III. UN TIMIDE INFLÉCHISSEMENT DES MENTALITÉS ET DES PRATIQUES DES INTERMÉDIAIRES

La lutte contre l'évasion fiscale au niveau des intermédiaires s'est d'abord appuyée sur les outils de la lutte contre le blanchiment des capitaux. Les deux entretiennent d'ailleurs des liens étroits puisque la fraude fiscale utilise bien souvent les mêmes outils que le blanchiment des capitaux.

Ainsi, la diffusion d'une « culture anti-blanchiment », en particulier chez les intermédiaires de la sphère financière, permet aujourd'hui d'envisager d'aller plus loin s'agissant de l'évasion fiscale. D'ailleurs, depuis l'explosion de la crise financière, on peut constater une timide évolution en ce sens.

En dépit de ces lacunes et du manque manifeste d'implication des différents régulateurs en matière de lutte contre la fraude fiscale, la commission d'enquête a pu prendre la mesure, au cours des auditions, d'un timide mais réel début d'évolution des mentalités et des pratiques des intermédiaires financiers , qui peut sans doute être attribué pour une large part aux nombreuses mesures adoptées au niveau international, européen et français depuis trois à quatre années pour renforcer la lutte contre la fraude. À cet égard, le contraste entre les discours tenus l'an dernier devant la précédente commission d'enquête et les propos entendus au cours des mois passés est patent, et paraît illustrer l'amorce de l'évolution des comportements que la commission d'enquête appelle de ses voeux.

Un problème important doit être mentionné en exergue, celui des conflits d'intérêts. Lors de sn adition M Dominique Strauss-Khan a affirmé : Les conflits d'intérêts sont une question centrale . Des évolutions législatives sont intervenues sur ce point dans le prolongement des travaux de la commission Sauvé et à l'occasion de la démission du ministre du budget.

Ces sujets ont été abordés par votre commission d'enquête qui a pu recueillir des informations utiles lors de ses auditions notamment auprès du vice-président du Conseil d'État M Jean-Marc Sauvé et du président de la commission de déontologie de la fonction publique M Arrighi de Casanova.

La problématique des conflits d'intérêts dépassent de beaucoup les mesures adoptées pour s'assurer que des personnes désignées exercent leurs fonctions avec décence et impartialité.

Il faudrait ici évoquer l'influence du secteur financier sur les élites qui recouvre ce que Marc Roche a pu appeler le « gouvernement Goldman » et qui voit la France consacrer une partie de ses efforts de formation des élites administratives à entretenir le vivier des dirigeants des entreprises financières mais aussi concentrer sur moins d'une centaine de personnes la direction de ses plus grandes entreprises.

Il faudrait aussi considérer les conflits d'intérêts pouvant exister à tous les étages des unités qui animent la finance : les directions et salariés des entreprises financières versus les intérêts à long terme des mêmes entreprises à travers les incitations perverses des systèmes de rémunération, les commissaires aux comptes et les agences de notation à la fois juges et parties des organismes dans lesquels ils interviennent, les entreprises financières et leurs clients dans des relations où le devoir de conseil peut entrer en conflit avec les intérêts de l'établissement.

L'image d'une finance corporatiste n'a pas perdu de sa puissance sur l'opinion non plus qu'elle n'appartient au passé. Le grand silence des banques françaises devant les opérations de diversion systématique de l'épargne nationale vers des paradis fiscaux par des homologues en témoigne. Cette thématique s'est plutôt enrichie de nouvelles préoccupations tenant à la dimension stratégique des ressources financières, aux interdépendances internationales très fortes qui unifient le village planétaire financier et aux contraintes qu'exerce l'attractivité financière sur l'ensemble des décideurs, dirigeants des entreprises financières mais aussi régulateurs et superviseurs.

Cet environnement de fortes tensions est propice à des confusions d'intérêts, où des phénomènes moutonniers et de dilemme des régulateurs, peuvent conduire à des déséquilibres systémiques illustrés par les enchaînements qui ont conduit à la crise de 2007, mais aussi à quelques arrangements plus ponctuels, de ceux qu'une culture de l'indulgence ou plus simplement de la raison d'État peut engendrer.

Il faut certes veiller à dissiper les conflits d'intérêts en appliquant les textes en cours de révision qui vont dans le sens d'une extension de la casuistique des conflits d'intérêts.

Votre rapporteur s'inquiète que ce ne soit pas toujours fait avec suffisamment de rigueur. Des exemples célèbres ont pu être évoqués qui appartiennent à un passé récent. Au cours des travaux de votre commission d'autres cas se sont produits pouvant concerner des contributeurs importants à des réflexions publiques sur la situation des banques, auxquelles le présent rapport se réfère. La composition de l'AMF demeure un sujet d'interrogations pour votre rapporteur qui relève que le FMI les partage. Les règles de déport ne sont pas suffisantes à rassurer sur l'absence d'influences intéressées sur les décisions puisqu'elles ne peuvent être sanctionnées qu'à la faveur de décisions défavorables, et non quand celles-ci donnent satisfaction, hypothèses où la collusion est le plus à redouter. Par ailleurs, votre rapporteur relève que l'AMF na pas la culture connues sous le nom de « jurisprudence Balladur ». Participent à ses missions des personnes pouvant être impliquées dans des affaires en cours d'instruction.

Au-delà, il faut aussi créer les conditions d'un agencement des structures propices à une prévention des tentations.

Ce dernier objectif implique une réflexion sur l'organisation des pouvoirs passant par une répartition plus équilibrée des prérogatives de l'ensemble des « stakeholders », qui doit contribuer à faire progresser une démocratie économique particulièrement nécessaire dans des temps où les entreprises se voient attribuer par la force des faits mais aussi par les évolutions des cadres juridiques une force prescriptive dont il faut envisager le partage.

En bref, l'approche consistant à faire des conflits d'intérêt des phénomènes strictement individuels qu'il conviendrait de prévenir et de réprimer semble trop étroite, bien que  nécessaire.

Le présent rapport comporte une série de recommandations se rattachant à cette préoccupation. Elles ne seraient pas complètes si l'on ne mentionnait pas deux en outre deux d'entre elles qui doivent être mises particulièrement en évidence .

Il s'agit en premier lieu d'enrichir la démocratie sociale et économique en mettant la conformité fiscale à l'agenda du dialogue social et à celui des assemblées d'actionnaires .

Il s'agit aussi de fortifier notre démocratie politico-administrative. La commission d `enquête du Sénat sur l'évasion fiscale internationale avait souhaité qu'un Haut-Commissariat à la protection des intérêts financiers publics voient le jour ainsi qu'une délégation parlementaire chargée de ce volet important pour nos finances publiques .

Alors que la crise de confiance de nos compatriotes sur la détermination et l'impartialité de la lutte anti-fraude atteint un point culminant, les mesures prises pour lutter contre la fraude risquent d'être affectées dans leur crédibilité par le maintien d'un système de contrôle public qui ne peut tout de même pas reposer sur la multiplication de commissions d'enquête pour étayer sa crédibilité.

A. 2009-2013 : UN TOURNANT DANS LA COOPÉRATION INTERNATIONALE EN MATIÈRE D'ÉVASION FISCALE

Alors que, pendant de nombreuses années, la lutte contre la fraude fiscale, considérée comme relevant de la seule prérogative de chaque État concerné, a été le « parent pauvre » de la coopération administrative et judiciaire internationale, cet état de fait semble évoluer de façon significative depuis 2008-2009, sous l'effet de la crise financière et bancaire, puis des crises des dettes souveraines, qui ont mis en évidence le caractère plus que jamais inadmissible de l'incivisme fiscal des particuliers et des entreprises.

Si certains processus ne rassurent pas vraiment sur la dynamique de la réponse apportée à l'évasion des capitaux, d'autres sont plus prometteurs.

1. Les progrès réalisés au niveau de l'OCDE pour améliorer la coopération en matière de fraude fiscale et freiner les phénomènes d'« évasion fiscale agressive »

Quelques semaines après la faillite massive du système bancaire, une vingtaine de pays membres de l'Organisation pour la coopération et le développement économique (OCDE) se sont réunis à Paris le 21 octobre 2008 , à l'initiative conjointe de la France et de l'Allemagne, afin de renforcer la lutte coordonnée contre les « paradis fiscaux », dont l'opacité est devenue insupportable avec le déclenchement de la crise financière. Une révision de la liste de ces territoires et la mise en place d'échanges de « bonnes pratiques » en matière de lutte contre la fraude sont mises à l'ordre du jour.

Mais c'est surtout à compter du sommet du G20 à Londres, le 2 avril 2009 , que des annonces importantes ont été faites pour améliorer la coordination et la coopération entre les pays industrialisés afin de faire face à l'érosion des bases fiscales nationales et endiguer les flux financiers à destination et au départ des centres offshore . La déclaration des chefs d'État et de gouvernement propose une série de mesures destinées à assainir le système financier. S'agissant plus particulièrement de la question fiscale, la déclaration fait état de l'engagement des États « de prendre des mesures à l'encontre des juridictions non-coopératives, y compris les paradis fiscaux. Nous sommes prêts à appliquer des sanctions pour protéger nos finances publiques et les systèmes financiers. L'ère du secret bancaire est révolue ».

Quelques semaines plus tard, en septembre 2009, le Forum mondial sur la transparence et l'échange de renseignements à des fins fiscales (une enceinte réunissant les membres et non-membres de l'OCDE) est profondément remanié afin, notamment, d'amener les États et territoires non coopératifs à accepter puis à appliquer les standards internationaux en matière de transparence fiscale. À cette fin, le Forum mondial institue un processus de revue par les pairs , destiné à évaluer le degré de transparence en matière fiscale desdits États ou territoires. Ces évaluations portent à la fois sur le cadre légal en place (examen de phase 1) et l'effectivité de l'assistance administrative (examen de phase 2), et concernent la disponibilité des renseignements, la capacité de l'administration à accéder à ceux-ci et à les transmettre à des partenaires étrangers. Lancé dès 2010, ce programme a permis, à ce jour, d'évaluer le cadre légal de 98 États ou territoires , aboutissant à la formulation de plus de 600 recommandations et à la publication de ces évaluations, ce qui a d'ores et déjà incité plusieurs d'entre eux à engager des réformes pour se mettre en conformité avec les standards internationaux.

Ce mouvement s'est par ailleurs accompagné d'une révision des différentes listes de paradis fiscaux établies par les organismes internationaux (OCDE, GAFI, Conseil de stabilité financière), listes dont les contours mouvants soulignent la difficulté à définir ces territoires non coopératifs à partir de critères à la fois objectifs et opérationnels 38 ( * ) , ainsi que d'une incitation faite à ces États et territoires (comme le Lichtenstein par exemple) de prendre un certain nombre d'engagements en matière d'échange d'informations et de coopération administrative .

Les paradis fiscaux en droit français

La notion de « régime fiscal privilégié » (RFP), définie par l'article 238 A du CGI, désigne un régime fiscal permettant aux personnes qui y sont situées d'être « assujetties à des impôts sur les bénéfices ou les revenus dont le montant est inférieur de plus de la moitié à celui de l'impôt [...] dont elles auraient été redevables dans les conditions de droit commun en France ». La notion de régime fiscal privilégié entraîne le durcissement de plusieurs mesures fiscales.

Plus sévère mais aussi plus restreinte, la notion d'« État ou territoire non coopératif » (ETNC) a été introduite en 2009 à l'article 238-0 A du CGI 39 ( * ) . Sont considérés comme ETNC les États ou territoires non membres de l'Union européenne qui, ayant fait l'objet d'un examen par les pairs de l'OCDE, n'ont pas signé avec la France ni avec au moins douze autres parties une convention d'échange de renseignements à des fins fiscales. La qualification d'ETNC emporte l'application de plusieurs mesures dissuasives, telles que l'exclusion du régime des sociétés mères (article 145 du CGI) ou le durcissement des conditions de déduction des charges (article 238 A du CGI). Fixée par l'arrêté du 21 août 2013, la liste des ETNC pour l'année 2013 comprend 10 pays.

Afin d'accroître la portée de ce régime, le projet de loi relatif à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière prévoit que seront désormais considérés comme ETNC les États ou territoires qui, à compter du 1 er janvier 2016, ne pratiquent pas l'échange automatique d'informations.

De fait, depuis 2009, la France a signé :

- 28 accords d'échanges de renseignements, avec Jersey, Guernesey, l'Ile de Man, les Iles vierges britanniques, le Liechtenstein, Andorre, Saint-Marin, Gibraltar, les Iles Caïmans, les Bermudes, les Iles Turques et Caïques, les Bahamas, Vanuatu, l'Uruguay, Sainte-Lucie, Antigua et Barbuda, Saint Kitts et Nevis, Grenade, Saint Vincent et les Grenadines, les Iles Cook, les Antilles Néerlandaises, le Belize, le Costa Rica, la Dominique, Brunei, Anguilla, le Liberia et Aruba ;

- 12 avenants à des conventions fiscales portant sur l'échange de renseignements visant à mettre en oeuvre le standard international de l'article 26 du modèle de l'OCDE, avec le Bahreïn, le Luxembourg, la Belgique, la Suisse, la Malaisie, Singapour, le Canada, l'Arabie Saoudite, l'Autriche, Maurice, les Philippines et Oman ;

- ainsi que deux nouvelles conventions fiscales, avec Hong Kong et le Panama.

Les travaux engagés par l'OCDE ne se limitent plus, désormais, à la lutte contre la fraude fiscale stricto sensu , mais, depuis quelques mois, visent également à apporter des solutions concertées aux phénomènes d'« évasion fiscale agressive » pratiquée par certaines grandes entreprises. Lors du sommet des 18 et 19 juin 2012 à Los Cabos, les chefs d'État et de gouvernement du G20, à l'initiative de la France et des États-Unis, ont demandé à l'OCDE de proposer un plan d'action contre l'érosion des bases en matière de fiscalité des entreprises et les transferts de bénéfices ( Base Erosion and Profit Shifting - BEPS). Trois groupes de travail (mesures anti-abus, règles de territorialité, prix de transfert) ont ainsi été constitués. Présenté lors de la réunion des ministres des Finances du G20 à Moscou en juillet 2013, le Plan d'action de l'OCDE recense 15 mesures spécifiques destinées à doter les États d'instruments juridiques nationaux et internationaux permettant d'empêcher les entreprises de se soustraire partiellement ou totalement à l'impôt. Ce plan reconnaît l'importance d'aborder l'économie numérique sans frontières et de développer un nouvel ensemble de normes visant à éviter la double non-imposition. À ces fins, il met l'accent sur l'exigence de plus grande transparence, de meilleure communication et de coopération internationale plus étroite. Il prévoit, enfin, l'élaboration d'un instrument multilatéral destiné à servir de référence à une modification des conventions fiscales bilatérales.

Lors de son audition par votre commission d'enquête, Mathilde Dupré, chargée de plaidoyer au CCFD, a souligné cette avancée : « pour la première fois, l'OCDE reconnaît que [l'érosion des assiettes fiscales et les transferts de profits] n'est pas seulement un problème spécifique aux pays en développement, en raison de leur administration fiscale corrompue, mal formée ou mal payée. Un pré-rapport publié en février 2013 détecte en effet un véritable problème avec la fiscalité des entreprises multinationales au niveau mondial, pensée dans les années 1920 et qui n'est plus adaptée à notre époque. Ainsi, aujourd'hui, le contournement de l'impôt est devenu la règle. Les accords qui permettent d'éviter la double imposition aboutissent à ce que les entreprises ne paient plus d'impôt nulle part. En conséquence, tout le monde est perdant, sauf les paradis fiscaux qui attirent des activités artificielles pour enregistrer des profits en réalité générés ailleurs. Sur ces questions, nous commençons à rencontrer un écho favorable. Reste à savoir quelles seront les mesures concrètes retenues ».


* 38 Pour une analyse détaillée de ces différentes listes, voir le rapport de la commission d'enquête sénatoriale sur l'évasion fiscale internationale, tome I, pages 202 et suivantes.

* 39 L'article 22 de la loi n°2009-1674 du 30 décembre 2009 de finances rectificative pour 2009.

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