B. LE MOTEUR FRANCO-ALLEMAND A BESOIN D'ÊTRE RELANCÉ

1. Un contexte qui a changé profondément

Avec la fin du conflit Est/Ouest, le couple franco-allemand a malheureusement semblé perdre peu à peu une partie de sa portée.

La « guerre froide » rendait indispensable une réconciliation franco-allemande. Mais l'intérêt de cette réconciliation allait plus loin : pour l'Allemagne, elle permettait, avec la construction européenne, de se réinsérer dans la communauté internationale et d'éviter un tête-à-tête avec les États-Unis ; pour la France, le couple franco-allemand était le moyen d'avoir la taille critique pour exercer une grande influence sur l'Europe occidentale et garder une crédibilité comme puissance internationale.

La fin du conflit Est/Ouest a bouleversé la donne. Le couple franco-allemand a semblé perdre une partie de son contenu. Dans l'un et l'autre pays, l'intérêt pour la langue et la culture de l'autre est plutôt en déclin. On le sait, la réunification allemande a inquiété la France. Depuis cette date, l'Allemagne a regagné beaucoup d'autonomie.

C'est elle qui occupe, au sein de l'Europe élargie, la situation centrale qui était celle de la France dans l'Europe des douze. Et l'ancien équilibre, où les atouts politiques de la France contrebalançaient les atouts économiques de l'Allemagne, s'est transformé.

Les atouts de la France - sa liberté de manoeuvre internationale, son statut de puissance nucléaire et de membre permanent du Conseil de sécurité - ont perdu une partie de leur portée, tandis que l'Allemagne unifiée a recouvré une pleine capacité d'agir sur la scène internationale, et compte désormais quelque 20 millions d'habitants de plus que la France, ce qui lui donne dans la construction européenne une influence particulière.

2. Une divergence économique croissante

On ne peut qu'être inquiet de la situation actuelle qui voit nos économies diverger de plus en plus. L'Allemagne a surmonté trois chocs majeurs : la réunification, le remplacement du Deutsche Mark par l'euro, le défi de la mondialisation. Elle a su restaurer sa compétitivité tandis que celle de la France déclinait. Cela s'observe même dans le domaine agricole, où l'Allemagne a su appliquer ses principes efficaces de gestion économique. Nous devons aussi être attentifs au fait que le commerce extérieur de l'Allemagne dépend de moins en moins de la situation économique de la zone euro (36 %) et de plus en plus de celle du reste du monde.

La montée en puissance de l'Allemagne dans le domaine agricole

L'Allemagne est, aujourd'hui, le deuxième producteur agricole de l'Union européenne et le premier exportateur de produits agricoles et agroalimentaires. Le pays a su renforcer considérablement la compétitivité de son agriculture en appliquant dans ce secteur les principes de bonne gestion économique qui ont fait son succès par ailleurs. À cette fin, elle a su combiner efficacement plusieurs orientations :

- Les coûts de la main d'oeuvre ont été maîtrisés - parfois grâce au recours à un salariat occasionnel venu d'autres pays de l'Union voire extérieur à l'Union - et un différentiel s'est créé à son profit au détriment de la France.

- La restructuration de l'outil de production s'est inscrite dans le cadre d'une stratégie globale de l'économie allemande et s'est appuyée sur la recherche systématique de compétitivité. L'amélioration des rendements repose sur un effet taille (si la surface moyenne des exploitations est inférieure à celle constatée en France, il existe aussi des « méga exploitations », telle l'exploitation de Rhinmilch à proximité de Berlin, et son cheptel de 1 900 vaches laitières), un effet volume et un effet coût. La réforme de la PAC et le choix du paiement unique à l'hectare ont été l'occasion d'une réorganisation des filières. C'est le cas de l'élevage en général et de la filière laitière en particulier. L'Allemagne a pris la tête de la compétition européenne dans les filières du lait et du porc.

- Les exploitations agricoles ont joué le jeu de la diversification en s'investissant dans la production énergétique. Les agriculteurs sont très impliqués dans le développement des énergies renouvelables. 1,2 million d'hectares est destiné à la production de biocarburants. L'Allemagne compte 7 000 unités de biogaz pour la production d'électricité. La très grande exploitation laitière précitée est dotée de méthaniseurs valorisant la fermentation combinée de lisier, de fumier, de céréales, et de fourrages au point que la production animale est parfois considérée comme un sous-produit de la production énergétique. Cette diversification a aussi permis de stabiliser les revenus des agriculteurs. Cet effort a été soutenu par une politique publique fixant des tarifs de rachat d'électricité pour une durée de 20 ans.

- L'industrie agroalimentaire allemande fabrique des produits de base à des prix compétitifs. Par contraste, les producteurs français se sont concentrés sur des produits de qualité, bénéficiant d'appellations contrôlées. Ils sont évidemment un atout majeur du « label France » mais ils ne représentent que 20 % de la production.

- Aux yeux de votre rapporteur, l'Allemagne a su prendre en compte les attentes nouvelles de l'opinion et régler les rapports parfois difficiles entre agriculture et écologie. L'investissement dans les productions de l'agriculture biologique a permis de donner à l'Allemagne une image verte occultant les réalités d'une agriculture très intensive. L'Allemagne applique les normes européennes mais ne surajoute pas des normes nationales, ce qui illustre le souci de conserver une bonne compétitivité. Elle applique des délais d'instruction sur les normes beaucoup plus brefs qu'en France, ce qui a un effet bénéfique pour la production.

Les chiffres du commerce extérieur sont sans appel : le déficit commercial de la France a atteint 67 milliards d'euros en 2012, alors que l'excédent commercial de l'Allemagne s'est établi à 188 milliards. L'affaiblissement de la compétitivité de l'industrie française est spectaculaire : il y a dix ans, la France dégageait un excédent de 10 milliards d'euros pour ses échanges industriels, aujourd'hui elle enregistre un déficit de 50 milliards.

Les politiques économiques ont divergé. L'Allemagne a conduit une politique de réduction des coûts salariaux alors même que la France réduisait le temps de travail et augmentait fortement le salaire minimal. La politique de l'Allemagne lui a permis de gagner des parts de marché au détriment de ses partenaires européens, dont la France.

La France reste très largement marquée par une culture d'interventionnisme public supposé indispensable pour soutenir la croissance. On le voit bien dans les débats en cours où la contraction des déficits publics est souvent perçue comme une menace pour la croissance. A l'inverse, l'Allemagne a développé un modèle dans lequel la politique économique doit poursuivre un objectif de stabilité et où le rôle de l'État est de veiller à préserver un cadre dans lequel la concurrence peut s'exercer efficacement. Dans ce modèle 1 ( * ) , la croissance repose entièrement sur la compétitivité des entreprises. Cette vision n'est pas antinomique avec le besoin de protection sociale. C'est le dialogue social qui permet de définir un équilibre entre compétitivité et protection sociale. Cette politique axée sur la compétitivité, combinée avec le dialogue social, a permis à l'Allemagne de développer ses entreprises dans des secteurs à forte valeur ajoutée.

Ce modèle économique a été ébranlé par le choc de la réunification. L'Allemagne a connu une croissance ralentie (12 % en moyenne sur la période 2000-2005). Ses comptes publics ont dérivé au-dessus des critères de Maastricht (- 3,7 % de déficit et 66 % d'endettement en 2004). Le chômage n'a pu descendre en-dessous de 7,5 %. Mais les mesures volontaristes mises en oeuvre par Gerhard Schröder, à travers l'Agenda 2010, puis Angela Merkel ont permis de remédier à cette dérive.

En 2003, une réforme de l'assurance-maladie a permis de contenir la croissance des charges sociales. Plus profondément, quatre lois votés entre 2003 et 2005 (lois dites Hartz, du nom du directeur des ressources humaines de Volkswagen qui les a inspirées) ont permis de réformer le service public de l'emploi, de faciliter la réinsertion des chômeurs et de revoir leur système d'indemnisation. Les accords de compétitivité signés au niveau des entreprises, en particulier dans les grands groupes (Siemens, Mercedes, Volkswagen), ont permis une politique de modération salariale combinée avec le maintien de l'emploi et le renoncement à des plans de délocalisation.

Entre 2000 et 2008, le coût du travail dans l'industrie manufacturière a augmenté de 17 % en Allemagne contre 56 % en France. Le coût de l'heure travaillée est sensiblement inférieur en Allemagne : 31 euros contre 34,9 euros en France.

La politique économique et budgétaire a elle-même tendu à réduire les déficits et à accroître la compétitivité des entreprises. La part des dépenses publiques dans le PIB ont régressé de 45,1 % en 2000 à 43,8 % en 2008. Sous l'effet de la crise, ce taux est remonté à 47,5 % en 2009 avant de s'établir à 45 % en 2011. L'assiette des prélèvements a été déplacée des facteurs de production vers la consommation, avec une hausse de 3 % de la TVA en janvier 2007 tandis que les taux de cotisations sociales des entreprises étaient réduits de 1,6 %. Globalement les prélèvements obligatoires sur l'économie ne dépassent pas 40 % en Allemagne. Le taux de marge des entreprises dépasse les 40 % en Allemagne quand il est inférieur à 30 % en France. L'Allemagne a aussi su maintenir sa base industrielle (25 % dans la valeur ajoutée), ce qui constitue un atout précieux quand on sait que les échanges industriels représentent encore 2/3 des échanges mondiaux (contre 20 % pour les services). Cette politique a été bénéfique pour l'emploi puisque le taux de chômage a baissé de 6,5 % en 2011 à 5,5 % en 2012, quand la moyenne européenne s'établit à 10 %.

Pour ce qui concerne la France, le constat d'un décrochage de compétitivité a clairement été établi par le récent rapport de Louis Gallois dont on se bornera à rappeler les principaux éléments 2 ( * ) . La part de l'industrie (hors construction) dans la valeur ajoutée totale est passée de 18 % en 2000 à un peu plus de 12,5 % en 2011, situant la France à la 15 e place parmi les 17 pays de la zone euro, bien loin de l'Italie (18,6 %), de la Suède (21,2 %) et de l'Allemagne (26,2 %). L'emploi industriel est passé de plus de 26 % de l'emploi salarié total en 1980 à 12,6 % en 2011. La France a ainsi perdu plus de 2 millions d'emplois industriels en 30 ans. L'affaiblissement de l'industrie s'est traduit par des pertes de parts de marché considérable à l'exportation. Sur le marché européen, premier débouché commercial de la France (58,4 % des exportations en 2011), la part de marché des exportations françaises est passée de 12,7 % en 2000 à 9,3 % en 2011. Sur la même période, les exportations intracommunautaires de l'Allemagne ont progressé de 21,4 % à 22,4 %. Globalement, le solde commercial de la France est passé d'un excédent de 3,5 milliards d'euros en 2002 à un déficit de 67 milliards d'euros en 2012.

Produit intérieur brut (en milliards d'euros)

2003

2004

2005

2006

2007

2008

2009

2010

2011

2012

Allemagne

2 147,50

2 195,70

2 224,40

2 313,90

2 428,50

2 473,80

2 374,50

2 496,20

2 592,60

2 644,20

France

1 587,90

1 655,60

1 718,00

1 798,10

1 886,80

1 933,20

1 885,70

1 936,70

2 001,40

2 032,30

Taux de chômage (% de la population active)

2003

2004

2005

2006

2007

2008

2009

2010

2011

2012

Allemagne

9,8

10,5

11,3

10,3

8,7

7,5

7,8

7,1

5,9

5,5

France

8,9

9,3

9,3

9,2

8,4

7,8

9,5

9,7

9,6

10,2

Commerce extérieur (en millions d'euros)

2003

2004

2005

2006

2007

2008

2009

2010

2011

2012

Allemagne

129 905

156 078

155 809

160 420

194 259

177 525

138 868

153 964

157 411

186 679

France*

-1 688

-5 739

-24 928

-29 928

-42 494

-56 219

-45 390

-52 303

-74 021

-67 158

Déficit (État, administrations locales, organismes de sécurité sociale) (% du PIB)

2003

2004

2005

2006

2007

2008

2009

2010

2011

2012

Allemagne

-4,2

-3,8

-3,3

-1,6

0,2

-0,1

-3,1

-4,1

-0,8

0,2

France

-4,1

-3,6

-2,9

-2,3

-2,7

-3,3

-7,5

-7,1

-5,3

-4,8

Dette publique brute (% du PIB)

2003

2004

2005

2006

2007

2008

2009

2010

2011

2012

Allemagne

64,4

66,2

68,5

68

65,2

66,8

74,5

82,4

80,4

81,9

France

62,9

64,9

66,4

63,7

64,2

68,2

79,2

82,4

85,8

90,2

Sources : Eurostat et * Douanes (France)

Positionnée sur le milieu de gamme en matière de qualité et d'innovation, l'industrie française est très exposée à la concurrence sur les prix alors même que ses coûts sont relativement élevés (hors énergie) par rapport aux autres pays européens. Pour le même motif, elle a été particulièrement sensible à la hausse de l'euro au cours des dix dernières années. Or pour conserver des prix compétitifs, l'industrie française a dû rogner sur ses marges qui ont baissé de 30 % à 21 % sur la période 2000-2011, alors qu'elles progressaient de 7 % en Allemagne. Le taux d'autofinancement s'est dégradé (64 % en France en 2012 contre 85 % en 2000).

Les autres causes de la baisse de la compétitivité française sont connues. Le taux des prélèvements obligatoires sur les entreprises est pratiquement deux fois plus élevé en France qu'en Allemagne. Les dépenses de recherche-développement des entreprises, qui sont la clef du dynamisme industriel, atteignent 1,4 % du PIB en France, contre 1,9 % en Allemagne, 2,7 % en Finlande et 2,3 % en Suède. Enfin, on l'a souvent souligné, les rigidités de notre droit social entravent la croissance des petites entreprises et leur transformation en entreprises moyennes. Le nombre de petites entreprises (moins de 10 salariés) est le même en Allemagne et en France, mais le nombre des entreprises de 10 à 500 salariés est deux fois et demie plus élevé en Allemagne qu'en France. Le nombre d'emplois industriels qui ne sont pas pourvus témoigne malheureusement de l'inadéquation entre l'offre de formation et les besoins de l'industrie, tant au niveau de la formation initiale que de la formation continue. Le rapport Gallois pointe aussi trois séries de difficultés : des flux de financement insuffisamment orientés vers le tissu industriel ; la faiblesse des solidarités industrielles, les filières ne fonctionnant pas comme telles ; un dialogue social insuffisamment productif et un marché du travail qui fonctionne mal.

Or, pour que le couple franco-allemand continue à fonctionner, il ne faut pas qu'il y ait un trop grand déséquilibre entre les deux partenaires. Et c'est bien le risque qui existe aujourd'hui.

Il est difficile, mais non pas impossible, d'agir sur ces différents facteurs pour réduire le différentiel de compétitivité entre la France et l'Allemagne. Au-delà de l'intérêt de la France, il y va de l'intérêt de l'Europe, car un déséquilibre trop prononcé du couple franco-allemand ne peut que lui enlever peu à peu sa portée et sa capacité à faire progresser l'Europe.

Pour que le couple franco-allemand joue son rôle, il faut que les deux pays convergent bien davantage. Certes, chacun de nos pays à sa propre histoire qui a façonné son modèle économique et social. On ne peut appliquer un modèle uniforme. Mais il faut agir pour réduire le différentiel de compétitivité. Cette convergence doit donc être la priorité politique de la France. Votre rapporteur ne peut que se référer à ce qu'a dit le Président de la République, lors du 150ème anniversaire du SPD (23 mai 2013) : « Le progrès, c'est aussi faire des réformes courageuses pour préserver l'emploi et anticiper les mutations sociales et culturelles comme l'a montré Gerhard Schröder. On ne construit rien de solide en ignorant le réel. »

On ajoutera que le contexte européen rend cette convergence incontournable. Comme le soulignait Louis Gallois dans un récent colloque 3 ( * ) , il ne peut y avoir d'euro sans convergence économique. Dans ce contexte, la renationalisation des politiques économiques ne pourrait mener qu'à une impasse. Les traités, en dernier lieu le TSCG, rendent inéluctable une coopération très étroite. Les politiques économiques et budgétaires doivent impérativement être coordonnées.

3. Des approches opposées des progrès de la construction européenne

Il est vrai que la France et l'Allemagne ont pu s'opposer sur leur approche de la construction européenne. Du côté français, c'est traditionnellement le Conseil européen qui est mis en avant. Du côté allemand, c'est une approche fédérale qui est privilégiée, avec un rôle central pour le Parlement européen. En réalité, ces oppositions ne sont jamais apparues insurmontables dans la pratique. Mais elles correspondent à une différence de culture entre les deux pays. La France a une tradition unitaire et centralisatrice, qui fait que les transferts de compétences à l'Union européenne sont conçus comme une centralisation à l'échelon européen. Pour l'Allemagne, qui a un système fédéral, le fédéralisme sert au contraire à définir plus clairement les responsabilités, et signifie que les pouvoirs de l'échelon central restent limités, de même que les transferts entre les États.

Ce clivage traditionnel prendra peut-être demain de nouvelles formes, surtout après les récentes décisions de la Cour de Karlsruhe, entre une approche allemande qui donne désormais aussi un grand rôle au Parlement national, et une approche française qui demeure plus axée sur la prédominance des gouvernements dans le processus de décision.

Toutefois, les récentes déclarations d'Angela Merkel jugeant qu'il n'était pas nécessaire d'attribuer de nouveaux pouvoirs à Bruxelles laissent entendre que les points de vue des deux pays pourraient se rapprocher 4 ( * ) .

Toujours est-il que les propositions pour porter à un niveau beaucoup plus étroit les relations entre les deux pays n'ont pas abouti : ce fut le cas en 1993 du projet de « noyau dur » avancé par Wolfang Schäuble et Karl Lamers, ce fut également le cas de l'idée d'« union renforcée » avancée en France au début des années 2000 par Pascal Lamy et Dominique Strauss-Kahn.

Votre rapporteur ne croit cependant pas que ces débats institutionnels soient décisifs : ce sont toujours les avancées concrètes qui ont fait durablement progresser l'Europe.


* 1 Alain Fabre : Le modèle économique allemand, une stratégie pour l'Europe ? Fondation Robert Schuman, Questions d'Europe, n° 237, 23 avril 2012.

* 2 « Pacte pour la compétitivité de l'industrie française », Rapport au Premier ministre, 5 novembre 2012.

* 3 Journée de l'économie franco-allemande organisée au Conseil économique et social le 23 mai 2013.

* 4 Der Spiegel du 3 juin 2013.

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