C. UNE PRÉSENCE MILITAIRE FRANÇAISE EN AFRIQUE D'ABORD AU SERVICE DES AFRICAINS
1. Des points d'appuis irremplaçables pour protéger nos intérêts de sécurité, qui sont aussi ceux des Africains et des Européens
a) Une présence qui conditionne réactivité, proportionnalité et autonomie de la réaction
Nous voulons souligner la pertinence, pour la défense de nos intérêts y compris de sécurité, qui sont aussi ceux de l'Europe, aussi bien que pour préserver la libre disposition d'eux-mêmes des peuples des États sahéliens, d'avoir un dispositif pré positionné en Afrique.
Ces points d'appui nous confèrent 2 atouts majeurs :
- une position unique en Afrique, qui nous confère un atout incontestable aux yeux de nos partenaires dans les relations internationales, que ce soit avec les organisations africaines régionales ou continentales, mais également avec nos partenaires bilatéraux, (États-Unis, Canada, Royaume-Uni) et au sein des organisations comme l'ONU ou l'Union Européenne. Militairement, la France est crédible en Afrique et notamment en Afrique de l'Ouest dès lors qu'il s'agit de défendre la liberté des peuples ; la France est écoutée, la France est attendue.
- cette présence militaire nous donne, si les États concernés en formulent la demande, une liberté d'action politique avec des forces aguerries et acclimatées, immédiatement déployables, à proximité des foyers de crise.
Les 5 piliers du dispositif militaire français en Afrique 1) le réseau des attachés de défense (29 attachés de défense et 22 attachés de défense non-résidents, qui nous permet d'être présents dans 54 États africains ) ; 2) le dispositif de coopération de la DCSD (une centaine de coopérants = formation de l'ordre de 50 000 hommes chaque année) ; 3 ) les accords de défense et de coopération ( 8 accords de partenariat de défense (Cameroun, Centrafrique, Comores, Côte d'Ivoire, Djibouti, Gabon, Sénégal, Togo) et 16 accords de coopération ) ; 4) le dispositif des forces de présence et des forces de souveraineté (la Réunion) ; 5) une partie de nos déploiements en OPEX . |
Il nous apparaitrait dangereux de céder à ce que nous appelons la « tentation du hors sol », (qui résulterait, en fait, de contraintes budgétaires) et qui consisterait à considérer que des capacités de transport stratégiques rendraient désormais caduque la nécessité de disposer d'une empreinte au sol à proximité des zones de crise, et particulièrement au Sahel et en Afrique de l'Ouest.
Cela pour plusieurs raisons :
D'abord, plus la réponse militaire est rapide , plus elle est efficace et surtout proportionnée . Plus l'intervention tarde, plus son niveau de violence (et son coût) sont élevés. C'est la fameuse image du départ d'incendie, qu'on peut arrêter en jetant un verre d'eau si l'on est à côté, mais qui nécessitera de lourds moyens si on laisse le feu s'étendre.
Ensuite, seule la présence sur zone dans la durée permet la connaissance fine des hommes et du terrain propre à garantir le succès de l'action et, là encore, sa juste proportionnalité dans les moyens engagés. Si les forces françaises ont en la matière une véritable expertise, c'est naturellement en raison de l'excellente formation de leurs officiers mais aussi de leur connaissance des sociétés du continent africain, de leurs histoires et de leurs cultures, que leur confère cette proximité du terrain. Disposer de troupes aguerries et acclimatées est un atout irremplaçable. À cet égard, vos rapporteurs saluent, outre l'habileté de la manoeuvre et le courage de leur engagement, la modération du feu dont ont su faire preuve nos forces lors de l'opération Serval, qui a caractérisé un style de combat « à la française 142 ( * ) » qui a fait l'admiration de nos partenaires.
Le vieil adage suivant lequel toute guerre commence et se termine au sol conserve à notre sens toute sa réalité, même si le risque de l'enlisement doit être toujours pesé et circonscrit : les stratégies contre-insurrectionnelles doivent être laissées aux forces autochtones autant que possible. Le scénario décrit comme celui du « pas vu pas pris », d'une intervention exclusivement aérienne, qui minimise l'exposition au sol et le risque de pertes difficilement supportables pour des opinions publiques « fatiguées » des interventions extérieures, n'est sans doute approprié qu'à certaines situations bien particulières et ne saurait être considéré comme le schéma général de toutes les interventions futures.
Enfin, la première mission d'une armée est de protéger nos concitoyens ; ils sont nombreux dans la région, nous l'avons déjà dit.
Serval a montré que la France avait besoin de ses points d'appui en Afrique, besoin d'une empreinte au sol . Nous estimons donc qu'une présence pré positionnée en Afrique de l'Ouest, avec l'accord des États concernés, reste indispensable, en complément du dispositif d'alerte Guépard qui montré toute sa pertinence, et que cette présence doit avoir suffisamment d'épaisseur pour permettre, le cas échéant, d'entrer en premier.
Même si c'est toujours dans le cadre de la légalité internationale, et le plus souvent possible avec nos alliés, (internationaux, dans le cadre de l'ONU, européens, ou régionaux), nous devons aussi être capables d'agir, au Sahel, seuls , en totale autonomie, et ce d'autant plus que nous sommes confrontés à la situation qui résulte du « pivotement » stratégique américain vers l'Asie 143 ( * ) , à la contraction généralisée des budgets de défense en Europe et à la faiblesse de la réponse des autres Européens face aux crises qui secouent la région.
Serval rompt de ce point de vue la logique des précédents engagements, effectués en coalition derrière les États-Unis, comme l'Afghanistan, et marque le retour à une autonomie de décision, qui nécessite une autonomie de moyens. À cet égard, la question des trous capacitaires de nos forces (transport, ravitaillement, observation...) ayant déjà été largement débattue, nous n'y revenons ici que pour souligner sa souveraine importance .
b) Passer d'un réseau hérité des interventions passées à l'affirmation assumée d'une protection des intérêts de sécurité de la France, des États du champ et des pays européens eux-mêmes
La présence militaire française en Afrique est aujourd'hui peu lisible car elle se décompose artificiellement , pour des raisons historiques et budgétaires, en plusieurs sous-catégories qui empêchent d'avoir une vision globale, alors même que, dans les faits, notre dispositif est souple et que nos « points d'appui » interagissent très étroitement, les uns comme les autres étant en mesure de détacher des moyens au profit d'une autre zone, en fonction de la localisation et de l'intensité d'une crise :
- Tchad pour la RCA et le Mali,
- Gabon pour la RCA,
- Serval qui a ponctuellement détaché des moyens dans le cadre de la prise en otage du pétrolier Adour dans le golfe de Guinée.
Un des critères de notre dispositif militaire en Afrique est bien sa flexibilité et sa capacité à transférer ses capacités d'un endroit à l'autre de notre zone d'intérêt .
On ne peut donc qu'être frappé du décalage entre la présentation qui est parfois faite de notre dispositif par certains commentateurs et sa grande cohérence opérationnelle.
En Afrique, notre dispositif militaire, de 10 000 hommes environ (sans la Réunion et Mayotte), combine en effet aujourd'hui :
- des forces de souveraineté (La Réunion-Mayotte : les forces armées en zone sud de l'océan Indien (FAZSOI) représentent environ 1 900 militaires des trois armées) ;
- des forces de présence permanente (3 000 environ) qui ont deux statuts distincts : les Forces françaises au Gabon , environ 900 militaires à Libreville, dont 450 permanents, et les Forces françaises stationnées à Djibouti , contingent français numériquement le plus important en Afrique, avec 1 900 militaires, dont 1 400 permanents, qui sont les bases prépositionnés prévues par le Livre blanc de 2008 ; et les Éléments français au Sénégal 144 ( * ) , à Dakar, autour d'un « pôle opérationnel de coopération à vocation régional » de 350 militaires, dont environ 260 permanents ;
- et des opérations extérieures (OPEX), résultant d'opérations « temporaires », pour un total de 6 000 hommes environ (4 200 pour le Mali, 1 000 au Tchad (Épervier) et 1 000 autres entre la Côte d'Ivoire (Licorne et Onuci), la République Centre Africaine, et les dispositifs de lutte contre la piraterie Atalante et Corymbe).
Il faut y ajouter les Forces françaises aux Émirats Arabes Unis , sur la péninsule arabe (700 hommes environ), dans le cadre d'un accord intergouvernemental avec ce pays créant une implantation militaire française permanente.
Sur le plan budgétaire, le coût annuel des forces prépositionnées est de l'ordre de 400 millions d'euros , celui des OPEX (budgété à 630 millions d'euros en 2013) variant, suivant les années, entre 800 millions et un milliard d'euros (comme ce fut le cas en 2011 et comme cela sera vraisemblablement le cas en 2013 compte tenu de Serval, dont le coût de 400 millions d'euros aujourd'hui, pourrait s'élever à 550 ou 600 millions d'euros sur l'année).
Carte n° 15 : Présence militaire en Afrique (prépositionnement et OPEX)
Source : état-major des armées
Ces différences de statut, auxquelles correspondent aussi des différences de mode de financement (les OPEX ayant un mode de financement particulier) sont le résultat de l'histoire mais nuisent un peu, aujourd'hui, il faut bien le dire, à la compréhension globale et à la lisibilité de notre dispositif.
La réalité, c'est que rien n'aurait été possible au Mali sans « Licorne » (450 personnes), sans « Épervier » (950 militaires), sans « Sabre » (forces spéciales). Aucun de ces dispositifs ne figure pourtant expressément au rang des bases prépositionnées du Livre blanc de 2008, qui ne prévoyait qu'une base par façade maritime africaine.
Prenons l'exemple du Tchad , échelon aérien lourd dans notre dispositif militaire en Afrique, qui est bien souvent présenté comme la rémanence d'une ancienne OPEX (remontant à 1986 pour Épervier, mais aux années 1970 pour la première intervention française sur le sol tchadien) ce qu'il est en effet sur le plan budgétaire. N'est-il pas plus pertinent aujourd'hui de le considérer comme un point névralgique pour la défense de nos intérêts de sécurité , à l'heure où le sud Libyen se fragilise et où les connexions se densifient entre les terrorismes, du Nord Sahel à la Corne de l'Afrique, du Maghreb à l'Afrique sub-saharienne ?
N'est-il pas un pivot tout à fait central au coeur de la bande sahélo saharienne ?
Cette catégorisation éclatée prête donc le flanc à la critique et nourrit l'idée (fausse) que nos points d'appui en Afrique seraient un réseau hérité , centré sur le passé, alors que c'est au contraire une présence justifiée par la montée des menaces concernant notre sécurité et celle des Etats alliés, et en particulier :
1- la bande sahélo-saharienne , en raison d'un terrorisme qui s'en prend clairement à nos intérêts ;
2- Le centre Niger, en raison de l'uranium qui en est extrait et qui couvre notamment 30% de nos besoins civils ;
3- Les flux maritimes qui partent du Golfe de Guinée et approvisionnent notre économie : y transitent 30% de nos besoins en énergie fossile. Les autoroutes de la drogue en provenance d'Amérique latine y approvisionnent le marché français (46% des saisies de drogue en France en 2012 provenaient d'Afrique) ;
4- L'Afrique de l'Ouest et le Maghreb, en raison de la densité de la communauté française : la majorité des 200 000 Français en Afrique y est concentrée. Au cours des 5 dernières années , les militaires français ont procédé à une évacuation ou préparé une évacuation de nos ressortissants une dizaine de fois. C'est aussi la région dont la plupart des communautés immigrées en France sont originaires et où elles ont conservé des liens ;
5- Enfin, le golfe arabo-persique , en raison des accords de défense que nous avons avec 3 pays de la péninsule arabique.
Recommandation : Sans doute serait-il souhaitable de mettre un peu de clarté dans les concepts s'agissant de nos « points d'appui » en Afrique (forces de souveraineté, forces pré positionnées, OPEX), pour se conformer à la réalité des intérêts dont nous assurons la défense et briser l'image (fausse) d'un réseau hérité des interventions passées. |
* 142 D'après les termes employés par le général Vincent Desportes lors de son audition par vos rapporteurs
* 143 Rappelons que les Etats-Unis ont apporté un soutien précieux à l'opération Serval qui est détaillé dans le rapport « Mali : comment gagner la paix », de même que, dans un cadre bilatéral, certains Etats membres de l'Union européenne, ou encore le Canada.
* 144 A noter que les EFS n'étaient pas listés par le livre blanc de 2008 comme une base prépositionnée en tant que telle, seuls Libreville et Djibouti ayant ce statut