C. UNE DYNAMIQUE DU DISPOSITIF À RENFORCER

Tracfin sert de filtre et de poste d'aiguillage puisque l'organisme trie les destinataires des signalements qu'il adresse spontanément. À ce titre, s'il faut se réjouir que l'article L 561-29 permette, depuis 2009, d'adresser des informations à l'administration fiscale, le bilan de cette faculté ne témoigne pas, pris globalement, qu'elle soit exploitée comme on s'attendrait en considération des motifs des signalements adressés à l'organisme.

Tracfin est également assujetti à un droit de communication dont dispose l'autorité judiciaire, mais l'administration fiscale ne bénéficie pas d'un tel droit. C'est du moins l'interprétation privilégiée à Bercy et qui pour être contestable juridiquement, n'en perdure pas moins .

Avant d'exposer ces différents points, votre rapporteur veut s'étonner de certaines situations qu'il a pu connaître, et qui alors que des signalements correspondant à des enjeux proprement faramineux étaient en cause ( l'un pour 15 milliards, l'autre pour plus de 3 milliards), n'ont pas débouché. Il semble en particulier que la coopération avec des cellules étrangères n'aient pas fonctionné comme elles auraient dû, ce qui ne relève pas de la responsabilité de TRACFIN. Pour autant, il faut veiller à ce que ces manquements ne restent pas sans réactions.

A cet égard, il faudrait disposer d'une instance de supervision européenne sur le modèle de la future organisation de la supervision financière.

Par ailleurs, il faut appeler l'attention de TRACFIN sur la nécessité de diffuser l'information, même dans ces cas, aux services internes compétents.

Enfin, il faut que les superviseurs financiers internes quand ils sont saisis d'informations devant être diffusées auprès de cellules financières étrangères ne manquent pas d'informer la cellule française, comme cela semble se présenter occasionnellement au vu d'une affaire impliquant une entité étrangère d'un grand groupe bancaire français localisée dans un pays proche.

1. Une exploitation des déclarations de soupçon qui doit être améliorée

Dans son étude sur Tracfin déjà citée, la Cour des comptes relevait le faible nombre des transmissions judiciaires.

Elle indiquait qu'en 2010, les 20 000 déclarations de soupçons avaient abouti à 404 transmissions au Parquet, ce nombre étant « relativement stable depuis 2005 ».

En dépit d'une forte progression des transmissions au Parquet en 2011 (495 dossiers), qui demande à être confirmée, une certaine inélasticité des transmissions à la justice doit être relevée, dans le contexte d'une progression importante du volume des déclarations et de celui, même si trop modeste, des effectifs.

Les enjeux financiers sont précisés par la Cour des comptes : 430 millions d'euros en 2009 (hors l'affaire de TVA sur les quotas de CO 2 ) et 524 millions d'euros en 2010.

La Cour des comptes ajoute qu'une proportion importante des transmissions correspond à des « transmissions complémentaires » et à des informations adressées dans le cadre de procédures judiciaires déjà en cours. Le nombre des transmissions radicalement nouvelles en est ramené à un braquet compris entre 250 et 300 affaires chaque année.

Au vrai, l'exploitation des notes transmises au Parquet ressort comme particulièrement médiocre.

Nombre de condamnation en justice de faits de blanchiment

2005

2006

2007

2008

2009

Blanchiment simple

110

98

142

134

94

Blanchiment aggravé

38

37

51

67

61

Blanchiment douanier

9

25

11

24

22

Non justification de ressources

77

70

66

106

107

Total

234

230

270

331

284

Source : Cour des comptes - Rapport public annuel 2012 - février 2012

Tracfin exerce donc une sélection très forte des dossiers sur des bases qui, pour n'être pas connues ordinairement, semblent entourées de quelques risques sérieux.

On pourrait attribuer l'apparente inertie des dossiers transmis à la justice à l'ouverture d'un débouché alternatif par la réforme intervenue en 2009 : la transmission des dossiers au service du contrôle fiscal.

Mais, sur ce point aussi, l'étude de la Cour des comptes souligne une certaine inertie dont votre rapporteur a pu constater certaines manifestations inquiétantes.

Les données traitées par la Cour des comptes mettaient en évidence la traduction des 1 650 déclarations de soupçons faisant état, en tout ou en partie, d'un motif fiscal, reçues en 2010 par Tracfin (8,6 % des déclarations reçues) en 109 notes de transmission adressées à la DGFIP, soit un rendement du système de LAB-FT orienté autour de Tracfin s'étageant entre 0,6 % (en tenant compte du total des déclarations) et 6,6 % (en ne tenant compte que des déclarations mentionnant un motif fiscal).

On doit d'abord observer que le défaut de mention de tout motif fiscal dans les déclarations de soupçons transmises à Tracfin n'équivaut pas, a priori , à l'absence d'enjeux fiscaux. Dans ces conditions, l'éventualité de l'existence de tels enjeux dans les affaires signalées devrait être pleinement prise en compte. Il n'empêche que les déclarants attirent de plus en plus l'attention sur leur perception d'une possible fraude fiscale sous-jacente. En 2011, les signalements la mentionnant ont atteint le nombre de 2 635 (soit plus qu'un triplement par rapport à 2009 et une augmentation de 1 813 affaires).

Or, cet afflux de signalements n'a pas été converti par une augmentation à due proportion des dossiers transmis au service du contrôle fiscal.

Celui-ci aurait reçu environ 500 notes de Tracfin, de 2009 à ce jour, avec une progression des transmissions annuelles (environ 165 notes de transmissions en 2012 contre les 109 indiquées par la Cour des comptes pour 2010). L'augmentation relative est importante mais elle est très loin d'être à la hauteur de celle des déclarations comprenant un motif fiscal qui, il faut y insister, n'épuisent sans doute pas le champ des déclarations qu'il serait justifié d'adresser à la DGFIP.

Ces discordances poseraient moins de problèmes si elles intervenaient dans un contexte donnant toutes garanties sur le filtrage exercé par Tracfin et ses incidences. Or, sur ces points, la situation laisse à désirer.

2. Des moyens insuffisants et une déperdition regrettable

En dehors des interrogations sr la gouvernance de TRACFIN, ses moyens opérationnels conduisent à s'inquiéter de la perspective d'un débordement de la cellulle financière par les affaires à traiter.

Les moyens de Tracfin ont, certes, augmenté, mais dans des proportions nettement plus mesurées que pour les dossiers transmis par les déclarants.

Les données recensées par la Cour des comptes témoignent d'une augmentation des effectifs qui s'est poursuivie depuis pour atteindre 90 agents.

Tableau n° 4 : Répartition des personnels au sein de TRACFIN

En ETPT

2004

2005

2006

2007

2008

2009

2010

Catégorie A

33

32

36

44

44

42

49

Catégorie B

13

9

11

15

16

16

17

Catégorie C

7

8

9

7

7

7

6

Total

53

49

56

66

67

65

72

Source :

Les efforts de productivité demandés à Tracfin ne sont pas réalistes. Avec 90 fonctionnaires pour traiter 30 000 informations par an, le déséquilibre est patent.

Tracfin doit avoir les moyens des missions qui lui sont confiées et qui vont régulièrement s'élargissant .

Cette insuffisance de moyens se traduit par une fiabilité insuffisante du dispositif .

Tracfin est l'un des services d'enquête à vocation nationale, ce qui conduit à le décrire comme appartenant à la communauté du renseignement.

Pourtant, il ressort de la description de ses activités que Tracfin est un service d'enquête... qui n'enquête pas, du moins trop souvent pas au-delà de la réunion d'informations permettant d'enrichir marginalement ou de préciser les signalements adressés par les déclarants.

Au total, en 2011, 2 945 informations seulement ont fait l'objet d'une enquête approfondie, tandis que 2 874 autres dossiers ont été complétés (dans le cadre de ce que Tracfin appelle une pré-enquête) sur la base d'informations ne supposant pas d'investigations complémentaires « lourdes » (comme le droit de communication).

Encore faut-il observer que, selon la Cour des comptes, une proportion élevée des enquêtes (50 % en 2009 et 2010) ne fait pas l'objet d'analyses, faute de moyens.

Il est, dans ces conditions, particulièrement justifié de s'interroger sur la valeur ajoutée par la cellule de renseignements.

D'une certaine manière, la mission accomplie par Tracfin pourrait être considérée comme redondante, voire contre-productive.

- redondante dans la mesure où les enquêtes réalisées en son sein, si elles ne sont pas dénuées de valeur informative pour les services saisis par Tracfin, sont évidemment reprises par eux, qu'il s'agisse des services judiciaires ou des services fiscaux.

- contre-productive en ce que le transit par Tracfin s'accompagne d'une déperdition de l'information, au vu du faible nombre des transmissions adressées aux services de gestion et des obstacles que rencontre Tracfin dans l'exploitation des signalements des déclarants.

Il reste que Tracfin dispose de moyens juridiques dont la mobilisation peut apporter des informations qu'il serait moins facile de réunir, par des voies alternatives (échanges d'informations avec d'autres cellules de renseignements homologues à l'étranger de Tracfin, droit de communication très large...).

En outre, comme organe de centralisation d'informations, Tracfin est probablement irremplaçable .

Dans ces conditions, il apparaît fondamental que Tracfin, et avec lui d'autres éléments du système dont il est le pivot, soient adaptés, pour en renforcer l'efficacité.

3. Un réseau de relations à stabiliser

Il est indispensable de consolider le droit de communication des informations de Tracfin .

En l'état, celui-ci est ouvert à l'autorité judiciaire dans le cadre des procédures qu'elle conduit ou dans le cadre de l'application de l'article 40 du Code de procédure pénale. Rappelons que cette dernière procédure a été actionnée pour 495 dossiers en 2011, soit un taux de transmission qui, même en progression, reste faible. En outre, il faut compter avec les transmissions demandées par les services judiciaires ou des douanes à l'occasion de leurs enquêtes.

La formalisation des relations avec les services fiscaux est beaucoup moins satisfaisante.

a) La DGFIP devrait être habilitée sans à saisir TRACFIN sans ambiguîté

Tracfin est habilité à transmettre des informations à la DGFIP et, plus précisément, s'adresse, en ce cas, aux services du contrôle fiscal.

En revanche, selon la présentation faite à votre commission, la DGFIP n'est pas habilitée à s'adresser à Tracfin pour identifier, par exemple, l'existence d'une information émanant d'un déclarant et pouvant être utile aux missions de la DGFIP.

Cette situation, qui n'est pas évidente, s'accompagne d'éléments qui conduisent à la considérer comme proprement kafkaïenne, d'un point de vue administratif comme d'un point de vue fonctionnel.

Dans un récent référé, la Cour des comptes a estimé que rien ne s'opposait juridiquement à ce que la DGFIP s'adresse à TRACFIN. Au-delà des discussions juridiques, il faut recommander que cette faculté soit pleinement ouverte à la DGFIP, la solution actuelle aboutissant au demeurant à des anomalies.

D'un point de vue administratif d'abord , la conciliation entre l'absence d'accès, d'un service de Bercy aux informations détenues par un autre service de Bercy, avec l'information transmise au ministre, sinon systématiquement, du moins de façon courante, sur les affaires sensibles, apparaît pour le moins peu évidente. On dira qu'en ce cas, Tracfin exerce son option de transmission aux services du contrôle fiscal. Mais, en l'absence de tout contrôle externe sur ce point, rien ne le garantit.

Cette absence de garantie pose des problèmesde transparence que les travaux de la commission d'enquête ont pu illustrer dans le contexte d'une affaire ayant entraîné la démission d'un ministre.

Votre rapporteur a interrogé la DGFIP sur le point de savoir si, à l'occasion de cette affaire, le service avait pu recevoir des informations de la part de Tracfin sur l'existence d'un signalement pouvant la concerner.

En réponse, le directeur général des finances publiques a indiqué :

« Dans le dossier que vous évoquez, nous n'avons pas reçu d'éléments de cette nature ».

Répondant à une question complémentaire de votre rapporteur, les échanges sur ce point se sont poursuivis de la façon suivante :

« M. Eric Bocquet, rapporteur . - Vous-même auriez pu diligenter une enquête sur ce sujet...

M. Bruno Bézard . - Vous avez pu noter que nous avons fait beaucoup d'investigations, Monsieur le Rapporteur ! »

La réponse du directeur général, pour élégante qu'elle soit, n'a pas été complète. En réalité, la coutume, sinon le droit, lui interdisait toute forme d'investigation sur ce point. Cette pratique pose un problème puisque, dans l'hypothèse où Tracfin se serait abstenu de communiquer à la DGFIP les informations que le service aurait pu détenir dans cette affaire, celle-ci n'aurait pas disposé des moyens de s'assurer de leur existence alors que de toute évidence, elles auraient pu clarifier la situation considérée.

Il est vrai que le ministre, sans pour autant disposer de prérogatives clairement définies, aurait sans doute, soit du fait de sa position hiérarchique, soit par l'application d'une coutume constante, été le destinataire de cette information.

Dans cette hypothèse, il n'est pas douteux qu'il aurait pu, et même dû, la communiquer au directeur général des finances publiques, nonobstant l'inexistence d'un droit de communication au bénéfice de la DGFIP.

Sans cohérence d'un point de vue administratif, la formalisation des relations entre Tracfin et la DGFIP l'est également d'un point de vue fonctionnel.

Le système de contrôle du blanchiment a été étendu au blanchiment de la fraude fiscale (et, d'ailleurs, d'autres délits financiers, ou à contenu financier, comme l'abus de bien social ou l'abus de faiblesse).

Cette extension n'est pas allée sans soulever des difficultés, les déclarants assujettis faisant valoir qu'il pouvait leur être difficile d'identifier des fraudes fiscales. En conséquence, un système d'identification permettant de définir un champ de doutes raisonnables a été mis en place et, de leur côté, certains assujettis (les banques en particulier, avec le concours conjoint des superviseurs et de Tracfin) ont défini un cadre formel (parfois plus englobant que celui posé par le décret précité) pour appliquer le dispositif. On constate, on l'a indiqué, une forte augmentation des signalements adressés à Tracfin, en particulier du fait de l'identification de risques fiscaux. La conversion de ces signalements en notes adressées à la DGFIP paraît admettre un niveau élevé de sélection. Or, il est possible que Tracfin ne dispose pas de toute l'expertise nécessaire pour que le tri opéré soit réellement pertinent. Cette éventualité pourrait avoir moins de conséquences si la DGFIP (comme les douanes le peuvent) avait accès à Tracfin, ce qui n'est pas le cas.

Dans ces conditions, l'encadrement de la fonction d'aiguillage exercée par Tracfin, entre les services fiscaux et les services judiciaires, apporte une confusion supplémentaire .

Dans son intervention devant la commission d'enquête, le directeur général des finances publiques a confié, à propos de la même affaire, « ne pas savoir si Tracfin a transmis quelque chose à la justice ».

Cette incertitude en dit long sur les problèmes de coordination des services de l'Etat engendrés par le régime actuel d'exploitation des informations de Tracfin.

En outre, elle suscite la perplexité. En matière de fraude fiscale, la volonté de préservation du monopole du ministère de l'économie et des finances a été jusqu'à prévoir que les informations détenues par le service, lorsqu'elles s'appuient uniquement sur de la fraude fiscale ou du blanchiment de fraude fiscale, soient transmises non pas au Procureur de la République, mais uniquement à la DGFIP.

Cette option laissait peu de marges à Tracfin pour communiquer au Parquet d'éventuelles informations concernant l'affaire en cause 37 ( * ) .

Elle pose des problèmes de conciliation avec l'obligation posée par l'article 40 du CCP.

Il faut ajouter qu'elle va au-delà de la solution générale qui est appliquée en cas de blanchiment de fraude fiscale. La Cour de Cassation (Arrêt Talmon du 20 février 2008) a ouvert la voie à une intervention judiciaire autonome quand l'infraction de blanchiment de fraude fiscale est impliquée. En ce cas, la condition d'intervention initiale du ministre des finances cède.

b) TRACFIN devrait être saisi systématiquement par la DGFIP

La coordination entre les services fiscaux et Tracfin pose également problème au regard de la circulation de l'information des services fiscaux vers Tracfin.

D'après certaines informations de votre rapporteur, il semble en particulier que les données rassemblées dans le cadre de l'affaire HSBC n'aient pas été transmises à TRACFIN.

Cette observation pourrait paraître anodine dans la mesure où l'on pourrait considérer que le débouché naturel des données rassemblées par la DGFIP et transmises à Tracfin aurait été... la DGFIP elle-même. Pourtant, on ne peut que présumer une telle orientation.

Tracfin aurait aussi bien pu saisir le Parquet des informations mises à sa disposition. On rétorquera que celui-ci a, de fait, mis la main sur les données en question (après des acrobaties juridico-judiciaires rappelées par ailleurs). Mais cette circonstance ne pouvait être certaine au moment où le choix de ne pas signaler à Tracfin l'existence de soupçons sur les opérations retracées dans les « fichiers HSBC » a été adopté.

Au regard du faible nombre des cas d'application de l'article 40 du CPP à l'initiative de la DGFIP (interrogée sur ce point, la DNEF a indiqué réfléchir à une adaptation de ses pratiques sur ce point, admettant ne recourir à cette procédure qu'exceptionnellement), on ne peut écarter, en rappelant la volonté de conserver le monopole de l'initiative des poursuites judiciaires au ministre des finances, le sentiment que la voie choisie ait pu répondre à une forme de défiance contre une intervention plus autonome des services judiciaires qui aurait pu suivre d'une saisine de la cellule de renseignements. Peut-être celle-ci aurait-elle évité les délais pris par les services judiciaires pour traiter cette affaire.

Force est de constater que la voie empruntée a coupé court à l'éventualité que Tracfin suive sa propre « politique » de traitement des données rassemblées. Dans ce cadre, le recours à l'article 40 du CPP aurait vraisemblablement été nettement plus développé qu'il n'a été dans la mesure où il aurait été possible d'y recourir en isolant les délits non fiscaux commis dans cette affaire. On peut aller jusqu'à envisager que l'autorité judiciaire aurait alors dû « répondre » plus rapidement qu'elle ne l'a fait.

En toute hypothèse, il reste que la fonction centralisatrice de la cellule de renseignements a été négligée en cette criconstance, ce qui constitue une perte d'expérience pour elle et probablement au vu des données, une source d'affaiblissement de la réponse administrative à cette affaire.


* 37 En revanche, elle ne semble pas s'opposer à ce que le juge puisse exercer un droit de communication une fois ouverte une procédure judiciaire.

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