AUDITION DE M. JEAN-CLAUDE TRICHET, GOUVERNEUR DE LA BANQUE DE FRANCE

(mardi 16 juillet 2013)

M. François Pillet. - Monsieur Trichet, prêtez serment de dire toute la vérité, rien que la vérité : voulez-vous lever la main droite et dites « Je le jure » ?

M. Jean-Claude Trichet. - Je le jure.

M. François Pillet. - Je vous en remercie.

Je vous propose que vous preniez la parole pendant quelques instants afin de nous donner vos premières observations sur le sujet qui nous intéresse. Je passerai ensuite la parole à notre rapporteur et, s'ils le souhaitent, à mes collègues ici présents. Monsieur Trichet, vous avez la parole.

M. Jean-Claude Trichet. - Je vous remercie, Monsieur le Président, de m'avoir convié à vous rejoindre. J'ai vu que les questions que vous aviez listées tournent majoritairement autour de la crise financière mondiale que nous vivons. Ainsi, il me semble opportun d'inclure dans mes propos introductifs les leçons provisoires que je tire de ces événements. J'ai eu le privilège, un peu triste, de les vivre aux premières loges avec quelques banquiers internationaux tels que les présidents des banques centrales des grands pays avancés. Il s'agit bien, en effet, d'une crise des pays industrialisés.

J'ai quitté mes fonctions de Président de la Banque Centrale Européenne il y a seulement un an et demi. De ma propre analyse, cette crise, la plus grave des pays avancés depuis la Seconde Guerre mondiale, aurait pu être plus grave encore si certains dispositifs extrêmement audacieux n'avaient pas été pris par les banques centrales et les gouvernements. Je crois cependant que nous avons vécu, et vivons encore, des événements d'une gravité absolument exceptionnelle.

Les causes de cette crise sont certainement multiples. Je note évidemment une dérégulation financière généralisée. Née aux Etats-Unis, elle s'est ensuite étendue à l'ensemble de l'économie mondiale. Elle reposait sur l'idée que les marchés étaient capables d'identifier l'optimum. Il s'agit là de la théorie des marchés efficients, qui est paradoxalement sortie renforcée par le passé lors de la crise des « dot.com » . En dépit d'un impact considérable dans divers domaines, l'explosion de la bulle financière n'a alors eu aucune conséquence grave sur l'ensemble du système financier ou sur l'économie réelle. Ainsi, cette crise a été facilement digérée. Elle a pu même renforcé dans l'esprit de beaucoup d'économistes le sentiment que le système était beaucoup plus résilient que nous ne le pensions.

La « procyclicité » constitue une seconde dimension de la crise financière. Il s'agit de l'amplification des bulles et leur éclatement en fonction d'un certain nombre d'éléments. Les agences de rating ainsi que les règles comptables notamment jouent un rôle procyclique important. Elles amplifient ce que nous savions être au coeur des oscillations des économies réelles et financières : la spéculation, les « esprits animaux » décrits par Keynes ainsi que les progrès technologiques. Ces derniers ont permis de transmettre des informations extrêmement complexes en temps réel et à moindre coût. Ainsi, les grandes structures financières ont pu vivre en symbiose avec des machines. Nous n'avons pas encore pleinement mesuré les conséquences de ce phénomène expérimental. Au compte de ces causes multiples, j'ajoute la conversion et l'interconnexion de l'ensemble des très grandes économies mondiales. Je ne parle pas seulement des pays avancés : la Chine et l'ensemble du bloc de l'Est ont également créé certaines caractéristiques de l'économie financière internationale. Ces causes multiples ont créé la menace d'un effondrement systémique.

Je vous propose une étude de la crise en trois temps. Le premier est la crise des subprimes . Nous avons découvert la médiocrité de certaines valeurs négociables réputées très bonnes. Je pense que nous pouvons dater le début de cette crise au 9 août 2007. A cette date, voyant que notre marché monétaire ne fonctionnait plus, les banques européennes ont décidé de fournir une liquidité illimitée à un taux fixe de 4 %. Il s'agissait de la première décision dite « non standard ». Le premier épisode s'achève le 15 septembre 2008, lorsque Lehman Brothers dépose le bilan.

Face à l'extrême gravité de ce second épisode, le système financier menace de s'effondrer, non pas parce que Lehman Brothers avait d'innombrables canaux de communication avec l'ensemble du marché mais parce que l'ensemble des institutions financières mondiales ont pensé, au même instant, que si une grande banque de Wall Street pouvait déposer le bilan, toutes le pouvaient. Elles ont alors cherché à rendre liquides l'ensemble de leurs actifs et à changer l'horizon de leurs investissements. Elles ont pris toutes les mesures afin de se prémunir contre la défaillance de leurs partenaires. La simultanéité et l'ampleur mondiale de ces actions ont nécessairement eu des conséquences. Au sein des banques centrales, nous avons observé une menace d'effondrement extrêmement grave qui n'a pu être évité que grâce à la prise de décisions très audacieuses. Ces dernières ne correspondaient à l'évidence pas à ce que nous pouvions imaginer en des circonstances plus normales. Elles ont évité l'effondrement du système et, ainsi, ce qui aurait selon moi été une dépression plus grande que celle de 1929 compte tenu de la rapidité de la contagion. Dans l'ensemble des pays avancés, nous n'avons pas connu de grande dépression mais une grande récession. J'ai mentionné les banques centrales ; je dois également mentionner les gouvernements. Nous l'avons oublié mais ces derniers se sont mobilisés de façon tout à fait considérable. Nous devons avoir en tête les ordres de grandeurs. La majorité des pays européens a dû mobiliser des engagements considérables pour leurs contribuables, à hauteur de 25 à 50 % de leur PIB. La France a mobilisé 18,6 % de son PIB tandis que pour les plus menacés, la somme s'élevait à plusieurs centaines de pour cent. Lorsque la crise a atteint sa plus grande intensité, tous les chefs d'Etat et de gouvernement des pays avancés ont expliqué que des dépôts de bilan d'entreprises systémiques étaient inenvisageables au sein de leur pays. Le système ne s'est pas effondré car ils ont été crus. Cette prise de risque « politique » représentait plusieurs centaines de pour cent du PIB. Il s'agissait en effet d'une garantie générale donnée à des institutions financières dont les bilans représentent un ou plusieurs PIB.

La situation actuelle est complètement différente. L'ensemble des mesures prises a permis d'aboutir à un système plus solide et plus résilient. Nous devons bien sûr rester vigilants. Nous sommes en présence de mécanismes qui doivent encore être expérimentés. Le sentiment de confiance actuel a cependant permis de changer de paradigme. Nous entrons dans une logique de réflexion et de prise de décisions internationales. Désormais, si une entreprise financière a des problèmes, le contribuable doit être protégé. Nous devons organiser la liquidation de l'entreprise ou son redémarrage sur des bases saines. Dans les deux cas, le contribuable arrive en dernier ressort. La perspective est donc complètement différente. Les décisions qui viennent d'être prises en Europe reposent sur des concepts internationaux discutés à l'échelon mondial, dans le cadre du G20 ou du Conseil de stabilité financière. Votre commission travaille dans ce contexte de supervision bancaire au niveau européen.

Le dernier point important est la proposition de la commission portant sur l'institution d'un mécanisme d'examen de redémarrage ou de liquidation des institutions bancaires européennes. La proposition, qui ne fait pas consensus, sera examinée avant la fin de l'année.

Monsieur le Président, j'interromps là mes propos introductifs. Je suis bien sûr prêt à répondre à vos questions.

M. François Pillet. - Je vous remercie pour ces propos. Je passe la parole à Eric Bocquet.

M. Eric Bocquet. - Monsieur Trichet, je vous remercie pour la richesse et la clarté de votre introduction. Vous évoquez « le système que nous avons créé » : qui entendez-vous par « nous » ? Vous citez par ailleurs de nombreuses causes à l'origine de la crise. Pourtant, vous n'évoquez pas le monde de l' offshore , au coeur de nos préoccupations : est-ce parce qu'il n'a selon vous aucune responsabilité dans cette crise ?

M. Jean-Claude Trichet. - Par « nous », j'entends la communauté internationale. Je n'identifie pas de responsable particulier. Depuis la Seconde Guerre mondiale, nous avons assisté à une évolution extraordinaire des technologies ainsi que de l'économie et de la finance internationalisées. Ce phénomène est fondamental. La très large partie du monde récemment convertie à l'économie de marché, fait partie du « nous ». Nous devons nous garder d'identifier un bouc émissaire qui disculperait tous les autres acteurs. Chacun a sa responsabilité. Le monde était tellement certain d'être solide et résilient que lorsque les deux directeurs généraux successifs du FMI ont été nommés, il leur a été dit : « Le monde est désormais suffisamment solide pour que nous n'ayons plus besoin du FMI pour aider les pays : les marchés financiers privés pourront les financer ». Cette croyance, finalement extrêmement naïve, était partagée par tous, indépendamment de leur sensibilité. Je me permets de dire, avec prudence, que les seules institutions qui continuaient à prêcher une certaine sagesse, étaient généralement les banques centrales. Durant pratiquement toute ma carrière, j'ai été considéré comme trop prudent. Cette analyse ne s'est retournée qu'avec le déclenchement de la crise. Auparavant, « l'accommodation » et l'ouverture d'esprit étaient quasi unanimement prisées.

Je n'ai pas mentionné l' offshore comme l'une des causes principales de la crise car je considère qu'il s'agit d'un élément parmi d'autres. J'aurai pu le mentionner. Au-delà de l' offshore , la négligence générale en matière de réglementation et de contrôle est importante. L' offshore m'apparaît comme l'un des points d'application particulièrement dangereux de cette négligence. Je distingue trois concepts autour de ce thème. Le premier est l' offshore en tant qu'entité se prêtant au blanchiment d'argent et au financement du terrorisme. Ces deux activités sont criminelles. La communauté internationale s'est penchée sur ce sujet en 1989 lors du sommet des pays industrialisés. J'intervenais à l'époque en tant que négociateur. Nous avons alors créé le GAFI auprès de l'OCDE. Son objectif est de combattre le terrorisme et le blanchiment d'argent. Le GAFI a été le premier point d'application universelle. S'il n'était pas dirigé uniquement sur l' offshore, il s'impliquait particulièrement dans les pays appliquant le moins les règles internationales visant notamment à combattre ces deux activités. Un second élément est intervenu plus tard : la lutte contre l'évasion et la fraude fiscales. Une partie du délit de fraude est traitée dans la lutte contre le blanchiment d'argent. L'évasion fiscale n'a quant à elle été que récemment reconnue par la communauté internationale comme un problème important. Le dernier point, absolument essentiel, est apparu avec la crise : l'universalisation des règles de prudence à toutes les entités mondiales, y compris aux places offshore . La crise a renforcé ces deux derniers points, le premier remontant lui au début des années 1990.

M. Eric Bocquet. - Vous étiez à la tête de la BCE au début de la crise. Avez-vous été surpris par sa survenance puis son ampleur ou aviez-vous perçu des signes avant-coureurs de ce risque potentiel ?

M. Jean-Claude Trichet. - J'ai eu le privilège de présider certaines des réunions des banquiers centraux. Je rendais régulièrement compte de ces réunions qui n'étaient pas particulièrement suivies par la presse internationale. Elles permettaient cependant de faire le point sur la situation. En 2006 et 2007, cette communauté de banquiers centraux estimait que les risques pour l'économie internationale étaient sous-estimés. Nous voyions des marges, une volatilité ainsi que des primes de risques extrêmement faibles. Elles dénotaient une appréciation extrêmement optimiste des risques de la part de l'ensemble de l'économie financière internationale. Nous considérions qu'il était de notre devoir de le signaler. En janvier 2007, j'ai fait la Une du Financial Times en mettant en garde contre cette sous-estimation.

La crise des subprimes nous est apparue, à certains de mes collègues et à moi-même, comme le début de la correction nécessaire. Nous avons d'ailleurs observé, en une journée, une augmentation relativement considérable des marges et des primes de risques. Durant l'année qui a suivi, nous avons assisté à de nombreuses corrections sur les marchés. Les premières graves évolutions d'institutions sont alors apparues, au sein de Bear Stearns, Freddie Mac, Fannie Mae et Lehman Brothers. Nous étions en présence d'un système potentiellement instable. Je ne crois pas qu'une seule institution ultra-lucide pouvait estimer que nous allions expérimenter une menace grave et immédiate d'effondrement du système. Lorsque la décision a été prise de lâcher Lehman Brothers, nous avons, au sein de la BCE, soutenu ce choix. Cela n'a pas été le cas partout dans le monde. Dans beaucoup d'analyses, la résilience du système était surévaluée. Je l'ai dit précédemment : si le système semble moins fragile qu'auparavant, nous ne devons cependant pas être complaisants puisque nous ne connaissons pas avec certitude la solidité du système mondial actuel. Les succès prodigieux que nous avons connus au niveau mondial comportent des contreparties. Ainsi, nous explorons des territoires encore inconnus.

M. François Pillet. - Vous évoquiez l'extrême rapidité des décisions sur le marché, favorisée par les nouvelles techniques de communication. Le progrès technique sert-il la vie économique ou la spéculation ?

M. Jean-Claude Trichet. - Les autorités prudentielles et les banques centrales doivent se poser cette question en permanence, particulièrement dans ce contexte de trading à haute fréquence où les fractions infinitésimales comptent pour gagner en efficacité. Nous explorons des territoires totalement nouveaux. La quasi-totalité des acteurs en vient à réfléchir à un déplacement de quelques centaines de mètres afin d'être plus proche de la machine centrale faisant fonctionner un marché pour gagner ainsi le temps que la lumière met à parcourir cette distance. Nous ne pensions pas avoir à expérimenter de tels phénomènes. Nous devons tenter de maîtriser au mieux les avancées technologiques, le problème étant que dès qu'une technologie nouvelle apparaît elle est adoptée sans évaluation préalable. Je ne peux répondre à votre question ; comme les langues d'Esope, la technologie est capable du meilleur comme du pire.

M. François Pillet. - Pensez-vous que les grands acteurs financiers confisquent régulièrement l'information ? Le cas échéant, les superviseurs sont-ils en mesure de remédier à cette situation ?

M. Jean-Claude Trichet. - Je pense que, pour les superviseurs du monde entier, le réveil brutal de la crise a été extraordinairement utile. Certains ne se déplaçaient pas pour contrôler les entités financières. Ils se contentaient de regarder les éléments envoyés par les banques et les institutions financières et se reposaient sur les éventuels rapports d'audit. La crise a totalement balayé cette conception de la surveillance prudentielle. Désormais, la supervision implique nécessairement de se déplacer et d'interroger tous les acteurs afin de se forger une idée aussi fidèle que possible de la culture et de la pratique par l'entité de sa propre activité. Cette démarche fait désormais partie des bonnes pratiques et ne souffre d'aucune contestation. Sous le choc de la crise, l'exercice de la surveillance prudentielle a dramatiquement changé.

M. Michel Becot. - Pourquoi le gouvernement américain a-t-il laissé tomber Lehman Brothers ? Selon vous, comment peut-on lutter efficacement contre les places offshore qui nous posent tant de difficultés ?

M. Jean-Claude Trichet. - La question de l'attitude du gouvernement américain est extrêmement importante. L'ensemble de la démocratie américaine s'y est d'ailleurs penchée. Je vais vous donner ma propre interprétation des faits.

Lehman Brothers est la quatrième entité que j'évoquais tout à l'heure. La première était Bear Stearns. Elle a pu être sauvée par une intervention privée, considérablement favorisée par les autorités américaines. Il y avait alors eu consensus au sein de l'administration et de la banque centrale face à la gravité de la situation et à l'important risque de contagion. La reprise, bien que privée, avait tout de même été très critiquée. Beaucoup d'Américains considèrent en effet que le propre de l'économie de marché est l'abandon des mauvais gestionnaires. Le débat public avait fortement critiqué l'administration.

Par la suite, Freddie Mac et Fannie Mae, deux entités spécialisées dans le financement du logement, ont également connu d'importantes difficultés. Si Bear Stearns était une banque d'investissement réputée conservatrice, les deux suivantes correspondaient à une sensibilité opposée, spécialisées dans le logement des plus pauvres. L'administration américaine a dû se mobiliser pour sauver ces deux entités. Leur disparition aurait été absolument abominable. La mobilisation d'argent public a été considérée comme très critiquable. Le débat portait sur l'utilisation de l'argent du contribuable afin d'empêcher l'effondrement d'entités mal gérées. En simplifiant outrageusement, je dirais que les critiques de gauche d'une part, et de droite d'autre part, ont convergé.

Lehman Brothers arrive suite à ces trois expériences et aux critiques qui ont suivi. Pour cette quatrième entité, aucune solution privée n'est apportée. Je pense que l'exécutif américain a estimé qu'il devait arrêter cette série de sauvetages très critiqués dont il ignorait quand elle prendrait fin. En effet, si Lehman Brothers avait été sauvé, l'exécutif aurait dû faire de même pour AIG et d'autres. Une rationalisation a posteriori , montre que nous avions face à nous un risque systémique majeur. L'arrêt de l'effondrement séquentiel du système devait lui-même être de nature systémique ; il ne pouvait se limiter à une série ininterrompue de sauvetages. Effectivement, les conséquences redoutables du dépôt de bilan de Lehman Brothers sur l'ensemble du système, ont amené l'exécutif américain à présenter le programme TARP devant arrêter l'effondrement systémique. Le refus, dans un premier temps, de ce programme par le parlement américain démontre à quel point l'élite américaine était inconsciente de la gravité des événements.

Rétrospectivement, nous voyons que ces sauvetages ont été critiqués puisque l'opinion ignorait que l'ensemble du système était en cause. Lorsqu'il est apparu, après notamment l'effondrement des valeurs boursières, que le risque systémique se transformait en véritable sinistre, le programme TARP a été voté par le Congrès des Etats-Unis. Il s'agissait là de la première grande opération d'arrêt de la menace d'effondrement. Je me suis concentré sur les Etats-Unis mais l'ensemble des pays avancés ont dû faire face à des défis de même nature, dans des conditions aussi difficiles.

Mme Marie-Hélène des Esgaulx. - Monsieur le Gouverneur, j'ai bien entendu vos propos relatifs à la supervision prudentielle. Parallèlement à cela, je tiens à dire que nous sommes un certain nombre dans cette commission à être extrêmement surpris par le nombre de filiales dont disposent les banques. BNP Paribas par exemple, possède 300 filiales. Nous suspectons un manque évident de transparence. En effet, je crois comprendre que le contrôle porte sur les comptes consolidés. Les opérations ne sont donc pas vérifiées. Il nous a d'ailleurs été dit qu'il était territorialement impossible d'accéder aux opérations réalisées à l'étranger. Quel est votre avis sur cette situation ? Il s'agit selon moi d'une question fondamentale.

M. Jean-Claude Trichet. - Cette question est effectivement très importante. Je sais que votre commission se concentre sur l' offshore . Cependant, le problème se pose pour tous les pays. Certains Etats européens tels que le Luxembourg ou l'Autriche sont moins coopératifs que d'autres, particulièrement dans le domaine fiscal. Quelques toutes petites entités disposent d'une position particulière en raison de leur complaisance à l'endroit du financement criminel ou de la fraude fiscale. Mais, nous devons admettre que le problème est beaucoup plus général que l' offshore au sens stricto sensu . Le problème est bien évidemment important puisqu'il regroupe la plus grande partie des juridictions non coopératives. Je vous l'ai dit, nous ne devons pas être complaisants. Cependant, l'invention en 2009 du concept de juridiction non coopérative dans les trois dimensions, criminelle, fiscale et prudentielle ainsi que la création du GAFI en 1989 démontrent qu'un consensus émerge. Des outils de contrôle existent. Le reste relève de l'énergie et de la détermination des pays. La publication régulière de la liste des Etats n'appliquant pas les standards internationaux, couplée à une demande de la communauté internationale de leur mise en place, soulignerait cette détermination.

En réponse aux problèmes de filiales que vous soulevez, il faut savoir que beaucoup de pays souhaitent être maîtres chez eux et ce, pas nécessairement dans le but de pratiquer des fraudes, une évasion fiscale ou des activités criminelles. Ces pays peuvent alors exiger des filiales afin que leur autorité prudentielle exerce le contrôle. Nous revenons à ce que je viens de dire : nous devons disposer, partout dans le monde, de standards communs contrôlés par une entité responsable au niveau de l'économie internationale.

M. Yvon Collin. - Je vous remercie Monsieur le président d'éclairer notre commission de votre compétence et de votre expérience. En tant qu'observateur privilégié, pourriez-vous nous dire qu'elles sont les zones de plus forte opacité financière ? Dans ses recommandations relatives à l'assainissement des finances publiques, la BCE a-t-elle eu l'occasion de mentionner des mesures destinées à harmoniser les prélèvements obligatoires ou à lutter contre la concurrence et l'évasion fiscales ? Enfin, et même si cela n'est pas directement lié à notre commission, pensez-vous que l'euro est définitivement hors de danger ?

M. Jean-Claude Trichet. - Nous vivons, sur une longue période, une transformation du monde. Les entités obscures dissimulant leurs activités préoccupent la communauté internationale depuis 1989. Ce processus va, me semble-t-il, formidablement s'accélérer à cause de la crise que nous venons de connaître. Les lieux de forte opacité se trouvaient indéniablement dans certaines places offshores . Elles faisaient commerce de cette absence de transparence, certes, auprès des personnes pratiquant l'évasion fiscale mais également et particulièrement, auprès de celles ayant des activités criminelles. Certains pays avancés parfaitement respectables considéraient que l'opacité fiscale faisait partie de leur culture. Les pratiques de ce genre disparaissent depuis peu et extrêmement rapidement ; il faut s'en féliciter. En dehors de l'Europe, beaucoup de pays se prêtent encore à cette obscurité. Je n'établirai pas de liste même si, je l'ai dit, je souhaiterais qu'il en existe une sur les pays dont nous considérons qu'ils constituent une juridiction non-coopérative.

Concernant l'assainissement des finances publiques, j'ai demandé que le traité soit respecté. La BCE ne prétend pas inventer ni la loi, ni la législation secondaire. J'ai énormément regretté que le pacte de stabilité et de croissance ne soit pas appliqué. Durant toute ma vie professionnelle, j'ai expliqué l'importance de ce pacte. Nous avons en effet été très audacieux en établissant une monnaie unique. Celle-ci nécessite cependant un cadre. Cela n'allait malheureusement pas de soi, notamment en France, en Allemagne ou en Italie. Ma première bataille en tant que Président de la BCE a consisté à rompre des lances pour le pacte de stabilité et de croissance. Le respect même des règles fixées a été difficile.

Je sais que notre pays est attaché à l'harmonisation des fiscalités et des prélèvements obligatoires. Cependant, je crois qu'il existe un malentendu. Le niveau de la fiscalité dépend du niveau de dépense jugé approprié par le pays. Nous ne pouvons pas forcer un Etat qui souhaite peu dépenser, à disposer de gigantesques excédents budgétaires sur l'autel de l'harmonisation fiscale. De la même manière, nous ne pouvons imposer à un Etat souhaitant dépenser une importante part de son PIB un déficit permanent. J'insiste sur ce point : nous ne pouvons traiter l'harmonisation des recettes fiscales sans traiter l'harmonisation des dépenses. Je sais que ces propos sont impopulaires. La France est, au sein de la zone euro, le pays dont les dépenses publiques en proportion du PIB sont les plus élevées. Cette position n'est pas dans les chromosomes français. Lors du choc pétrolier de 1973, nos dépenses publiques étaient inférieures à celles de l'Allemagne et du Royaume-Uni. L'évolution de notre pays, presqu'à son insu, nous place dans une position beaucoup plus défavorable pour la croissance et la création d'emplois. La Suède a connu une évolution similaire. Le montant de ses dépenses publiques en proportion de son PIB a même été supérieur au nôtre. Pourtant, grâce à ses efforts, elle a pu abaisser de 10 % ses dépenses publiques, améliorant ainsi sa situation.

Dans votre dernière question, vous utilisez sans doute le terme « euro » en pensant à l'intégrité de la zone euro. L'euro en tant que monnaie a prouvé sa capacité à se protéger contre la crise. La seule remarque émise à son égard est qu'il est trop solide. Depuis le début de la crise, il a constamment préservé son propre crédit ainsi que la confiance que nous avons en lui. Depuis le 9 août 2007, l'euro est resté très solide. Je ne dis pas qu'il a été trop solide ; il a rempli la tâche qui lui avait été confiée par les démocraties européennes. La BCE devait préserver la stabilité des prix : cela a été fait puisque sur quatorze ans, la hausse des prix s'est élevée à 2,3 % dans l'ensemble de la zone. Ce résultat explique la stabilité monétaire tout au long de la crise. Si votre question est « La zone euro, dans son intégrité, va-t-elle demeurer ? » , je vous réponds que cela n'était pas le sentiment de l'ensemble des observateurs après le troisième épisode de la crise. Cependant, le sentiment général des observateurs depuis un an est que quatre éléments ont joué un rôle majeur dans la stabilisation de l'intégrité de la zone euro. Le premier est que les pays auparavant très mal gérés ont réalisé d'énormes progrès. La balance des paiements courants des cinq pays attaqués est désormais pratiquement à l'équilibre. Le deuxième tient dans l'important renforcement de la gouvernance économique et budgétaire de la zone. Le troisième est la démonstration qu'aucun pays ne souhaitait expulser ceux en difficulté. Enfin, l'action de la BCE a joué un rôle. Nous avons démontré à deux reprises que nous pouvions intervenir sur les valeurs du Trésor afin d'assurer l'efficacité de la politique monétaire dans l'ensemble de la zone. Cette intervention pouvait se faire en cas, d'une part, de conditionnalité appropriée et d'autre part, de solidarité de l'ensemble de la zone. Ces quatre raisons expliquent que, vu du reste du monde, l'intégrité de la zone euro paraît solide. Son élargissement à 18 pays le démontre. Tous les problèmes ne sont bien évidemment pas réglés. Nous sommes selon moi au milieu du gué mais nous prouvons notre résilience à tous ceux qui pensaient que la zone était extrêmement fragile. J'entends par « nous », l'ensemble des Européens de la zone euro.

M. François Pillet. - Monsieur Strauss-Kahn, lorsque nous l'avons auditionné, a estimé que ce n'était pas le système bancaire qui avait failli mais les hommes. Pensez-vous également que le système bancaire ne mérite aucune amélioration car seuls les hommes le font déraper ? Si vous ne le pensez pas, que préconiseriez-vous aux niveaux européen et français ?

M. Jean-Claude Trichet. - Je ne sais pas si la métaphore de l'automobile est appropriée. Votre interlocuteur voulait certainement dire qu'il ne fallait pas faire de l'industrie bancaire un bouc émissaire. Je suis entièrement d'accord avec ce point de vue. Le système tout entier a prouvé une faiblesse inacceptable. Tout, sans exception, doit être amélioré. Avec une très grande force, la communauté internationale est d'ailleurs intervenue auprès des banques : nous avons incroyablement renforcé les exigences en capital ; nous avons généralisé les ratios de leviers entre le capital et l'ensemble des bilans ; nous avons multiplié les exigences à leur égard notamment en renforçant considérablement la surveillance prudentielle. Les institutions de surveillance des établissements bancaires de tous les pays du monde ont été transformées. En Europe par exemple, la BCE se voit confier de nouvelles responsabilités. La communauté internationale a diagnostiqué la nécessité de renforcer les banques et les infrastructures de marchés ainsi que le besoin d'exigences à l'encontre des dérivés. Nous commettrions une grave erreur en faisant des banques un bouc émissaire. Il est en revanche parfaitement légitime et nécessaire de renforcer l'ensemble des banques et des institutions. Ces dernières doivent bien sûr être traitées de manière égalitaire. Nous ne devons plus nous livrer à des compétitions afin d'identifier quel Etat sera le plus laxiste ou le plus complaisant en vue d'obtenir certains marchés.

Je crois que l'une des erreurs de la France est d'oublier que le système financier finance l'économie. Sans financement, il ne peut y avoir ni croissance, ni emploi. Ainsi, nous devons être attentifs à ce que le système fonctionne le mieux possible. Si le système financier est pointé comme bouc émissaire, nous risquons de tuer l'un des éléments de la prospérité. J'ajouterai que l'emploi dans le secteur financier des pays avancés est un enjeu très important. Il est nécessaire de posséder la meilleure surveillance prudentielle, inspirant aux entités la plus grande confiance possible dans les places financières. Je plaiderai volontiers pour les places de la zone euro, considérant que le monde de l'industrie financière est un enjeu considérable pour sa prospérité.

M. Eric Bocquet. - Ma dernière question porte sur le financement de l'économie réelle par les banques, dont la part est en régression. Vous parlez de nouvelles responsabilités de la BCE. Incluent-elles une réflexion sur les problèmes posés par l' offshore ? Dans notre quête de recettes nouvelles, nous aurions tort de ne pas nous intéresser à celles de l'évasion fiscales.

M. Jean-Claude Trichet. - La fiscalité n'est du ressort ni de la BCE, ni des autorités prudentielles. La BCE va certainement avoir l'autorité prudentielle unique de la zone euro très près d'elle. Les deux ne se confondent cependant pas. La fiscalité est réellement du ressort des gouvernements. A ma connaissance, la BCE n'a jamais essayé de se saisir d'un dossier de fiscalité ex nihilo. Si elle venait à être consultée, elle ne manquerait cependant pas de donner son sentiment. Les gouvernements prennent en charge la lutte contre l'évasion fiscale et ce de manière accrue depuis la crise. En tant que banque centrale, nous sommes impliqués dans les opérations de lutte contre la criminalité organisée incluse dans l'action du GAFI. La surveillance prudentielle fera également partie des responsabilités de la BCE. Sur le plan fiscal, il revient aux gouvernements d'organiser leur propre coopération, dans le cadre de l'OCDE et du Forum mondial. Le concept de juridiction non coopérative est certainement le concept adéquat afin de ne pas brouiller le message et d'être clair vis-à-vis des pays concernés, au-delà des places offshore .

M. François Pillet. - Monsieur le Gouverneur, je vous remercie, au nom de notre commission, pour la profondeur, la précision ainsi que la pédagogie de vos propos.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page