LECTURES

Aimé Césaire, du natal à l'universel - Un parcours de la pensée et de l'action du poète

Lecture par Daniel Maximin, Écrivain

Textes dits par

Marie-Noëlle Eusèbe, Comédienne
Mylène Wagram, Comédienne

Fort de France, avril 1941. Aimé Césaire a alors 28 ans et trois enfants.

La comédienne Mylène Wagram donne lecture d'un extrait de la présentation de Tropiques.

Tropiques est une revue publiée en 1941 à Fort-de-France rédigée par un groupe de jeunes professeurs : Suzanne Césaire, Aimé Césaire, René Ménil, Georges Gratiant, Aristide Maugée. Césaire est encore méconnu, tout comme son ouvrage Le Cahier d'un retour au pays natal dont il offrira un tiré à part à André Breton en 1941 lors de son passage en Martinique . Sa publication en 1947 en fera l'un des plus grands textes poétiques du siècle.

Dès ses premières paroles, tout est dit. « Nous », « le plus petit canton de l'univers », « ville plate », « foule bavarde et muette » . Heureusement, la poésie fera prendre conscience à Césaire qu'il s'est trompé. Derrière cette foule bavarde et muette se trouvent des hommes et des femmes « debout et libres ». Tellement debout qu'ils ont la prétention de sauver le monde. Toute sa vie, Césaire sera à la fois l'enfant du « plus petit canton de l'univers » et une personne persuadée que tout ce qui se passe de valable aux Antilles doit concerner l'univers tout entier.

Beaucoup plus tard, à 67 ans, il écrit encore : « C'est le sentiment que j'ai des Antilles : comme c'est rien, comme c'est fragile, comme c'est à la limite du néant et en même temps, paradoxalement, de la somme même de ces handicaps, naît un petit peu le sentiment d'une certaine élection. Comme si ces débris n'étaient pas des débris quelconques et que peut-être confusément de là naîtra le monde de demain. Autrement dit, le rien, le plus infime canton de l'univers, le microcosme le plus insignifiant, un point ou des points sur l'océan, mais aussi paradoxalement à partir desquels peut-être peut renaître le monde ».

Tout Césaire est là. En avril 1941, Hitler a gagné et un jeune Martiniquais se lève pour dire : « Nous participerons à la reconquête de la liberté » . Le fameux nous que le cahier a mis tant de temps à faire advenir : « Nous, nous sommes debout et libres ».

Dans le même temps, à 26 ans, Suzanne Césaire écrit : « Il s'agit au contraire d'une mobilisation de toutes les forces vives mêlées de cette terre où la race est le résultat du brassage le plus continu : il s'agit de prendre conscience du formidable amas d'énergies diverses que nous avons jusqu'ici enfermées en nous-mêmes. Nous devons maintenant les employer dans leur plénitude, sans déviation et sans falsification. Tant pis pour ceux qui nous croient des rêveurs. La plus troublante réalité est la nôtre. Nous agirons. Cette terre, la nôtre, ne peut être que ce que nous voulons qu'elle soit ».

Suzanne et Aimé : le nous est là, celui de leur grand amour, mais également celui des Antilles. La solitude, dans laquelle tout a été fait pour installer les Antillais, aboutit à la première grande conscience d'une solidarité. Reste à trouver les modalités de cet engagement. Une seule parole est essentielle : la poésie.

Marie-Noëlle Eusèbe donne lecture d'un extrait de « Maintenir la Poésie » (1944).

« Tant pis pour ceux qui nous prennent pour des rêveurs » , nous dit Suzanne Césaire. Son frère Damas lui avait dit « les murs offrent quelque chose d'extrêmement puissant, ce sont les graffitis » La poésie est vitale ; elle reste et permet d'aller jusqu'à la lutte pour la liberté.

Nous connaissons Césaire, l'homme politique qu'on est venu chercher en 1945 en raison de son aura. Les nouvelles générations ont pleinement conscience de la nécessité d'instaurer un nouveau monde après le cataclysme du nazisme. Cette nécessité exigeait des hommes et des engagements nouveaux. L'engagement d'un homme qui, en 1942, rédige des poèmes parfois obscurs, incompréhensibles car censurés, a été rendu possible par cette nécessité de sauver le monde.

Césaire entre en poésie puis en politique dès 1943. Il a alors 30 ans et quatre enfants. Il écrit le premier grand texte politique que nous connaissons de lui.

Marie-Noëlle Eusèbe et Mylène Wagram donnent lecture d'un extrait de « Panorama » issu de la revue Tropiques (1943).

Voici le programme politique du jeune homme, deux ans avant que l'on vienne le chercher, afin de devenir maire de Fort-de-France et député. Tout est dit, inscrit. Le politique doit aller jusqu'au prophétique. La poésie fera la prophétie. L'engagement de Césaire n'est pas contradictoire avec la poésie. Il a découvert l'existence d'un peuple martiniquais.

Suzanne achève ce Panorama . Quelle preuve plus grande de ce nous que la confusion des textes entre ces deux êtres et entre ces Martiniquais qui se sont trouvés ?

Le peuple n'est ni bavard, ni muet, mais debout et libre. C'est lui qui conduira Césaire à l'Assemblée nationale. Jamais plus ne reviendra l'image du peuple couché, mais l'image du peuple debout : la vocation du politique est d'accompagner cette verticalité.

Césaire devient député-maire. Le 29 décembre 1945, à 33 ans, il prononce son premier discours à l'Assemblée nationale constituante, dans le cadre de l'examen du budget des colonies (dépenses civiles).

Mylène Wagram donne lecture du premier discours d'Aimé Césaire à l'Assemblée nationale.

« Bâtir », « édifier », « verticalité » . Dès ce premier engagement de l'homme politique qui, au-delà du discours poétique parle d'économie et de société, apparaît un enracinement dans le politique qui perdurera toute sa vie.

À 70 ans, Césaire nous le précisera : « Il est facile de dire que la politique m'a détourné de l'essentiel, que j'ai perdu beaucoup de temps, que pendant près de 40 ans, je me suis occupé, sans être de nature essentiellement politicienne, de la chose publique, il doit bien y avoir une raison secrète. Alors, finalement, si j'y suis resté, si je l'ai fait, c'est parce que j'ai sans doute senti que la politique était quand même un mode de relation avec cet essentiel qu'est la communauté à laquelle j'appartiens. Alors ça, c'est la reconnaissance que j'ai envers la politique parce qu'à aucun moment, je n'ai pu, je n'ai cessé même une seconde de penser que je suis de cette communauté-là, que je suis des Antilles, que dis-je, que je suis de Trénelle, que je suis de Volga-Plage, que je suis de Texaco, que je suis l'homme du faubourg, que je suis l'homme de la mangrove, que je suis l'homme de la montagne. Et la politique a maintenu vivant ce lien et vivante cette relation. »

C'est au nom de ce lien avec cette communauté que l'homme politique Césaire mènera, après la bataille pour la liberté, la bataille pour l'égalité. Celle-ci passe par la demande d'égalité sociale et économique à travers la départementalisation. Césaire sera le rapporteur de cette loi.

Mylène Wagram donne lecture d'un extrait du discours d'Aimé Césaire à l'Assemblée nationale constituante, le 12 mars 1946, lors du débat sur les propositions de loi tendant au classement de la Guadeloupe, de la Martinique, de La Réunion et de la Guyane française comme départements français.

À l'heure où le Tiers-monde veut se libérer des puissances coloniales, Césaire et les Antillais demandent que la République elle-même se décolonise et que la citoyenneté si durement conquise aboutisse à l'égalité sociale. Voilà un énorme défi. « Tant pis pour ceux qui nous prennent pour des rêveurs » disait Suzanne Césaire.

Césaire réalise que, pour mieux décoloniser la République, il faut décoloniser la Martinique. « Les spécialistes de la Martinique, ce sont les Martiniquais », rappellera puissamment son alter ego en politique, Pierre Aliker, le jour de ses obsèques nationales.

En 1961, alors qu'il a 48 ans et six enfants, Césaire prononce ce discours à l'Assemblée nationale.

Mylène Wagram donne lecture du discours d'Aimé Césaire à l'Assemblée nationale le 18 juillet 1961, dans le cadre de la discussion d'un projet de loi sur le régime foncier des départements d'outre-mer.

Explosions sociales de 1960 à 1980, répression politique : Césaire intervient ; il intervient sur les expulsions et les arrestations en Guadeloupe et en Martinique. La question de l'indépendance se pose auprès des nouvelles générations. Césaire affirme : « L'indépendance n'est pas une fin, mais un moyen » . Que cela signifie-t-il pour celui qui dit également : « L'heure de nous-même a sonné » ? À ce moment-là, déjà, Césaire a accompagné par ses oeuvres et discours l'émancipation de quasiment l'ensemble du Tiers-monde.

Mylène Wagram donne lecture du discours d'Aimé Césaire à l'Assemblée nationale, le 10 juin 1980, à l'occasion du débat sur la déclaration du Gouvernement sur les départements et territoires d'outre-mer.

Mais il ne faut pas croire que le poète a disparu. La poésie, au-delà des discours, reste « la parole essentielle ».

Marie-Noëlle Eusèbe et Mylène Wagram donnent lecture du poème « Hors des jours étrangers » (1960).

Ce poème est sans doute le poème politique de Césaire le plus lu dans le monde. En écrivant sur l'emprisonnement et la révolte en Martinique, il avait ajouté « fini la fête, ni préfet, ni préfète » avant de rayer ces termes, considérant que le texte ne devait pas uniquement porter sur l'actualité seule de la Martinique. Césaire conserve la posture que ce qui vaut pour la Martinique, vaut pour le Tiers-monde.

La poésie est toujours présente. Le théâtre l'est également. Lorsque nous sommes Martiniquais, lorsque nous voulons nous libérer, il existe la tentation de faire comme la montagne Pelée : tout faire sauter, puis rester et peser sur le destin des Martiniquais durant des siècles et des millénaires.

Où va le héros ? Et si le peuple le suivait jusqu'à l'ultime ? Césaire, alors, en homme politique, dit : « Il vaut mieux un pas avec le peuple, plutôt que deux pas sans le peuple ». Que dit le héros ? Que lui répond l'amante ?

Marie-Noëlle Eusèbe et Mylène Wagram donnent lecture d'un extrait de « Et les chiens se taisaient » (1958).

Toute sa vie, Césaire combattra entre la montagne et le volcan.

En 1956, Césaire a 40 ans. Il écrit le texte, sans doute fondateur de son image du Tiers-monde, la lettre à Maurice Thorez.

Mylène Wagram donne lecture d'un extrait de la lettre d'Aimé Césaire à Maurice Thorez (1956).

« La décision de Césaire nous concerne tous. Il disqualifie l'Occident en tant que directeur des consciences et de l'histoire du monde et revendique l'avènement de changements radicaux dans les structures traditionnelles de la vie culturelle dans le monde, par l'apport libre et positif de peuples libres et nouveaux. C'est le peuple, non l'individu aussi talentueux soit-il, dont les actes sont décisifs... Il ne doit pas révéler seulement un visage nouveau, mais nécessairement plus de justice sociale, plus d'amour, plus de lucidité, plus de vérité historique, plus de densité spirituelle et plus de solidarité parmi les hommes. »

Voilà ce qu'écrit Alioune Diop en 1956, lorsqu'il décide de publier la Lettre à Maurice Thorez , considérant que cette lettre n'était pas seulement une mission de la section martiniquaise du Parti Communiste mais concernait les destinées mondiales. L'engagement politique du maire de Fort-de-France rejoint l'engagement dans le monde et ce Tiers-monde qu'il a contribué à faire libérer.

Césaire est le fils de la Martinique et du Tiers-monde.

Un mois avant de rédiger cette lettre, en septembre 1956, Césaire passe une nuit de dialogue avec Frantz Fanon venu d'Algérie pour le Congrès des écrivains et artistes noirs. Ce dernier l'informe alors de sa décision de démissionner pour rejoindre les combattants de la liberté de l'Algérie.

Un mois avant de rédiger cette lettre, Césaire faisait un discours au premier Congrès des écrivains et artistes noirs venus de toute l'Afrique, des Amériques, de Cuba, des Antilles... Le nous furieux, poétique et politique se retrouve et donne à Césaire ce qu'il appelle « la force de regarder demain » .

À cette époque, le théâtre pousse Césaire à sortir de la solitude du poète pour le soleil collectif de la scène. Dans le théâtre, il conjoint poétique et politique et fait s'affronter tout ce qui est contradictoire chez lui : la montagne et le volcan, l'espérance et la désespérance, la rapidité du feu et sa modestie.

Lumumba, Luther King, Malcolm X, Fanon, Tjibaou, les Panthères Noires et tant d'autres. Comment choisir entre toutes ces destinées ? Dans le même temps, Nelson Mandela vit un calvaire en prison. Le théâtre permet au héros de prophétiser et de représenter la puissance du peuple sans laquelle le héros n'est qu'un mort un sursis.

Lorsque Caliban rencontre Ariel, que faire face à Prospéro qui se croit le maître du monde ? Faut-il négocier, chercher à humaniser le maître ?

Marie-Noëlle Eusèbe et Mylène Wagram donnent lecture d'un extrait de « Une tempête » (1969).

Le poète et le prophète combattent le désir permanent d'attentat, de « tout faire sauter », de croire au recommencement face à la pesanteur des forces du conservatisme qui encadrent Césaire dans sa vie et dans son siècle. Mandela en prison, Sankara et Lumumba assassinés. Il faut garder la force de regarder demain. À 90 ans, le poète écrit : « Il n'est pas question de livrer le monde aux assassins de l'aube ».

Parmi tous ces hommes, un homme alors encore en vie symbolise sans doute le grand rêve de Césaire de « donner une conscience aux colonisateurs » : Jean-Marie Tjibaou. Il a rencontré Césaire afin de comprendre comme sortir de la tradition et revendiquer la modernité, sans perdre la philosophie kanak. Tjibaou a également beaucoup appris à Césaire sur la solidité d'une terre ancestrale.

À la mort de Tjibaou, assassiné par ses propres frères, comme Caliban aurait pu tuer Ariel, Césaire écrit sans doute l'un de ses plus grands textes de rêve politique. Nous entendons peut-être aussi dans cet hommage, un hommage à sa Martinique à naître ou enracinée.

1990, Aimé Césaire a 77 ans.

Marie Noëlle Eusèbe donne lecture de la lettre d'Aimé Césaire en hommage à Jean-Marie Tjibaou (1990).

« Le grand trou noir » nous rappelle la fin du Cahier d'un retour au pays natal : « Le grand trou noir où je voulais me noyer l'autre lune, c'est là que je veux pêcher maintenant la langue maléfique de la nuit en son immobile verrition » . Nous revenons à la verticalité du début.

À 95 ans, Césaire s'interroge « C'est quoi une vie d'homme ? C'est le combat de l'ombre et de la lumière. Ce n'est pas une sorte de ferveur, une sorte d'angélisme. C'est une lutte entre l'espoir et le désespoir, entre la lucidité et la ferveur, et cela est valable pour tous les hommes, finalement sans naïveté aucune parce que je suis un homme de l'instinct. Je suis du côté de l'espérance, mais d'une espérance conquise, lucide, hors de toute naïveté, parce que je sais que là est le devoir. Parce que désespérer de l'Histoire, c'est désespérer de l'Homme. »

Marie-Noëlle Eusèbe et Mylène Wagram donnent lecture d'un ensemble d'extraits des quatre pièces d'Aimé Césaire.

FIN DE L'ÉVOCATION

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page