Audition de M. Antoine GUÉLAUD, journaliste, directeur de la rédaction de TF1, auteur du livre Ils ne m'ont pas sauvé la vie (mardi 18 décembre 2012)

M. Alain Milon , président. - Nous recevons aujourd'hui M. Antoine Guélaud, directeur de la rédaction de TF1.

M. Guélaud a publié en 2009 un livre très émouvant, intitulé : Ils ne m'ont pas sauvé la vie , qui porte sur les ravages de la méthode Hamer auprès de certains malades atteints du cancer et qui explique très bien comment certains praticiens douteux parviennent à exercer une véritable emprise sur leurs victimes.

La commission d'enquête a souhaité que notre réunion d'aujourd'hui soit ouverte au public et à la presse ; un compte rendu en sera publié avec le rapport.

J'attire l'attention du public ici présent qu'il est tenu d'assister à cette audition en silence. Toute personne qui troublerait les débats, par exemple en donnant des marques d'approbation ou d'improbation, sera exclue sur le champ.

Je rappelle à l'attention de M. Guélaud que notre commission d'enquête s'est constituée à l'initiative du groupe RDSE, dont M. Jacques Mézard est président. M. Mézard a donc tout naturellement été désigné comme rapporteur de notre commission.

Je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, demander à M. Guélaud de prêter serment.

Je rappelle, pour la forme bien sûr, qu'un faux témoignage devant notre commission serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

M. Antoine Guélaud, veuillez prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites : « Je le jure ».

M. Antoine Guélaud. - Je le jure.

M. Alain Milon , président. - Je vous propose de lancer les débats par un court exposé introductif, puis mon collègue Jacques Mézard, rapporteur, et les membres de la commission d'enquête, vous poseront quelques questions.

M. Antoine Guélaud, journaliste, directeur de la rédaction de TF1, auteur du livre « Ils ne m'ont pas sauvé la vie ». - Merci de me recevoir dans cette assemblée prestigieuse. Il me semble que cette audition est le prolongement d'un travail que j'ai pu mener depuis le milieu des années 1990 sur la thématique - assez nouvelle à l'époque - des sectes et de la santé.

Merci aussi au nom d'Evelyne puisque dans ce livre, très largement inspiré de la réalité, j'ai été en quelque sorte Evelyne durant quelques centaines de pages.

Je voulais également vous dire aussi mon émotion de témoigner devant vous ; cette affaire ne m'a en effet pas laissé indemne dans ma vie professionnelle. Cette rencontre a été pour moi très marquante.

A l'époque, en 1994-1995, je réalise une enquête pour « Le droit de savoir », dirigé par Charles Villeneuve, qui me donne carte blanche pour comprendre le lien et les interactions qui existent entre sectes et santé et pour infiltrer - ce que je ferai dans un autre cadre - un mouvement sectaire qui manipule les gens atteints de cancer ou du Sida et qui leur propose des remèdes miracles.

Je rencontre Evelyne « M. » - son mari a souhaité qu'on ne divulgue pas son nom - et j'ai du mal à croire ce que j'entends ! Evelyne m'explique qu'elle a été traitée comme un cobaye par des médecins généralistes, médecins ayant pourtant prêté le serment d'Hippocrate. Je mets immédiatement ce témoignage en doute, considérant le fait comme impossible. On atteint là l'impensable ! Un travail d'enquête commence alors...

Je rencontre Evelyne une première fois sans caméra et j'essaye de vérifier point par point ses affirmations. Nous décidons de lancer cette première enquête pour « Le droit de savoir » et découvrons que des médecins généralistes ont effectivement manipulé cette femme, comme d'autres patients. Faut-il d'ailleurs encore parler de patients ? On peut considérer qu'il s'agit de « clients » car on s'éloigne ici de la médecine, ces malades ayant été incités à abandonner les traitements allopathiques classiques.

Ceci est très choquant car, comme me le raconte Evelyne au cours de nos entretiens, un médecin qui reçoit en blouse blanche, qui a pignon sur rue et qui est en principe validé par l'Ordre des médecins - quoi qu'on puisse en penser par ailleurs - ne peut a priori être soupçonné d'être le représentant d'une secte.

Elle se rend compte de sa méprise grâce à la presse et aux travaux du Parlement. Alors qu'elle est retenue depuis plus de trois semaines dans une sorte de « bazar diététique » pour un jeûne que lui a conseillé son généraliste, elle trouve la force de sortir et découvre un article dans La Voix du Nord consacré au Mouvement du Graal, dont il se trouve que ses médecins font partie. Ce mouvement, qui croit en la réincarnation, est basé en Autriche et dans plusieurs pays d'Europe. Il compte encore à ce jour un millier de membres...

Elle découvre qu'elle est manipulée et décide - malheureusement trop tard - de rentrer à Paris pour rejoindre sa famille. La méprise dont elle a été victime lui apparaît grâce à la liste établie par la commission d'enquête. Je sais que cette liste fait débat. J'ai pu m'en entretenir avec M. Fenech, l'ancien président de la Miviludes. C'est grâce à cette liste - certes imparfaite mais qui a le mérite d'exister - que cette femme se rend compte qu'elle est entre les mains d'un mouvement sectaire, alors qu'elle faisait confiance à ses médecins. C'est pourquoi je suis personnellement partisan de l'établissement d'une telle liste.

Evelyne fait état devant moi de détails épouvantables. Sans entrer dans le sordide - encore que - elle est allée jusqu'à accepter, durant son jeûne de trois semaines, d'être traitée avec des produits que des vétérinaires utilisent pour soigner le cancer de la mamelle de la chienne ! Contrairement à ce qu'on pourrait imaginer, Evelyne n'est pas une marginale. Son QI est normal ; elle est cadre commercial ; son mari est parfaitement intégré. C'est une femme heureuse, avec une famille, des parents, établie dans la société. Pour qu'une telle personne puisse accepter d'aller jusque là, c'est que la manipulation mentale a dû être terrifiante !

Elle a donné blanc-seing à ses médecins pour lui administrer ces injections. Accepter, pendant trois semaines, de recevoir sur un sein énorme, violacé, des soins à base de cataplasmes d'argile, c'est terrible à imaginer. Quand elle me raconte ça au cours de notre premier entretien, j'ai du mal à la croire.

C'est ici que le travail journalistique a commencé. Nous avons mené une première enquête sur ces médecins pour « Le droit de savoir ». J'ai interviewé le docteur Saint-Omer, son médecin « traitant » en quelque sorte, et celui qui jouait le rôle de « gourou » - le docteur Guéniot. Le docteur Saint-Omer, quand je l'interroge sur son appartenance au Graal, reconnaît celle-ci et m'affirme qu'il s'agit d'un mouvement philosophique.

Avec le docteur Guéniot, les choses se passent différemment ; il est, semble-t-il, plus rompu à une certaine manipulation verbale. Lorsque je lui demande s'il fait partie du Graal, il me répond qu'une loi interdit à quiconque de demander à quelqu'un s'il est juif, homosexuel ou franc-maçon. Il m'indique qu'il ne répondra donc pas à ma question. Tout était dit, d'une certaine manière ! Notre échange sera assez dur et il niera absolument tout.

Cette première enquête révèle au grand public la question qui nous réunit aujourd'hui, celle des relations entre mouvements sectaires et praticiens de santé. Nous n'étions ni les premiers, ni les seuls à travailler sur ces relations dangereuses entre praticiens et sectes, mais cette enquête a fait beaucoup de bruit.

Force est de constater que le « quatrième pouvoir » a encore un peu de poids : la police, la justice, l'Ordre des médecins se mettent alors au travail et réalisent enfin une enquête sérieuse. Elle aboutira à la radiation du médecin traitant par l'Ordre des médecins et à la mise en examen du second praticien, qui sera finalement... blanchi !

Quelques mois après la diffusion de ce reportage dans « Le droit de savoir », Evelyne me fait appeler par son cancérologue, le docteur Koskas, installé à Boulogne. Je travaillais alors sur un reportage pour « Le droit de savoir » sur les guérisseurs. Le docteur Koskas m'annonce qu'Evelyne est en train de mourir et me demande de continuer son combat. Je me sens donc investi de quelque chose de particulier. Je m'en ouvre à Charles Villeneuve, qui me donne carte blanche pour continuer. Nous ferons une seconde enquête pour « Le droit de savoir », au cours de laquelle nous assisterons à la radiation du médecin traitant ; allant plus loin, nous nous rendrons en Autriche pour infiltrer le Mouvement du Graal et récupérerons une de leurs croix chez un ancien adepte, mort également.

Cette personne, atteinte d'un cancer des cordes vocales, était allée, avec son épouse, sur les recommandations du docteur Guéniot, consulter une « voyante karmique » que j'ai moi-même interrogée. Elle m'a confirmé qu'elle travaillait régulièrement avec le docteur Guéniot, s'en vantant presque. Remontant le temps, elle prétendait que la personne atteinte du cancer des cordes vocales avait été légionnaire romain dans une autre vie et avait reçu une lance dans le cou, ceci expliquant cela !

Ces gens, qui travaillent avec des vétérinaires soignant le cancer de la mamelle de la chienne et injectent ces produits à des êtres humains, recourent à des « voyantes karmiques » et sont toujours présents sur le territoire français !

Nous nous rendons donc en Autriche, dans la montagne, pour rencontrer, avec une caméra cachée, des êtres fantomatiques, habillées de blanc ou de noir, selon leur sexe. Nous essayons de comprendre ce mouvement et donnons la parole à d'autres personnes, en menant ce travail en mémoire d'Evelyne.

Quand, des années plus tard, un éditeur me propose d'écrire un livre, je lui propose de raconter l'histoire de cette femme, sur fond d'enquête sur les liaisons dangereuses entre sectes et santé.

Je ne serai pas plus long ; cette rencontre a été la plus marquante de ma vie professionnelle... J'ai été grand reporter pendant dix ans à TF1. J'ai couvert plusieurs centaines de sujets et j'ai rencontré beaucoup de gens, mais cette rencontre a été pour moi tout à fait particulière !

M. Alain Milon , président. - La parole est au rapporteur...

M. Jacques Mézard , rapporteur. - Merci, Monsieur Guélaud, de ce témoignage et du travail d'enquête que vous avez réalisé.

Vous avez très clairement posé le problème du lien entre mouvements sectaires et praticiens de santé. A la suite de vos enquêtes et à la suite de votre livre, avez-vous connaissance d'éléments qui démontrent que ce problème existe toujours ? Il ne s'agit pas pour nous de limiter en quoi que ce soit la liberté de conscience ou d'expression, mais d'éviter qu'un certain nombre de personnes, sous des prétextes divers, mettent en danger la vie de nos concitoyens.

M. Antoine Guélaud. - Je n'ai pas poursuivi d'enquête particulière dans ce domaine...

En second lieu, le docteur Guéniot est mort d'un cancer, quelques mois après qu'il a été blanchi par la Cour d'appel de Douai. C'est la dernière phrase de mon livre et je n'en dirai pas plus parce que je n'en sais pas davantage. Il était l'interlocuteur régional et un porte-parole national important du Mouvement du Graal dans le Nord.

Par ailleurs, des témoignages font état d'interpénétrations entre mouvements sectaires et praticiens de santé.

Je voudrais m'arrêter ici sur la position de l'Ordre des médecins. Quand je pose la question à l'Ordre de savoir s'il a entendu parler des agissements sectaires des deux praticiens en question, on me répond simplement qu'ils sont inscrits au tableau. Dès lors, tout est censé aller très bien !

Or, ces témoignages de patients doivent être pris en compte par les associations de lutte contre les sectes mais également par l'Ordre, qui s'occupe de régir la profession de médecin. Je pense que celui-ci a vocation à intervenir en cas de manipulation. Il ne s'agit plus alors de liberté de parole, ni de liberté de pensée !

L'Ordre des médecins, qui a été très longtemps dans le déni, a un peu évolué. J'ai pu le constater en lisant les propos de certains de ses responsables. Mais a-t-il vraiment les moyens de savoir ? Je n'en suis pas persuadé. Est-ce à lui d'avoir ces moyens ? Faut-il qu'il travaille avec d'autres institutions ? La question pourrait être posée.

Pour en revenir à votre question, je sais que des témoignages continuent à remonter concernant l'abus de vulnérabilité. Comment une femme comme Evelyne, dont j'ai décrit le caractère volontaire, a pu tomber dans ce piège ? Selon moi, il faut se préoccuper de la question de la vulnérabilité, les mouvements sectaires risquant malheureusement de continuer à proliférer dans le domaine de la santé et parmi les praticiens.

M. Jacques Mézard , rapporteur. - Vous avez une expérience de journaliste et occupez un poste de responsabilité éminent. Depuis votre enquête, des années se sont écoulées. On voit aujourd'hui le poids de ces mouvements et l'utilisation qu'ils font d'Internet concernant un certain nombre de pratiques à la mode.

Quels sont selon vous les moyens de communication les plus adaptés pour alerter nos concitoyens à ce sujet ? Il suffit de se connecter à Internet pour se retrouver piégé par des fenêtres qui invitent à rencontrer tel ou tel gourou ou qui incitent à se rendre dans tel ou tel salon consacré au bien-être, etc.

M. Alain Milon , président. - Vous avez dit que vous étiez favorable à l'établissement d'une liste recensant les sectes. Face à leur multitude, comment établir une telle liste ?

M. Antoine Guélaud. - La réponse à la question concernant les meilleurs moyens d'alerte est : par la prévention et la répression. Je crois à la prévention. On ne peut tout laisser dire sur Internet, ni laisser tout faire à ceux qui disposent d'un simple agrément administratif dans le domaine de la santé. C'est totalement anormal, pour ne pas dire inadmissible ! C'est pourquoi je suis partisan de l'établissement d'une liste qui pourrait être réactualisée sans avoir à être forcément complète.

Il ne s'agit pas d'un problème d'exhaustivité, mais d'un devoir d'information. Les journalistes reprennent sans cesse leur bâton de pèlerin, car des personnes vulnérables sont sans cesse à nouveau abusées. Le but n'est pas de dénoncer qui que ce soit, mais de faire ressortir la suspicion qui peut exister à l'égard de certains mouvements. La Miviludes l'a fait, à sa manière. J'ai eu ce débat avec Georges Fenech, qui était favorable à l'établissement d'une telle liste ; il n'a pu la réaliser à l'époque. Sans doute en a-t-il été empêché - peu importe... Cette liste aurait le mérite d'attirer l'attention sur des mouvements potentiellement dangereux, notamment en matière de manipulation mentale.

En France, les moyens de lutte contre ces mouvements sont dérisoires. Il existe peu de spécialistes dans la police, la gendarmerie ou la justice. Or, ces affaires peuvent fort bien finir en faits divers - l'histoire d'Evelyne le démontre. Veut-on attendre que les personnes meurent pour réagir ? Je ne le crois pas !

La Miviludes a-t-elle suffisamment de moyens ? Je ne le crois pas, mais elle effectue un travail de recensement et de recueil de l'information considérable. Suffisamment de parlementaires s'intéressent-ils à ces questions ? Vous faites ici la démonstration de votre intérêt et j'en suis ravi. Y-a-t-il suffisamment de personnes sensibilisées à cette question ? Je n'en suis pas sûr...

La répression est également indispensable. Ce qui se passe sur Internet est totalement inacceptable ! Internet est à la fois un outil de connaissances extraordinaire mais aussi une poubelle. Que faut-il faire ? On ne peut tout contrôler. Il faut donc se poser quelques questions en matière de répression : il en va de la vie de certaines personnes !

Comment se fait-il qu'un certain nombre d'activités ne soient pas plus réglementées ? Pourquoi peut-on s'installer librement pour exercer tout un tas d'activités allant de guérisseur à psychologue, en passant par je-ne-sais-quoi ? Cela pose une vraie question à notre société ! Il suffit souvent d'un agrément purement administratif pour visser sa plaque de pseudo-spécialiste. C'est un vrai souci.

Par ailleurs, il existe de moins en moins d'espaces d'écoute dans notre société. Ceux qui ont envie de s'enrichir jouent donc le rôle d'écoutants -voyants, marabouts, astrologues en tous genres. Je connais des personnes devenues SDF après avoir été abusées, ne disposant plus d'argent pour subvenir à leurs besoins, ayant tout investi dans leur besoin d'écouter. Certes, il s'agit là de personnes crédules, mais nous ne sommes pas tous faits du même bois. Quand on est confronté à la maladie, au chômage, à une séparation - que sais-je ?- on est beaucoup plus vulnérable !

Mis à part la catégorie des voyants, astrologues, marabouts, sur lesquels j'ai enquêté, certains mouvements idéologiques profitent de la vulnérabilité des personnes pour les faire adhérer à des pensées pour le moins curieuses !

M. Jacques Mézard , rapporteur. - Que pensez-vous de l'action de la justice dans ce domaine ?

M. Antoine Guélaud. - On ne commente pas une décision de justice...

M. Jacques Mézard , rapporteur. - Je parle de l'action...

M. Antoine Guélaud. - L'action et la décision vont de pair, me semble-t-il...

J'ai l'impression qu'il existe - mis à part le juge qui a instruit l'affaire d'Evelyne, qui se passionnait pour ces questions - une forme de désintérêt de la part de la magistrature et de la justice dans son ensemble. Ne sont-elles pas assez prestigieuses ? La justice est-elle suffisamment outillée ? En parle-t-on suffisamment à l'Ecole nationale de la magistrature ? J'en doute...

Certes, tout comme j'ai mené un combat journalistique dans cette affaire, d'autres ont mené un combat judiciaire mais je crois que la lutte contre les sectes n'est pas une priorité de notre société. Cela ne me semble anormal.

Je pense qu'il faudrait systématiquement « dépayser » les décisions de justice quand il s'agit de sectes. Celles-ci ont le bras long et infiltrent tous les milieux. Pour éviter tout soupçon de collusion, il conviendrait donc de systématiquement déplacer ces affaires. Les médias locaux ne pourraient ainsi interférer. J'ai été menacé de mort par le docteur Guéniot en plein tribunal ! Il a fallu faire évacuer la salle et j'ai été protégé par la police. Cela fait partie des risques du métier que j'exerce et ce n'est pas cela qui va me fait peur, mais on peut être confronté aux pressions amicales de confrères locaux, de titres prestigieux de la presse quotidienne régionale... Le dépaysement me semble donc un gage de sérénité pour la justice.

M. Alain Milon , président. - La parole est aux commissaires...

Mme Muguette Dini . - On a le sentiment que la déshumanisation de la médecine traditionnelle à l'hôpital peut fragiliser le patient et le pousser à s'orienter vers d'autres solutions. Est-ce votre sentiment ?

M. Antoine Guélaud. - Merci de poser cette question, fondamentale. Je crois qu'on a fait beaucoup de progrès dans l'annonce de la maladie depuis l'affaire d'Evelyne, même si tout n'est pas réglé.

Deux facteurs très importants ont fait basculer Evelyne, qui s'est alors tournée vers ces médecins membres du Graal... Lors de l'annonce de sa maladie à l'institut Gustave Roussy, elle a eu le sentiment d'être considérée comme un numéro. Sa tumeur mesurait trois centimètres. Or, au-dessus de trois centimètres, l'institut opérait ; en dessous, il n'opérait pas. Ils ne savaient donc que faire. Cela l'a beaucoup marquée.

Le même jour, elle reçoit à dîner un couple d'amis pour une soirée prévue de longue date, dont la jeune femme est enseignante - donc membre d'une institution honorable - mais également du Mouvement du Graal. Evelyne ne le sait pas et confie qu'elle désirerait prendre un second avis médical mais qu'on ne lui propose rien avant un mois. La providence, le destin, le hasard met sur sa route cette jeune enseignante qui lui conseille des médecins formidables et lui propose de lui obtenir un rendez-vous très rapidement. Deux jours après, Evelyne rencontre lesdits médecins et tombe dès lors dans les griffes du mouvement !

On a l'impression que les sectes ne pénètrent pas dans l'école ou dans le milieu médical. Ce n'est pas le cas ! Comment ces institutions font-elles pour lutter efficacement contre ce phénomène ? Que fait l'Education nationale pour protéger nos enfants contre la manipulation mentale ? Peu de chose, en fait, alors que les Français considèrent qu'il n'y a pas de risque lorsqu'il s'agit d'une institution.

Des progrès restent à faire, même si certains ont déjà été accomplis. On ne peut annoncer son cancer à un malade par téléphone, comme on l'a fait pour Evelyne, mais je crains que l'hôpital ait encore des progrès à faire en matière de prise en charge du patient !

M. Yannick Vaugrenard . - On mesure bien la marge de progrès qu'il faut réaliser en termes de formation, voire d'éducation, qu'il s'agisse des médecins, des enseignants ou des juges. C'est un des points que nous serons amenés à soulever dans le rapport qu'établira notre commission d'enquête...

Selon vous, les pouvoirs publics ont-ils modifié leur façon de voir les choses après la diffusion de vos reportages ? Qui guide les manipulateurs ? Ont-ils été eux-mêmes manipulés ou s'agit-il uniquement d'une question d'appât du gain ?

Vous avez affirmé qu'il était nécessaire de « dépayser » les procédures judiciaires afin d'assurer l'objectivité du jugement. Pensez-vous que la justice soit faible parce qu'elle s'exerce là où ont eu lieu les faits, ou parce que les textes législatifs sont insuffisants, trop laxistes et pas assez précis ? Il faut en effet donner au juge les moyens d'exercer pleinement sa mission et d'être efficace. Cela peut nous amener à améliorer les textes législatifs afin que la justice et la société se prémunissent contre les dangers que vous avez évoqués...

M. Antoine Guélaud. - J'aimerais pourvoir vous répondre que la justice n'a pas les moyens d'exercer son magistère mais ce n'est, selon moi, pas le cas si j'en crois les témoignages modestes que j'ai pu apporter dans l'affaire dont on évoque les circonstances.

Cette affaire est une affaire d'hommes, dans une région où les réunions au fond du jardin du docteur Guéniot, à La Madeleine, banlieue huppée de Lille, réunissaient beaucoup de notables. C'est pourquoi, je crois qu'il faut déplacer les débats pour faire en sorte que des personnages qui exercent d'éminentes charges de magistrats ne se retrouvent pas au fond de ce jardin pour prononcer certaines prières.

Je ne dis pas que cela s'est passé dans l'affaire d'Evelyne mais il faut éviter tout cela, tout comme il faut éviter les pressions indirectes à travers des notables locaux, des hommes de presse, de média et tout un tas de réseaux dont on peut imaginer les tenants et les aboutissants. Je pense que les textes existants suffisent pour que la justice se fasse...

Qui guide les manipulateurs et qu'est-ce qui les guide, l'appât du gain ou l'idéologie ? Les deux ! Au début de mon enquête, j'étais persuadé que c'était purement l'appât du gain ; à la fin, j'ai été convaincu que c'était surtout l'idéologie. C'est l'élément le plus inquiétant.

J'ai presque eu la preuve de mon intuition en apprenant, quelques semaines avant la publication de mon livre, la mort du docteur Guéniot, qui était atteint d'un cancer et qui est vraisemblablement allé au bout de son idéologie et de sa croyance....

Au départ, j'ai pensé que c'était une machine à faire de l'argent. Le cabinet du docteur Guéniot fonctionnait très bien. Il s'agissait d'un cabinet tournant, composé de plusieurs membres. Il gagnait sûrement bien sa vie, mais je pense qu'il existait un soubassement idéologique extrêmement fort et puissant et une croyance sincère dans ce qu'il professait. C'est là le plus inquiétant...

Des changements sont-ils intervenus ? Malheureusement, il a fallu la sortie de ce livre pour que les institutions se mettent en marche. On a tourné une page...

En France, seuls une dizaine de gendarmes sont formés pour traiter des affaires liées aux sectes. C'est fort limité !

Evelyne voulait témoigner pour que ces choses ne puissent plus jamais se reproduire. J'aurais aimé que ce livre serve à réfléchir au fonctionnement de la gendarmerie, de la police et des institutions, afin de permettre de repérer les insuffisances qui existent dans tel ou tel domaine. Les choses sont très complexes et très subtiles : on n'est pas là dans le folklore du Mandarom ! Il faut certes davantage de moyens mais aussi une certaine prise de conscience du phénomène...

Mme Catherine Deroche . - Pourquoi le Docteur Guéniot a-t-il été blanchi par la justice ? A-t-il bénéficié d'une absence de preuves ?

Pratiquait-il une médecine traditionnelle avant de basculer dans ces pratiques sectaires ?

Mme Muguette Dini . - Recourait-il en même temps à une pratique traditionnelle pour soigner les maux courants ou ne se concentrait-il que sur des malades particulièrement vulnérables ?

M. Antoine Guélaud. - Il avait une clientèle traditionnelle.

Sans remettre en cause l'homéopathie - tel n'est pas mon propos - il convient de préciser que ces deux généralistes l'utilisaient beaucoup.

Cette patientèle traditionnelle, plutôt bourgeoise pour le docteur Guéniot et issue de la classe moyenne et moyenne inférieure pour ce qui est du docteur Saint-Omer, entretenait un lien de confiance fort avec ces deux médecins. Le docteur Saint-Omer était installé à Roubaix, dans un autre bassin de population. J'évoquais précédemment le cas de cette personne atteinte d'un cancer des cordes vocales et du larynx que le docteur Saint-Omer prétendait soigner, dépassant ainsi son rôle. C'est à cette occasion que l'idéologie prenait vraisemblablement le dessus sur le serment d'Hippocrate et sur les engagements du médecin.

Il y avait donc dans cette clientèle traditionnelle des cas particuliers à propos desquels le docteur Saint-Omer agissait de manière particulière, le malade atteint d'un cancer du larynx étant un patient du docteur Guéniot.

Ce médecin a été blanchi car des pièces très importantes ont disparu du dossier, souvent au profit des personnes « inculpées », comme on disait à l'époque. Il faut reconnaître que la justice a eu du mal à passer : Evelyne est décédée à la fin des années 1990 et la Cour d'appel de Douai s'est réunie en 2008 ou 2009. La justice et les magistrats - que je respecte naturellement - n'ont pu établir un lien suffisant entre les docteurs Saint-Omer et Guéniot. Le docteur Guéniot n'ayant rencontré Evelyne que deux fois, la Cour a considéré que le lien était trop ténu et a décidé de disculper le docteur Guéniot, malgré les preuves apportées par ailleurs par les avocats de la partie adverse.

Mme Catherine Génisson . - D'autres familles ne se sont-elles pas manifestées au cours de ce procès pour témoigner de la façon dont le docteur Guéniot avait pris en charge certains patients ?

M. Antoine Guélaud. - Non. Il est compliqué de couper le cordon quand on a fait partie d'un mouvement sectaire. Il faut dire que les « nouveaux mouvements sectaires » - qui finissent par être anciens ! - sont des mouvements où l'on jouit d'une très grande liberté physique. On n'y est absolument pas emprisonné. Il existe sans doute un hiatus entre le fait d'oser couper le cordon avec des gens qu'on a côtoyés - patients, sympathisants du mouvement ou de la secte - qui se réunissent, participent à une manifestation ou à un colloque animé par tel ou tel médecin, notamment en Belgique, etc.

J'ai pu le vivre moi-même lorsque je m'en suis entretenu avec l'épouse de la personne porteuse d'une croix du Graal, décédée d'un cancer du larynx. Il n'est pas aisé de se retourner contre le mouvement même si l'épouse en question a accepté de témoigner anonymement dans les reportages du « Droit de savoir » et malgré le fait que, pour elle, le docteur Guéniot était pour le moins responsable d'un certain laisser-faire, ayant préconisé un traitement manifestement inadapté au cancer de ce patient. Ce lien crée une sorte de communauté intellectuelle et il n'est pas intellectuellement évident de se retourner contre le mouvement.

En outre, lorsqu'on habite à 250 mètres du médecin en cause, qu'on vit dans un endroit comme cette banlieue de Lille, il n'est guère facile de se faire montrer du doigt et de laisser libre cours aux critiques.

Ce sont toutes ces préventions qui font qu'il est complexe d'oser prendre des positions. Evelyne elle-même, qui n'avait pourtant rien à voir avec ce mouvement, a eu du mal à affronter ces gens. Ces personnes font peur. Bien des mythes et des légendes entourent les sectes et ces gens sont capables de mots assez cruels !

Mme Catherine Génisson . - J'entends bien tout ce que vous dites mais, entre le décès d'Evelyne, la mise en route de vos reportages et le procès, il s'est écoulé huit ou neuf ans. Il n'y a pas eu que deux victimes ! Que celles qui ont échappé à un destin funeste ne témoignent pas, on peut le comprendre mais cette omerta est assez étrange de la part de l'entourage et des familles.

M. Antoine Guélaud. - C'est exactement le cas ! Les choses ne sont pas manichéennes. Ce mouvement savait par ailleurs être très chaleureux et accueillant.

C'est un peu la face lumineuse d'un mouvement qui a aussi une face sombre. Cette personne qui a perdu son mari n'a pas porté plainte pour les raisons que j'essaye de vous expliquer. Cela peut paraître curieux mais c'est ainsi.

Le docteur Saint-Omer a heureusement cessé son activité et on ne saura jamais si d'autres personnes auraient souhaité le poursuivre. A ma connaissance, il n'y a eu qu'une plainte, celle d'Evelyne. Le mouvement en a d'ailleurs joué, prétendant qu'Evelyne était folle, que même son mari n'arrivait pas à la raisonner. C'est ce qui explique la difficulté à témoigner contre des gens qui font peur. J'ai moi-même été menacé de mort en plein prétoire : cela ne fait jamais plaisir ! Ils sont capables de tout cela...

M. Alain Milon , président. - Vous estimez que le manque d'empathie de certains médecins explique que des patients se tournent vers des gourous, qui se montrent plus accueillants.

La maladie continuant d'évoluer et les soins prodigués par ces gourous ne fonctionnant jamais, pourquoi les patients et les familles ne retournent-ils pas vers les médecins dont les soins, s'ils ne fonctionnent pas toujours, sont en tout cas parfois plus efficaces ?

M. Antoine Guélaud. - Le cancer du sein est un cancer particulier, qui connaît différents stades. Les poussées fulgurantes succèdent aux améliorations, et ainsi de suite. C'est ce qu'Evelyne a vécu. Jusqu'au jeûne, elle a connu des phases d'amélioration. Elle disait alors à tous ceux qui, autour d'elle, doutaient de ce traitement, que c'était bien la preuve qu'il fonctionnait. Brusquement, son état se dégradait et ses médecins en jouaient beaucoup, lui expliquant que le cancer du sein était bien connu pour cela, prescrivant de nouveaux produits en vente libre en Belgique.

Ils ont joué avec elle. C'était pour eux un objet, un cobaye. Ils savaient user de mots qui la réconfortaient. Le déficit d'écoute, dans notre société, est terrifiant. Beaucoup de charlatans en profitent, dans différents domaines : santé, médical, paramédical, voire crypto-médical. Il convient de s'en préoccuper car les gens s'enfoncent dans une obscurité, où certains, avec leur petite lumière, arrivent à les attirer. Ils ne savent pas que derrière, il y a un gouffre !

Mme Gisèle Printz . - Les enfants sont-il également victimes de ces sectes ? Les enfants sont-ils aussi crédules que les adultes ?

M. Antoine Guélaud. - En l'espèce, l'idée de ce mouvement était de séparer la mère du reste de la famille et de l'opposer à celui-ci. C'est souvent le cas...

Quelques mouvements arrivent cependant à fédérer un certain nombre de familles. Les enfants sont déscolarisés, leur éducation est assurée à la maison, selon des principes particuliers qui doivent suivre les préceptes de telle idéologie ou philosophie.

J'ai pour ma part davantage approché des mouvements qui tentaient de séparer une personne du reste de sa famille, expliquant à l'adepte qu'il était un modèle, que les autres n'avaient rien compris. Evelyne s'est ainsi complètement coupée de son mari. La force de ces manipulateurs est de parvenir à séparer un couple uni, intellectuellement stable et fort. Evelyne m'a dit en avoir ensuite éprouvé une grande honte. C'est ce qui explique entre autres pourquoi elle a eu du mal à témoigner et à porter plainte. Je n'ai pas obtenu immédiatement son témoignage. Il a fallu que je la rencontre à plusieurs reprises, que je m'entretienne avec son avocate, que je discute avec elle. Le sentiment de culpabilité est énorme : se rendre compte qu'on a été trompé est psychologiquement terrifiant. Cela laisse des séquelles. Intenter un procès est donc une autre chose...

Mme Catherine Génisson . - Vous avez raison d'insister sur la vulnérabilité psychique de ces personnes, qui deviennent des proies faciles pour les mouvements sectaires, mais beaucoup de progrès ont été faits concernant la pathologie cancéreuse et son annonce.

Même s'il existe des problèmes de fonctionnement, il faut saluer la qualité du personnel soignant dans sa globalité, à la fois en matière diagnostique, thérapeutique et de prise en charge psychologique. Beaucoup de témoignages attestent qu'un grand nombre de personnes consacrent énormément de temps à ces questions. Je le dis parce que vous êtes journaliste et qu'il faut prendre garde aux paroles définitives...

M. Antoine Guélaud. - J'ai eu d'autant moins de paroles définitives sur la question que j'ai bien précisé que des progrès avaient été réalisés. Cela vous a peut-être échappé, mais j'essaye d'être au plus près de ce que je constate et des témoignages que je recueille !

En tant que journaliste, je souhaite que les rédactions, en France, ne soient pas coupées des réalités. Quand j'ignore quelque chose, je n'ai aucun mal à l'admettre. J'ai reconnu que des progrès ont été accomplis et je suis même allé plus loin en disant que je ne pensais pas que quelqu'un puisse aujourd'hui apprendre au téléphone qu'il est atteint d'un cancer.

Le temps passe et les mentalités évoluent. Beaucoup de reportages que je vois concernent ce sujet ; des progrès demeurent nécessaires, je le confirme et on en reparlera sûrement dans nos futurs reportages...

M. Gérard Roche . - La clientèle du docteur Guéniot était-elle particulière ou pratiquait-il une médecine allopathique traditionnelle ?

M. Antoine Guélaud. - Ce médecin soignait des grippes, des angines et autres petits maux. Il était cependant contre la vaccination, ce qui pouvait constituer une indication, et utilisait plutôt l'homéopathie - mais le docteur Koskas, le cancérologue qu'Evelyne a fini par consulter, qui a une clinique et qui est intervenant dans un hôpital, travaille lui-même avec des homéopathes et des médecines différentes, estimant qu'on peut aider le patient en soignant son cancer avec une radiothérapie ou une radiothérapie associées à d'autres techniques.

Le docteur Guéniot considérait qu'il soignait ses patients normalement mais faisait usage d'un prisme particulier. Sa clientèle était toutefois tout à fait ordinaire...

M. Alain Milon , président. - Nous avons entendu des histoires similaires, en particulier la semaine dernière, en Belgique, où la fille d'une malade du cancer, Nathalie de Reuck, a écrit un livre témoignant de l'histoire de sa mère.

Il faut par ailleurs relever que dans ce pays, le centre de lutte contre les sectes s'intéresse aux sectes « nuisibles », ce qui suppose une distinction qui n'existe pas chez nous.

Vous avez évoqué la nécessité de former des spécialistes de ce sujet dans la police. En Belgique, certains policiers sont spécialisés dans la lutte contre le terrorisme et les sectes. On peut donc essayer de se rapprocher de ce modèle.

Enfin, l'Ordre des médecins, que nous avons auditionné, a fait valoir qu'il existait un véritable problème avec les médecins radiés, ceux-ci pouvant continuer à utiliser leur titre de docteur en médecine. Nous allons tenter de réfléchir à la façon d'empêcher un médecin radié de faire un usage public de son titre, afin de l'empêcher de poursuivre ses activités nuisibles.

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