l'Inathèque, en 2010, analyse comment les utilisateurs des archives de la radio-télévision se répartissent en fonction de leur discipline universitaire. Les historiens sont les premiers utilisateurs : ils représentent 23,2 % des publics, les sciences de l'information et de la communication n'arrivent qu'après avec 17,2 % et les littéraires en troisième 13,8 %.

Mais, avec la numérisation massive de ses fonds analogiques l'INA va entrer dans une nouvelle ère, rendue possible par la technique et souhaitable par l'informatisation généralisée des foyers.

La demande croissante des chercheurs de documents audiovisuels engendrée par la mise en place du dépôt légal de la radio-télévision, la dégradation des contenus des archives, conservées sur des supports obsolètes et l'arrivée de la technologie numérique, sont à l'origine du plan de sauvegarde et de numérisation (PSN), mis en place en 2001 par le PDG de l'INA, Emmanuel Hoog. L'objectif du plan de sauvegarde et de numérisation est de numériser l'intégralité du patrimoine audiovisuel français pour 2015. Ainsi, progressivement sera effectué le passage du support physique au fichier.

La possibilité de numériser les fonds est allée de pair avec l'ouverture des archives. En effet, « La séparation entre contenu et support s'accroît et la circulation des données devient plus rapide et omniprésente. Dématérialisation et connectivité facilitent la rencontre entre les contenus et le public ». Ayant numérisé un stock d'archives suffisamment large, l'INA décide d'ouvrir ses archives au-delà des professionnels et des chercheurs. « Le numérique se charge de faire le rapprochement, voire la fusion, unissant toutes les données en son flot unique, massif et prêt à jaillir sur tous les supports ».

ina.fr, lancé en 2006, représente le plus important catalogue audiovisuel en ligne offert au grand public. Une personne peut dorénavant, quel que soit l'endroit où elle se trouve, retrouver les images qui l'ont marquées, vérifier des souvenirs ou des informations. Elle peut découvrir et acquérir des connaissances, plus ou moins au hasard de sa curiosité, à travers ces milliers d'heures. C'est un changement considérable dans notre rapport aux images et dans la formation de notre mémoire collective. L'accès aux archives, c'est aussi la possibilité pour chacun de se faire lui-même historien de sa mémoire. Il est loisible à un individu de court-circuiter l'expert pour se faire directement une opinion - sans la médiation du « sachant ».

C'est pourquoi, il est particulièrement important pour un pays de ne pas abandonner, oublier ou laisser de côté une partie de son patrimoine archivistique, liée à un territoire ou à une communauté. Il en va du lien social d'un pays, de son auto-reconnaissance en tant qu'unité nationale. Une société doit, pour fonctionner en bonne entente, connaître les différents éléments qui la composent, le passé comme le présent, le proche comme le lointain... La numérisation de tous les supports récents, près de 200 000 opus, soit 135 000 heures de programmes venus de régions ultra-marines rejoignant l'incroyable richesse de l'INA nationale, c'est permettre aux chercheurs utilisant les archives audiovisuelles comme des sources de comprendre leur histoire dans toute son étendue et sa diversité.

Mme Françoise Vergès, Politologue, Présidente du Comité Pour la Mémoire et l'Histoire de l'Esclavage (CPMHE) :

Monsieur le sénateur a suggéré dans son intervention préliminaire un élément important. Il est évident que toutes les archives sont fragmentaires et comportent des vides, mais il existe pour la France un cadre particulier : l'histoire coloniale et la difficulté de la République française, jusqu'à très récemment, à l'intégrer. C'est un cadre particulier. Alors, il est vrai que l'histoire des ouvriers, des femmes ou des paysans en France est parcellaire, car les archives le sont aussi, mais cela ne concerne pas le cadre très particulier de l'histoire coloniale.

M. Pascal Blanchard, Historien, Chercheur associé au CNRS au laboratoire communication et politique, directeur du groupe de recherche Achac :

Je trouve ces débats au début de cette seconde table ronde passionnants, car ils nous placent au coeur de la problématique de la recherche ; je rappelle que, si le processus d'ouverture des archives de l'ex-RFO est amorcé, nous n'avons toujours pas mené dans notre pays de travail sur la globalité de ce passé colonial. Nous en sommes au début de ce travail et il est surprenant, et heureux, de constater que ce processus démarre avec les archives de la télévision. Je rappelle par ailleurs que la France est l'une des rares ex-puissances coloniales à ne pas avoir de musée d'histoire coloniale. L'ouverture des archives de la télévision, et la critique qu'il faudra en faire, va donc composer l'une des premières étapes de ce regard commun. Nous commençons à peine à ouvrir notre boîte de Pandore.

Mme Estelle Youssouffa, Journaliste à TV5 Monde et France 2 :

Je veux rebondir, à mon modeste niveau de journaliste de télévision, sur ce que disait madame Françoise Vergès sur nos échanges, et sur le travail effectué par l'INA. Celui-ci m'a immédiatement fait penser aux pastilles qui avaient été diffusées sur France 2 avant chaque journal télévisé de l'année présidentielle : Julian Bugier y présentait des archives audiovisuelles en expliquant le sens et le contexte d'images politiques fortes issues des fonds de l'INA. Je profite ainsi de la présence ici de personnes influentes et qui sont en mesure de parler à des diffuseurs pour formuler une idée : idéalement, il faudrait - une fois constituées ces archives de l'INA sur l'outre-mer - qu'une grande chaîne du service public diffuse, à une heure de très grande écoute, une pastille qui montre ces images et les explique, un programme court, car il ne faut pas être trop ambitieux.

Nous ne l'avons pas dit jusqu'à présent : si les écrits restent, le propre de la télévision est de s'adresser à tous, de rassembler. Toutes les générations sont réunies devant la télévision, à certaines heures en particulier. La télévision participe à la construction du récit national. Ce qui fait l'importance de nos discussions aujourd'hui, ce qui fait que nous avons tous une opinion sur ces archives, c'est qu' a priori , la plupart des personnes de l'outre-mer, quelle que soit l'histoire individuelle des territoires concernés, ont vu ces images, tout simplement parce que pendant très longtemps RFO a été en situation de monopole.

Ces archives ont donc été vues : par exemple, un Polynésien reconnaîtra des images de telle ou telle période, indépendamment de la génération à laquelle il appartient. Ces images parleront à tous, de la même manière dont les images de l'ORTF parlent à toutes les générations de la métropole. Cela peut être une piste de réponse à la question de savoir comment partager ces archives. L'image a ce pouvoir. On peut citer à cet égard le documentaire « Noirs de France » de Pascal Blanchard et Juan Gelas, (en trois volets) diffusé sur France 5, la Chaîne parlementaire et TV5 ; la télévision a un pouvoir au niveau de la construction de l'imaginaire. Si la télévision n'éduque pas, elle lance néanmoins des pistes de réflexion, elle pousse les personnes à s'interroger, surtout les plus jeunes, qui vont volontiers sur Internet ou bien en bibliothèque pour approfondir un sujet qui les intéresse. Pourquoi donc se priverait-on de cet outil, la télévision, qui peut être formidablement puissant ?

M. Pascal Blanchard, Historien, Chercheur associé au CNRS au laboratoire communication et politique, directeur du groupe de recherche Achac :

Madame Christine Kelly, vous êtes journaliste, membre du CSA, vous avez notamment travaillé pour RFO Guadeloupe : vous êtes au coeur du sujet ! Il y a une question importante que nous nous posons : comment écrire et transmettre cette histoire commune grâce au travail opéré par l'INA sur ces archives ? Quel est votre sentiment ? Ces archives vont-elles nous aider à écrire une histoire commune entre l'Hexagone et ces outre-mer dans leur diversité ?

Mme Christine Kelly, Membre du Conseil Supérieur de l'Audiovisuel (CSA)

Tout d'abord, merci à ceux qui ont eu l'idée de penser à ces archives, c'est-à-dire de penser à l'histoire de l'outre-mer, car je trouve assez scandaleux l'oubli constant, permanent et général dont il fait preuve. Je le constate quotidiennement avec les dossiers que je traite : par exemple, une importante étude a été récemment menée qui montrait que l'obésité stagnait en France, mais cette étude a totalement oublié l'explosion de cette « épidémie » en outre-mer. Dans tous les domaines, on oublie toujours l'outre-mer, qui fait pourtant aussi partie de la France. Lors de la campagne électorale, le premier générique proposé pour les émissions des discours des partis candidats n'évoquait pas l'outre-mer ; j'ai dû le faire refaire afin qu'il y paraisse. Tout cela montre qu'il s'agit d'un combat permanent, et il est scandaleux qu'il faille encore se battre pour dire qu'une partie de l'outre-mer français a été français avant Nice, avant la Savoie. L'outre-mer fait partie de la France et les « oubliés » en ont parfois un peu marre. Il est donc très important de parler de l'outre-mer.

Second point : deux images me viennent en tête après vous avoir écouté. Les images d'archives de l'Holocauste. C'est capital et c'est indispensable, cela offre un éclairage sur aujourd'hui et sur le passé. Archives, images, histoire, mémoire, tout cela va ensemble. Deuxième image : j'ai reçu un email il y a trois jours d'un téléspectateur qui n'était pas ultramarin et qui me demandait pourquoi il n'y avait pas, dans les grands journaux télévisés, une partie qui soit dédiée à l'outre-mer. Cela m'a beaucoup fait réfléchir. Je me suis en effet dit qu'il y avait une époque où certains présentateurs faisaient des efforts pour parler de l'outre-mer dans leurs journaux télévisés (Patrick Poivre d'Arvor par exemple). Durant la quarantaine de minutes des grands journaux télévisés, on ne parle pas de l'outre-mer sauf si un événement grave s'y déroule. J'ai répondu à ce téléspectateur qu'il s'agissait d'une piste à creuser. Et cette numérisation des archives de l'outre-mer va peut-être servir à avancer ensemble, à faire savoir que nous sommes main dans la main et à prouver, malgré les milliers de kilomètres qui nous séparent, que nous pouvons construire une histoire commune. Voilà ce que je voulais dire sur ce sujet. Beaucoup de choses ont déjà été avancées sur ces archives, et il y a de belles lumières aujourd'hui qui peuvent en parler plus précisément.

Quant à mon parcours à RFO, à France 3, à Canal +, à LCI ou à TF1, il m'a permis de constater la puissance des images, la puissance des archives audiovisuelles. Il suffit par exemple de voir ce que fait « Le Petit Journal » qui réalise un travail monumental pour chercher ce qu'a dit telle ou telle personne, six mois ou un an auparavant. Aujourd'hui, on oublie tellement vite, une actualité chasse l'autre si rapidement. La puissance des images d'archive est capitale, elles permettent de mieux comprendre les événements actuels. Combien de fois dans mon parcours professionnel ai-je proposé de faire un flash-back et me suis-je vue répondre non ? On me disait : « ce n'est pas ce qui intéresse le grand public ». Je constate néanmoins que des chaînes comme BFM TV ont fait l'effort de le faire ; cela est intéressant et montre qu'on ne peut regarder l'avant que lorsqu'on a bien compris son passé (Le Point ou L'Express fait d'ailleurs régulièrement un point sur le passé, ce qui est important pour mieux comprendre l'actualité). Voilà ce que je pouvais dire grâce à mon expérience professionnelle de journaliste.

M. Pascal Blanchard, Historien, Chercheur associé au CNRS au laboratoire communication et politique, directeur du groupe de recherche Achac :

Merci de votre intervention. Monsieur Olivier Pulvar, qu'attendent les populations ? Inversons ensemble le point de vue. Pensez-vous qu'aujourd'hui il existe une demande sociale et locale pour voir les images des générations précédentes, par exemple de la part de la jeune génération de Guadeloupe, de La Réunion ou de la Guyane ? Par exemple, on constate que l'ina.fr est un site où des millions de personnes se rendent chaque mois pour consulter des archives. Néanmoins, puisqu'il est interdit d'établir des statistiques, l'INA ne peut pas vous dire quelle est la proportion des visiteurs d'outre-mer et, en prolongement, quel impact sur des mémoires nationales communes ?

M. Olivier Pulvar, Sociologue, Maître de conférences en sciences de l'information et de la communication

Dans un espace national culturellement hétérogène, les enjeux liés aux choix de mémoire favorisent des appropriations de l'histoire produisant des énonciations identitaires minoritaires. Une production de sens accessible à une collectivité et l'adhésion publique au message présenté comme unanime, peut se heurter à des lectures différentes de l'histoire nationale ; elle se révèle autant un moyen de produire du consensus qu'un facteur de conflits.

C'est en ce sens que la médiatisation du fait remémoré intervient dans la lecture du passé comme du présent, qu'elle participe du faire histoire, qu'elle témoigne de l'événement. Le média qui montre le témoignage tend à s'instaurer source de la vérité historique. Si on s'en tient à l'idée d'une toute puissance de vraisemblance (de vérité ?), il y a bien un risque de perte de lisibilité de la représentation historienne quand l'histoire se « fictionnalise ».

Généralement, le contrôle d'une mémoire historique nationale est un enjeu à la fois politique, social, culturel entre les groupes qui cohabitent dans un même espace. D'où les conflits de mémoires. Par exemple, pour assurer son identité collective, la France doit assumer pleinement son passé, zones d'ombre comprises. Autrement, le système de représentation dominant se heurte à des quêtes identitaires spécifiques dans lesquelles la liberté des peuples à disposer d'eux-mêmes fait place à une revendication des peuples à disposer de leur histoire. C'est à ce niveau qu'il faut placer la forte demande sociale d'images et de sons partant des territoires pour se voir et s'entendre ou, faute de mieux, regarder et écouter un Autre ressemblant mais différent, un Ailleurs proche et lointain à la fois.

En définitive, « [le] lien numérisé n'est rien, s'il ne prend racine dans un lieu propice ». Autrement dit, écrire une histoire commune avec les outre-mer à partir des archives audiovisuelles suppose le partage d'une mémoire édifiée à partir de mémoires individuelles dispersées. Cette démarche technologique revisite la vielle question des formes de communication qui permettent à l'information, construite en commun, de circuler au bénéfice de l'ensemble de la collectivité considérée. Derrière l'entreprise colossale de numérisation et de valorisation du fonds audiovisuel outre-mer s'ouvre déjà un autre chantier d'envergure : l'accès libre et la transmission illimitée à ces ressources pour tous.

Débat avec la salle

M. Luc Laventure, directeur de la collection outre-mer (France Télévisions) :

Pour aller dans le sens d'Olivier Pulvar et répondre à la question posée par Pascal Blanchard quant au comptage ethnique, je pense que les nouvelles technologies nous permettront de nous inscrire en faux contre les qualificatifs « une et indivisible » attribués avec beaucoup de solennité à la République.

Pardon d'être iconoclaste alors que je m'exprime dans l'un des sanctuaires de cette République, mais il est facile de prouver qu'elle n'est ni Une, ni Indivisible. Son côté fragmenté se constate par exemple en Nouvelle-Calédonie, où il existe deux types de citoyenneté. Force est de constater que cette situation atypique ne met pour autant pas en péril la République. D'aucuns mal intentionnés prétendent que l'outre-mer n'intéresse personne, mais les nouvelles technologies prouvent le contraire à travers la multiplication de sites affinitaires et communautaristes qui drainent un bon nombre d'internautes. Ces réseaux peuvent se démultiplier et permettre de contourner cette loi de la République, unitaire et généraliste, qui est purement et simplement inadaptée et erronée.

Mme Marijosé Alie, journaliste à France Télévisions :

Si la question est de savoir comment ces archives peuvent nous être utiles et s'intégrer à notre vision de l'audiovisuel et à la projection de notre monde actuel, je pense qu'il faut effectivement les rendre visibles. Ces images sont essentiellement institutionnelles et folkloriques, surtout celles d'avant 1980, période à laquelle une véritable démarche de production est mise en place. Il faudrait accompagner ces images de tous nos questionnements ; il faudrait créer des émissions de télévision.

Les outre-mer sont en effet dans des espaces de fractures, de ruptures. Nombre de « paix » ont été signées sur le papier de façon institutionnelle, mais en réalité les personnes concernées ne se parlent pas pour autant. Cela signifie que l'histoire des Antilles racontée dans l'univers des descendants de colons n'est pas la même que celle qui y est racontée par les descendants de la colonisation. La télévision s'est fait l'écho de la façon dont chacun racontait son histoire. Se rassembler est important, que ce soit pour la Nouvelle-Calédonie, La Réunion ou pour Mayotte : cela permet de revisiter l'espace dans lequel l'outre-mer a évolué pendant dix, vingt ou trente ans, c'est-à-dire jusqu'aux années 1980 et 1990, lorsqu'elle a commencé à produire ses propres programmes, permettant ainsi d'offrir une véritable image et une véritable réalité de ces espaces.

C'est une action à entamer dès maintenant, tant que la mémoire est encore présente, tant qu'il existe de vieux briscards qui peuvent nous raconter l'histoire. Il faut donner à l'histoire une forme un peu plus ronde, c'est-à-dire qui ne serait pas cantonnée à la forme du prisme unique qu'on retrouve dans les images récupérées ; il faut que chacun puisse dire sa parole pour fabriquer la réalité d'une mémoire qu'il sera alors possible de partager.

Dernier point : le meilleur moyen de partager une mémoire est de s'appuyer sur de petites histoires. Le problème des outre-mer est d'avoir été scandés par les mouvements de la grande Histoire (la Seconde Guerre mondiale, la départementalisation, la décentralisation, etc.). Mais, du point de vue de l'outre-mer, cette grande Histoire n'intéresse visiblement personne, à part l'outre-mer lui-même. En revanche, les questions de société « banales » intéressent le plus grand nombre : lorsqu'on raconte une histoire qui se déroule dans une petite ville, tout le monde se retrouve à travers la façon dont une mère, une famille, un homme, une femme, des enfants arrivent à résoudre un problème quelconque et à le vivre. À ce moment-là, qu'on soit Basque, Corse, Normand, Martiniquais, Guadeloupéen, Calédonien ou New-yorkais, il existe toujours cet espace de sentimentalité, de véracité, d'humain qui touche à l'autre. Et c'est là que débute l'universalité.

M. Pascal Blanchard, Historien, Chercheur associé au CNRS au laboratoire communication et politique, directeur du groupe de recherche Achac :

Claude Esclatine est beaucoup trop modeste pour le rappeler mais plusieurs émissions qui valorisent le patrimoine audiovisuel existent déjà sur ses antennes. Il y a « 20 ans de Guadeloupe », « Paroles de vieux » en Nouvelle-Calédonie, « Archivage » en Martinique qui, il est vrai, sont des émissions uniquement à destination des ultramarins, mais qui s'appuient néanmoins en permanence sur les archives et qui valorisent les récits locaux. Cela n'existe pas en Polynésie française, ni à Mayotte, ni à Wallis-et-Futuna. Cette politique de valorisation est néanmoins intéressante : si certaines stations avaient déjà entamé ce travail, c'est bien que cela intéresse les publics.

M. André Bendjebbar, Historien :

Je suis historien de formation et j'ai un parcours traditionnel jusqu'à une thèse soutenue à Sciences Po sur la bombe atomique. Tout d'abord, c'est toujours une bonne nouvelle d'apprendre qu'il existe plus de 130 000 heures de télévision qui s'apprêtent à être conservées et numérisées. Les historiens ont ainsi des océans de mémoire, d'archives filmées et écrites devant eux. Mais un océan de mémoire se traverse toujours difficilement. Les archives ne disent rien à celui qui les lit s'il ne dispose pas des clefs pour les comprendre. Une archive demande donc une formation, une disposition et même, un accompagnement. Il ne sert à rien d'avoir la mer devant soi si on ne peut la traverser.

En réalisant un film sur Gaston Monnerville, j'ai visionné à peu près soixante-dix heures d'archives audiovisuelles à l'INA, tout d'abord à l'Inathèque de France (au sein de la BNF) puis grâce à la base en ligne INAMédiaPro. J'ai pu acheter en tout huit minutes : le producteur disait ne pas avoir d'argent pour en acheter plus. Autre exemple : en travaillant sur d'autres fonds, j'ai pu acheter des archives aux Archives nationales du Maryland à meilleur compte que nulle part ailleurs. La question qui se pose ne porte donc pas seulement sur la masse des archives disponibles, sur la façon de les interpréter, de les classer et de les faire vivre, car la question se pose aussi sur la manière de permettre aux productions de les acquérir. Pour un projet aussi grandiose que celui-ci, il nous faut donc aussi penser l'étape suivante.

Dernier point : les questions de la mémoire du quotidien. J'avais rencontré Luc Laventure ici même au Sénat et lui avais posé la question de savoir si quelqu'un savait l'histoire de l'ananas, de la dinde, du coton ou de l'or sauvé de Martinique. Quelqu'un sait-il ces mémoires collectives ? Très peu de personnes en France, en métropole, se rendent compte qu'il existe une conjonction de mémoires qui sont fragmentées, mais partagées. Mes premiers livres ont porté sur la Vendée, maintenant je travaille sur la Guyane : il existe des fragmentations de mémoire en toutes circonstances, et c'est ensemble qu'il s'agit de trouver des ponts entre ces mémoires.

M. Pascal Blanchard, Historien, Chercheur associé au CNRS au laboratoire communication et politique, directeur du groupe de recherche Achac :

Par exemple pour « Noirs de France » , si l'INA n'avait pas disposé des images de « Pulsations », nous ne les aurions pas vues, et nous n'aurions pas pu les utiliser pour ce documentaire. L'INA avait fait le travail en amont et nous permettait de constater que le corpus existait. Le réalisateur doit aussi savoir convaincre un distributeur ou un diffuseur (en leur « tapant sur la tête » s'il faut) de l'intérêt de certaines archives et de l'intérêt des pépites mises à disposition grâce au fonds de l'INA.

M. Jean-Michel Rodes, Directeur délégué des Collections de l'INA :

La question de savoir se repérer dans cet océan de 130 000 heures d'archives est en réalité plus globale : il va falloir que la corporation historienne fasse, à un moment donné, un effort de changement de méthodologie et d'équipement, car c'est bien cet avenir qui se préfigure aujourd'hui. Par exemple, à l'INA, en dehors de la radio et de la télévision, nous nous chargeons également du Web média qui englobe déjà un milliard de liens URL. Il existe aussi des programmes de recherche auxquels l'INA participe, comme l'Equipex MATRICE, un programme d'Équipement d'excellence réalisé dans le cadre du Grand Emprunt et géré par Denis Peschanski ; et dans ces programmes, les historiens vont devoir changer leurs méthodes, être moins individualistes pour travailler en équipe de façon collaborative. Je ne fais pas de leçon, mais il est vrai que ce ne sont pas les archives qui vont changer, et par conséquent, il faut que ce soit les historiens qui s'y adaptent.

Pour réagir à ce que disait Françoise Vergès, je crois à la complémentarité des sources, je ne crois pas à une source unique. Par exemple, il y a certainement des éléments à trouver au sein des archives écrites de RFO. Il n'y a pas que les archives de l'État, les archives officielles, les archives de la radiotélévision ; par exemple, au début des années 1970, toute une série de luttes s'est organisée contre le BUMIDOM et elles ont été filmées par la coopérative Scopcolor de Roger Louis. Lors d'un colloque organisé à Bobigny en 2011, intitulé « De la traite négrière à la créolisation du monde : attention, Histoire en cours ! », d'autres sources ont été évoquées. Des sources différentes de celles de l'ORTF, de FR3 ou de RFO existent donc.

Je veux aussi revenir de façon un peu provocatrice sur l'un des premiers débats : de manière générale (et malgré le paroxysme de la situation en outre-mer), il faut bien constater qu'en France, les régions n'ont pas d'« Histoire », car les régions « ennuient » tout le monde, que ce soit les régions d'outre-mer ou les régions de métropole. Je ne crois pas que l'opposition hexagone/outre-mer soit pertinente, il s'agit plutôt d'une opposition Paris/outre-mer ou d'une opposition État français/outre-mer et régions françaises. Mais d'une façon générale, les régions françaises n'ont pas d'« Histoire ».

Mme Françoise Vergès, Politologue, Présidente du Comité Pour la Mémoire et l'Histoire de l'Esclavage (CPMHE) :

Il n'y a pas seulement les régions qui n'ont pas d'histoire, mais également beaucoup de minorités, comme les femmes, par exemple. J'insiste sur la question de la dimension coloniale, une dimension qui induit certaines particularités. Il est vrai qu'il existe des vides entiers sur de nombreux groupes, et cela résulte de la façon dont s'est construite l'histoire officielle. Sur la question de l'accès brut aux sources, pourquoi en effet ne pas ouvrir les archives à tous (après tout, les gens peuvent être capables de les exploiter) ? Je ne crois pas que doive s'imposer le seul discours de l'historien ; une seule personne ne peut dire exactement les choses, il existe toujours la possibilité d'ajouter des éléments, d'autres personnes peuvent rétorquer qu'il existe des oublis et des manques. Lorsqu'on s'intéresse à l'océan Indien, à un fait réunionnais par exemple, en oubliant les effets produits à Madagascar ou à l'Île Maurice, on rate quelque chose du contexte. Enfin, nous savons que la lectrice ou le lecteur fait sa propre interprétation : l'historien n'est pas là pour tout contrôler.

M. Raymond Cipolin, Inspecteur général honoraire de RFO :

Je me présente, car il faut toujours savoir qui parle et d'où il parle. Je fais donc partie de ce que Marijosé Alie a nommé les « vieux briscards », je suis même le plus vieux des briscards de cette salle. En effet, j'ai longtemps travaillé pour RFO, auparavant pour FR3 et même lorsqu'il y avait une seule chaîne en noir et blanc à la télévision française (et où nous étions deux des outre-mer, Max-Henri Boulois qui était aux sports, et moi, qui étais au service économique). Cela étant dit, je cesse de parler de moi pour formuler quelques remarques décousues sur cette rencontre, mais je ne traiterai pas du rôle des archives et de l'historien, car l'essentiel a déjà été dit.

L'archive n'est ni un OVNI, ni une pépite. Cela peut parfois être une pépite trouvée grâce à ce qu'on appelle les recherchistes qui exhument les archives, mais ce n'est pas un OVNI, car cet objet est identifié. Il est identifié à une époque, à un moment, et il contribue donc à être fixateur de mémoire et à adopter une profondeur de champ (un terme technique de l'audiovisuel) vis-à-vis de l'histoire et de son déroulé.

Je voudrais également parler de ma longue expérience de responsable directorial en Polynésie française : lorsque nous parlons d'archives audiovisuelles de ces régions, nous devons faire très attention à séquencer les éléments, depuis les années 1960, après 1981 et l'explosion littérale de l'audiovisuel aussi bien public que privé, mais aussi de la radio. À partir de là, les « vieux briscards » comme moi sont peut-être à jeter aux enfers, à clouer au pilori en disant qu'ils ont été des « nègres maîtres » par exemple. Mais n'oublions pas qu'à l'époque, la télévision devait être « la voix de la France » comme l'avait dit le président Pompidou. Il nous fallait alors faire un autre métier, ou rester et alors réaliser des actes héroïques. Comment nous en sortions-nous ? Pour ma part, je cultivais ce qu'on appelle le mauvais caractère, de façon à ce qu'on me laisse tranquille. Pour ne pas être embêté, il fallait avoir un mauvais caractère sans pour autant être un héros. Ou bien, il fallait être machiavélique et savoir ruser.

Pour en venir à la Polynésie, je veux rendre hommage à ce qu'a dit le sénateur : en effet, elle est un cas très spécial et qui a été très en avance. En effet, la Polynésie est tout à fait bilingue : nous avions deux journaux télévisés et des journaux parlés comme « Allo les îles » en langue tahitienne (qui est une langue véritable, pas un patois). Cette expérience polynésienne, loin d'être à la marge, peut être un exemple. Les Tahitiens sont très attachés à leur histoire et cette langue tahitienne leur sert de support. C'est le récit qui est important et les archives audiovisuelles servent à la constitution de ce récit.

J'ai représenté RFO au plan média en tant que directeur des archives et de la documentation. Nous étions chargés de distribuer des bourses destinées à la production audiovisuelle à base d'archives, dans le but de créer ou de favoriser une prise de conscience de mémoire européenne. Un conseil d'administration en Guyane a montré que les archives d'outre-mer étaient un matériau qui pouvait nourrir cette conscience européenne. Il faut être positif et non pas spéculatif. On peut imaginer créer un organisme sur le modèle de MAP TV (Mémoire, Archives, Production), qui collecterait les finances sous forme d'une fondation ou avec les régions, et qui développerait la production télévisuelle à base d'archives audiovisuelles. Dans ce cadre, il serait alors possible de créer une coopération avec l'environnement géographique. Notre mémoire ne s'arrête pas aux frontières de la France, elle ne s'arrête pas aux frontières de Martinique ou de Guadeloupe ; elle se situe dans un bassin, dans un environnement qui doit être pris en considération.

Mme Estelle Youssouffa, Journaliste à TV5 Monde, Grand reporter :

La question du coût de ces archives est fondamentale, car elle va se poser très vite, et notamment dans les journaux télévisés : en effet, si, dans une production documentaire, on a le temps de négocier ses archives, cela n'est pas vrai pour un journal télévisé. Dans les rédactions, on dit aux journalistes de ne pas utiliser d'archives, car cela coûte trop cher. Ce n'est donc pas une amnésie éditoriale, c'est un manque de moyens. Je crois que l'INA est en train de renégocier ses tarifs qui sont actuellement réellement rédhibitoires. Mais les diffuseurs d'outre-mer sont peu dotés de moyens financiers. Si cette mémoire audiovisuelle était financièrement confisquée, cela irait à l'encontre des objectifs affichés.

En écoutant les débats, on s'aperçoit d'une chose frappante et spécifique à l'outre-mer : les archives visibles sont très récentes. Mais l'histoire récente de l'outre-mer n'est pas une histoire facile. En regardant ces archives, on s'aperçoit qu'il s'agit d'un passé récent, très vivant, mais d'un passé qui n'est pas apaisé. C'est pourquoi ces archives sont particulières. De la même façon, les images récentes de métropole qui concernent l'immigration ont été peu vues et elles soulèvent beaucoup d'émotion aujourd'hui lorsqu'elles sont diffusées, car elles renvoient à un passé extrêmement récent où les témoins sont vivants et dont le sujet est encore politiquement chargé. Et c'est pourquoi ces archives sont si puissantes, c'est pourquoi nous investissons autant d'affects sur ces archives, c'est pourquoi nous sommes tous en train de projeter ce qu'elles veulent dire, sur ce qu'elles doivent dire, sur ce qu'elles ne disent pas et sur ceux qui n'y apparaissent pas.

M. François Biyele, chercheur :

Je suis chercheur au Laboratoire communication, information et média de Paris III à La Sorbonne. Évidemment, il faut montrer l'outre-mer à la télévision, mais il faut aller plus loin : il faut penser à la transmission, à l'enseignement de cette histoire qu'il faut intégrer au récit national.

M. Brice-Martial Mackanamo, Juriste :

Je suis consultant juridique, spécialiste du droit des étrangers. Je veux faire une parenthèse sur la colonisation. Le titre de cette rencontre est « Outre-mer, une mémoire audiovisuelle à partager », mais il faut comprendre qu'avant d'y parvenir, l'outre-mer a été marqué par l'esclavage puis par la colonisation, lorsque des individus ont été déportés dans des colonies, colonies qui sont ensuite devenues les départements. Alors, on ne peut partager d'une manière correcte cette mémoire si on occulte l'Afrique francophone qui a participé à la libération de la mère Patrie au prix de son sang. Aujourd'hui, en métropole, lorsqu'on parle de peuple noir, cela évoque tout de suite l'immigration, on parle tout de suite de ceux qui viennent prendre le pain du peuple français. Or, si on montre d'une manière correcte l'histoire de l'Empire et de l'Union française, si on l'enseigne, je pense que la société française pourrait par exemple être en accord avec les politiques qui évoquent un référendum visant à savoir si les Français veulent bien donner le droit de vote aux étrangers.

M. Pascal Blanchard, Historien, Chercheur associé au CNRS au laboratoire communication et politique, directeur du groupe de recherche Achac :

L'INA travaille actuellement avec plusieurs pays d'Afrique, le Sénégal et le Mali par exemple, à la sauvegarde des fonds audiovisuels afin de rassembler une mémoire commune, y compris la mémoire coloniale et postcoloniale, pour que demain des histoires croisées puissent s'écrire.

Mme Isabelle Gratien :

Monsieur André Bendjebbar évoquait Gaston Monnerville en disant qu'il avait failli être président de la République. J'ai remarqué que, dans les livres d'histoire, il existait une mémoire sélective et de plus en plus déformée. Prenons un exemple : je suis Guyanaise de par mon père, Martiniquaise de par ma mère. Et dans les livres d'histoire, je n'apprenais que « nos ancêtres les Gaulois ». Je ne me suis pas reconnue à travers cette identité. Puis je suis venue en métropole rencontrer mon père qui y vivait ; celui-ci n'a alors pas cessé de me parler de Félix Éboué dont je n'avais jamais entendu parler, que je ne connaissais pas. L'histoire provient aussi des personnes âgées, la mémoire de nos ancêtres est très importante. Et c'est à travers mon père que j'ai appris l'histoire, que j'ai appris que je venais de la Côte-d'Ivoire, que j'ai appris que mon ancêtre s'appelait Félix Éboué, que ma grand-mère s'appelait Cornélie Éboué. Au fur et à mesure qu'il me racontait des anecdotes, j'ai commencé à m'intéresser à mes origines vraies, c'est-à-dire à l'Afrique, j'ai commencé à chercher qui avait été cet homme, Félix Éboué, qui avait fait tant de choses. J'ai fait des recherches auprès des personnes qu'il avait rencontrées, et j'ai fait la connaissance d'une dame qui est toujours en vie, qui a 94 ans et qui m'a parlé de Félix Éboué et de sa famille. La vérité, l'histoire proviennent aussi de la mémoire de nos ancêtres.

M. Pascal Blanchard, Historien, Chercheur associé au CNRS au laboratoire communication et politique, directeur du groupe de recherche Achac :

Merci à tous pour vos contributions et réflexions, je vais brièvement conclure cette journée. Je tiens tout d'abord à remercier toute l'équipe de l'INA et notamment Agnès Baraton, Marie-Laure Daridan et Denis Maréchal. Sans eux, cette rencontre n'aurait pas existé, et je voulais les en remercier tout spécialement.

Merci à tous d'avoir respecté le timing et les deux thématiques de nos tables-rondes. Merci à ceux qui dans le public nous ont écoutés ou sont intervenus, merci à Monsieur le Président du Sénat pour son accueil. Merci à la Délégation d'avoir apporté son concours et à vous tous pour avoir accepté d'intervenir. Je laisse le dernier mot à Jean-Michel Rodes, directeur délégué aux collections de l'INA.

M. Jean-Michel Rodes, Directeur délégué des Collections de l'INA :

Ce n'est pas une conclusion, mais quelques éléments de réponses quant aux questions qui ont été soulevées ici ou là. Tout d'abord, un accord a été signé en juin 2012 avec France Télévisions sur la mise à disposition des archives. Cette mise à disposition est forfaitaire : les archives deviennent donc « gratuites » pour les journalistes qui travaillent dans les rédactions de France Télévisions ; de plus, elles sont transférées en urgence sur notre site professionnel InaMédiaPro.

En parallèle de ce qui est réalisé sur les fonds RFO, nous travaillons aussi sur l'Afrique francophone : nous sommes en train de numériser l'intégralité des fonds de RFI qui n'avait plus versé ses archives à l'INA depuis 1986. 50 000 supports, soit 25 000 heures sont ainsi en train d'être numérisés. Il existe également une mission à Madagascar, notamment pour aider à la mise à disposition d'un télécinéma. Par ailleurs, nous avons passé un mandat avec une réalisatrice ayant beaucoup travaillé sur le Rwanda en filmant les procès des tribunaux qui s'étaient tenus après le génocide. De même, il y a cinq ans, nous avions organisé un grand colloque à Cotonou avec l'ensemble des dirigeants des archives radiophoniques et audiovisuelles de l'Afrique francophone. Des projets sont donc lancés sur l'Afrique francophone.

Concluons sur une ouverture et regardons plus loin, et là, je me tourne vers Claude Esclatine : il nous faut donc finaliser la numérisation des archives, ce qui coûte cher, surtout quand les documents sont anciens. Il nous faut finaliser la captation de l'intégralité des chaînes de RFO (aujourd'hui Outre-mer 1 ère ), c'est-à-dire France Ô et les neuf chaînes afférentes. Il nous faut finaliser le transfert des documentations, parce que pour faire de l'histoire aujourd'hui, il faut des archives très documentées, sinon il est impossible de s'y retrouver. Nous sommes proches du but, mais il nous faut finaliser les différentes étapes.

La phase de conservation et de numérisation marque le début d'un cycle. Une question se pose ensuite : comment faire vivre ces archives ? Comment susciter leur usage dans des productions audiovisuelles ? Comment favoriser leur diffusion sur l'ensemble des chaînes ultramarines et sur les chaînes nationales ? Je dirais la même chose pour les archives régionales de France 3, dont le cas est très symétrique.

Puis il faut que les historiens, les sociologues, les personnes qui étudient la sémiologie ou la narratologie, puissent travailler sur ces archives, puissent les labourer, puissent les faire vivre aussi. Par exemple, le prix de l'Inathèque de France permet de faire émerger des choses magnifiques, mais la recherche est chronophage. Cela peut prendre des dizaines d'années avant que les travaux se capitalisent, avant que s'accumulent les études pour donner du sens à ces éléments.

Il faudra aussi que ces archives soient mises à la disposition du grand public, sûrement sous des formes éditoriales. En effet, une pure base de données brute ne fonctionne pas, le grand public ne s'y intéresse pas, il préfère des sites comme YouTube ou Dailymotion, et certaines générations plus spécifiquement. Il faudra donc éditorialiser les archives, passer des partenariats avec les grands médias (ce que nous faisons), de manière à ce que ces archives puissent vivre aussi de cette façon.

Jean Varra le disait : la numérisation va s'étendre sur six ou sept années. Au fur et à mesure, ces archives seront disponibles, tout d'abord pour l'exploitation professionnelle, faite sans doute en premier lieu par les chaînes ultramarines, puis par les autres chaînes et par les productions privées. Puis ces archives seront mises à disposition des chercheurs et du grand public. C'est l'avenir qui nous attend.

Le programme de la rencontre

Vous pouvez retrouver l'ensemble de ces interventions sur le site de la délégation :

http://www.senat.fr/commission/outre_mer/index.html


* 1 L'Iconothèque historique de La Réunion (français, anglais, malgache, portugais), www.ihoi.org, offre une très belle collection autour de cette iconographie.

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