II. RENFORCER LES POUVOIRS ET L'IMPLICATION DE L'AUTORITÉ JUDICIAIRE
Dès lors que l'on s'intéresse à la répression des intermédiaires financiers qui, peu embarrassés de scrupules, ont fait de la fraude fiscale une véritable « activité commerciale », les outils dont dispose l'administration fiscale atteignent rapidement leurs limites, tant en ce qui concerne la détection et l'identification des intéressés qu'en ce qui concerne les moyens de les sanctionner.
De ce point de vue, une intervention de l'autorité judiciaire, avec l'ensemble des prérogatives de police judiciaire dont elle peut faire usage, présente davantage de pertinence. Comme l'indiquait Maïté Gabet, directrice nationale des vérifications des situations fiscales, « les travaux de police judiciaire et de saisie sont plus efficaces pour ce type d'offshore que les travaux simplement administratifs et fiscaux ».
Or, en la matière, les poursuites se font rares. Dans plusieurs affaires de police fiscale ( cf. infra ), les investigations judiciaires ont certes permis de mettre en cause quelques intermédiaires (notaires, banque étrangère agissant comme trustee , etc.), qui ont été mis en examen pour complicité de fraude fiscale ou pour blanchiment de fraude fiscale. À la connaissance de votre commission d'enquête, quatre établissements bancaires font à l'heure actuelle l'objet d'une mise en examen en France en tant que personnes morales ; aucun jugement n'est en revanche intervenu.
Votre commission d'enquête s'est donc interrogée sur les moyens de renforcer et d'impliquer davantage l'autorité judiciaire, compte tenu de la spécificité du délit de fraude fiscale et des conditions particulières dans lesquelles les personnes qui s'en rendent coupables ou complices peuvent être poursuivies et sanctionnées.
A. RENFORCER LES MOYENS DE LA « POLICE JUDICIAIRE FISCALE »
En matière de fraude fiscale, les poursuites judiciaires contre les fraudeurs et leurs complices ne peuvent être engagées que sur plainte préalable de l'administration , déposée à la suite de l'avis conforme d'une commission administrative chargée de se prononcer sur l'opportunité des poursuites - la commission des infractions fiscales (CIF). C'est ce qu'on appelle habituellement le « verrou de Bercy ».
De fait, pendant longtemps, l'administration fiscale n'a transmis à la justice que des dossiers dans lesquels la fraude fiscale était avérée et pour lesquels, dans un souci d'exemplarité, il paraissait nécessaire d'ajouter une répression pénale aux sanctions fiscales déjà imposées. L'administration fiscale se trouvait, en revanche, démunie lorsque, confrontée à une fraude complexe, commise notamment par le recours à des comptes à l'étranger ou à des montages juridiques sophistiqués, elle ne disposait pas des éléments suffisants pour étayer sa procédure administrative, en amont d'une éventuelle saisine de la justice.
1. Un premier bilan plutôt encourageant de la procédure judiciaire d'enquête fiscale
Pour pallier ces difficultés, la loi de finances rectificative pour 2009 du 30 décembre 2009, adoptée dans le prolongement des décisions prises dans le cadre du G20 de Londres d'avril 2009 (voir supra ), a créé la procédure judiciaire d'enquête fiscale . Cette dernière repose sur deux éléments importants :
- d'une part, elle donne à l'administration fiscale la possibilité de saisir la justice, non plus uniquement de faits avérés de fraude fiscale, mais également en cas de « présomptions caractérisées » de l'existence d'une infraction fiscale « pour laquelle existe un risque de dépérissement de preuves » . Dans ce cas, le dépôt de plainte est examiné par la CIF sans que le contribuable ait été avisé de sa saisine ni informé de son avis. La confidentialité de la procédure est ainsi un gage de l'efficacité de l'enquête ;
- d'autre part, elle a ouvert la possibilité d'habiliter à la qualité d'officier de police judiciaire des agents des services fiscaux afin de leur permettre, sous le contrôle de l'autorité judiciaire, de réaliser des enquêtes en bénéficiant de l'ensemble des pouvoirs reconnus à la police judiciaire par le code de procédure pénale.
C'est dans ce cadre qu'a été créée la brigade nationale de répression de la délinquance fiscale (BNRDF), par décret daté du 4 novembre 2010, qui est un service mixte, composé d'officiers et d'agents de police judiciaire et d'officiers fiscaux judiciaires, doté d'une compétence nationale et rattaché à la division nationale des investigations financières et fiscales (DNIFF) du ministère de l'Intérieur.
En l'état du droit, la BNRDF est compétente pour rechercher et constater les infractions de fraude fiscale complexe (ainsi que les infractions connexes), c'est-à-dire pour lesquelles il existe une présomption caractérisée de fraude résultant :
- soit de l'utilisation de comptes ou de contrats souscrits auprès d'organismes établis dans un État ou territoire qui n'a pas conclu avec la France, depuis au moins trois ans au moment des faits, une convention d'assistance administrative permettant l'échange de tout renseignement nécessaire à l'application de la législation fiscale française ;
- soit de l'interposition, dans un de ces États ou territoires, de personnes physiques ou morales ou de tout organisme, fiducie ou institution comparable ;
- soit de l'usage d'une fausse identité ou de faux documents, ou de toute autre falsification ;
- soit d'une domiciliation fiscale fictive ou artificielle à l'étranger ;
- soit, enfin, de toute autre manoeuvre destinée à égarer l'administration.
Cette procédure semble faire la preuve de son efficacité : fin mai 2013, depuis l'entrée en vigueur de ces nouvelles dispositions, la CIF avait autorisé le dépôt de 138 plaintes en vue de la mise en oeuvre de la procédure judiciaire d'enquête fiscale, toutes confiées à la BNRDF. Ces affaires représentent des patrimoines ou des avoirs dissimulés à l'étranger évalués à plus de 800 millions d'euros .
Lors de son audition par votre commission d'enquête, Bernard Petit, sous-directeur de la lutte contre le crime organisé et la délinquance financière à la direction centrale de la police judiciaire (DCPJ) du ministère de l'Intérieur, a indiqué : « en accord avec les parquets et l'autorité judiciaire, ces 138 plaintes déposées par l'administration fiscale, à raison d'une plainte par personne physique assujettie à l'impôt, ont été regroupées en 86 dossiers judiciaires, dont chacun peut concerner plusieurs personnes liées entre elles. Sur ces 86 dossiers, 17 ont été transmis à l'autorité judiciaire après avoir été clôturés. Nous savons qu'il n'y a eu aucun classement sans suite, ni non-lieu, et sommes dans l'attente des premiers jugements. Sur les 69 enquêtes encore en cours, 55 sont diligentées sous forme d'enquête préliminaire, sous la direction d'un procureur de la République, et 14 sur commission rogatoire, sous la direction d'un juge d'instruction. Pour 50 dossiers, les présomptions de fraude communiquées par la DGFIP proviennent de la « liste HSBC Private Bank », 8 résultent de dénonciations de Tracfin, 9 cas sont des montages complexes réalisés par des professionnels du droit, et le reste est lié à des trusts, des minorations de plus-values, des dissimulations de patrimoine à l'étranger ». |
Les premiers rapports d'enquête communiqués à la DGFIP font état dans la plupart des cas de fraudes fiscales de grande ampleur, tant en termes financiers que de complexité et d'importance des montages mis en place. Les typologies de fraude rencontrées ont souvent une dimension patrimoniale : révélation de trusts dont la DGFIP n'avait pas connaissance, montage de défiscalisation abusive avec la mise en place de sociétés offshore interposées, existence de comptes à l'étranger (et pas uniquement dans des paradis fiscaux), dissimulation de plus-values, de revenus, de donations ou de patrimoines pour plusieurs millions d'euros, etc.
Pour ces affaires, la procédure judiciaire d'enquête fiscale a permis, grâce aux moyens d'investigation judiciaires (perquisitions, gardes à vue, etc.), de confirmer les présomptions de fraude et, pour certains dossiers, d'identifier les auteurs, voire les complices et co-auteurs de la fraude .
Par ailleurs, dans le cadre de cette procédure, des saisies patrimoniales de nature pénale ont été réalisées, à hauteur de 26 millions d'euros à ce jour. Les biens saisis sont très divers : contrats d'assurance-vie, biens immobiliers, véhicules de luxe, liquidités, etc.
L'intérêt de ce nouveau service d'enquête paraît donc tout à fait avéré.
Toutefois, en l'état du droit, il ne peut être saisi que sur plainte préalable de l'administration fiscale et ne peut donc diligenter d'enquête de sa propre initiative .
Le projet de loi relatif à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière, en cours d'examen devant le Parlement, devrait assouplir un peu ses conditions d'intervention :
- d'une part, il pourra être saisi dès lors qu'est présumée une fraude fiscale en bande organisée , ou commise au moyen de comptes ouverts ou de contrats souscrits auprès d'organismes établis à l'étranger, de l'interposition de personnes physiques ou morales ou de tout organisme, fiducie ou institution comparable établis à l'étranger, de l'usage d'une fausse identité ou de faux documents, ou de toute autre falsification, d'une domiciliation fiscale fictive ou artificielle à l'étranger, ou encore d'un acte fictif ou artificiel ou de l'interposition d'une entité fictive ou artificielle ;
- d'autre part, il pourra désormais également être saisi de faits de « blanchiment de fraude fiscale » , ce qui, compte tenu de la jurisprudence « Talmon » de la Cour de cassation 70 ( * ) , lui permettra d'engager des enquêtes à la demande du procureur de la République ou d'un juge d'instruction sans être liée par une plainte préalable de l'administration ( cf. infra ).
Enfin, le projet de loi prévoit d'ouvrir à ces enquêteurs la possibilité de recourir aux « techniques spéciales d'enquête », aujourd'hui prévues en matière de lutte contre la criminalité et la grande délinquance organisée, pour mieux détecter et identifier les fraudeurs et leurs intermédiaires (infiltration, sonorisation, captation de données informatiques, etc.).
* 70 Cass. crim. 20 février 2008