PREMIÈRE PARTIE

Mme Françoise Vergès

Jean-Luc Raharimanana est un poète-écrivain, né à Antananarivo. Il obtient en 1989 le prix de la meilleure nouvelle de RFI. En juin 2002, son père, qui anime à Antananarivo une émission de radio sur l'Histoire de Madagascar, est condamné à l'issue d'un jugement sommaire, à deux ans de prison avec sursis. Jean-Luc Raharimanana abandonne alors l'enseignement pour prendre sa défense. Il se consacre dès lors entièrement à l'écriture, à la recherche, à la restitution de cette mémoire trahie par des récits, où « se confondent mythes et réalités ». Obéissant aux litanies du narrateur de Nour 1947 , il parcourt les chemins sinueux et pluriels de la mémoire afin de « transcrire, tout transcrire ». Je citerai quelques-unes de ses oeuvres : « Lucarne », « Rêve sous le linceul », « Madagascar 1947 », « L'arbre anthropophage ». Il a également signé des contes musicaux pour jeune public et a mis en scène sa pièce « Le prophète et le Président ». Il coordonne la publication d'ouvrages collectifs. Madagascar est au centre de son oeuvre, où la violence du monde côtoie la poésie la plus douce. Il a réalisé une magnifique exposition sur les insurgés de 1947.

M. Jean-Luc Raharimanana,
poète, écrivain

L'insurrection de 1947 à Madagascar, Paroles de témoins

« Si, aujourd'hui, des Français apprennent sans révolte les méthodes que d'autres Français utilisent parfois envers des Algériens ou des Malgaches, c'est qu'ils vivent, de manière inconsciente, sur la certitude que nous sommes supérieurs en quelque manière à ces peuples et que le choix des moyens propres à illustrer cette supériorité importe peu. »

Albert Camus

Combat du 10 mai 1947

La répression de l'insurrection de 1947 reste un fait marquant de l'histoire de Madagascar au XX e siècle et un événement dans l'histoire coloniale française. Les rebelles nationalistes, en lutte pour l'indépendance de leur pays, se soulèvent dans la nuit du 29 au 30 mars 1947 au camp militaire de Moramanga, à l'Est de l'île. La rébellion gagne rapidement un sixième du territoire malgache.

En représailles, l'armée française mobilise des moyens importants, la Sûreté générale use de torture et de désinformation, procède à des exécutions sommaires et à l'emprisonnement de militants et sympathisants nationalistes. Le soulèvement s'achève, à la fin du mois de décembre 1948, par une cérémonie de soumission des populations et des derniers chefs insurgés.

Cette répression fera au total plusieurs milliers de victimes parmi les rebelles et les populations civiles contraintes de se cacher dans la forêt où elles périront de famine et de maladies. Si le nombre exact de morts n'est toujours pas avéré, les chiffres varient de 89 000 à 30 000 morts, les historiens s'accordent en revanche pour qualifier ces événements de « crimes de guerre ». De leur côté, les insurgés feront de 150 à 550 victimes parmi les colons et militaires français et seront finalement vaincus, laissant Madagascar soumise à une autorité coloniale renforcée, jusqu'à l'indépendance de 1960.

En quelques minutes, nous ne pourrons pas bien sûr répondre à toutes les questions troublantes liées à cet événement. D'où vient l'ignorance, voire l'indifférence, quel est cet étrange silence d'un événement qui porte pourtant le nom de tabataba, cris, clameurs, éclats de voix, désordres, scandales, émeutes, troubles, rumeurs... ?

Certes, la plupart des conflits de la colonisation ou de la décolonisation sont l'objet d'un « trou de mémoire », mais cela semble particulièrement vrai pour l'insurrection malgache, au point que des historiens aient pu en parler comme d'une « tragédie oubliée ».

Tragédie oubliée, car 1947 ne représente-t-elle pas une honte pour une nation qui vient de vaincre le nazisme et qui, deux ans après, commet un massacre sans nom, un massacre auprès des hommes qui l'ont aidé à remporter la guerre ? Faut-il rappeler que Madagascar a fourni près de 40 000 soldats à l'armée française, soit 15 % des tirailleurs ?

Tragédie oubliée, car n'a-t-on pas incité l'armée d'occupation à « expédier » cette affaire pour s'occuper d'un autre front plus important, l'Indochine, usant de ce fait de procédés expéditifs qui s'avèreront être de véritables crimes de guerre : massacre de prisonniers comme ce fut le cas du wagon de Moramanga où, le 6 mai 1947, 166 prisonniers furent mitraillés de sang-froid à travers les parois d'un wagon à bestiaux, les survivants fusillés le 8 mai 1947...

Tragédie oubliée, car bientôt aura lieu le drame de l'Algérie.

Tragédie oubliée, car tous voudront croire à l'idylle de l'indépendance, que les choses se sont arrangées dans la liberté des uns (les colonisés) et la générosité de l'autre (le colon qui accorde l'indépendance).

Pour ma génération, née après l'indépendance, ayant grandi dans l'ignorance de son histoire et face aux troubles de son présent composé de multiples coups d'État et d'émeutes incessantes (de 1972 à aujourd'hui, pratiquement des violences à chaque élection présidentielle), 1947 forme un écho bien proche, comment ne pas reprendre mémoire ?

Trouver réponse à tant de déni. Éviter le temps des polémiques qui n'est finalement qu'une autre parole trouble. C'est ainsi qu'avec le photographe malgache Pierrot Men, nous avons créé cette exposition « Portraits d'insurgés », en cheminant à côté d'amis et structure français, Zérane Productions, le metteur en scène Thierry Bedard, la Région Île-de-France, et les multiples lieux qui nous ont accueillis, le festival d'Avignon, l'université de Nanterre, le festival des Francophonies en Limousin, ou encore le Cloître des Billettes.

Et je me remémore les paroles des témoins que j'ai rencontrés. Paroles souvent de pardon, « voilà ce qui était arrivé, ce n'était pas tous les français, c'était quelques français » , de Félix Robson, un vieil homme au regard incroyablement apaisé, portant une vieille veste mille fois repassée, une grande taille à peine courbée, une précaution dans la prise de parole, la lucidité de l'homme qu'on n'a jamais écouté mais qui prend le temps de tout reprendre, de l'émotion à calmer pour ne pas effaroucher l'oreille qui se tend, à la voix qui tremble encore, toujours à l'évocation de l'intolérable survenu.

La parole si difficile de Rafetison Zacharie qui, dans un premier temps, a refusé de témoigner avant de brutalement livrer son récit, d'une manière glaciale, en s'épargnant les précautions langagières, lui homme si digne, usant d'un vocabulaire cru, presque indécent, pour décrire la torture qu'il a subi.

Le témoignage d'Henriette Vita, étonnée qu'on vienne la voir maintenant qu'elle va mourir, s'adressant à Pierrot Men et livrant son regard si troublant : « Tu es venu et je vais mourir... »

Tous ont exigé du temps pour livrer témoignages, le temps de savoir si l'oreille qui écoute en est digne, que ce temps n'appartienne pas seulement au temps de la curiosité, du voyeurisme, que ce temps ne soit pas seulement le temps d'un énième reportage sommaire teinté d'idéologie ou de visée politique, le temps de livrer un récit qui remonte au plus profond des douleurs, du silence, de la relégation du souvenir dans l'oubli que la société demande dans sa lâcheté à ne pas se coltiner un passé embarrassant, où les faits ne furent pas si simples que cela, d'un côté les dominants, de l'autre les dominés, où en fin de compte, ce fut d'abord une histoire d'humanité bafouée, où l'insurgé, avant d'être une victime de l'histoire, fut d'abord une victime de l'homme par l'homme, où l'être qui a revendiqué sa liberté, le colonisé, fut traité comme non appartenant à l'espèce humaine, car comment expliquer les massacres en masse ? Les corps jetés dans les fosses communes ? Les hommes jetés d'un avion ? Les prisonniers entassés les uns contre les autres dans une pièce minuscule : à Manakara, près de 700 hommes dans une seule pièce ? Les exemples sont nombreux, et ce travail entamé n'est qu'une incitation à reprendre mémoire commune.

Tous ont voulu vérifier si l'oreille qui vient les écouter appartient à la haine ; tous ont exigé qu'on les écoute sans faire de leurs récits un instrument de haine. Qu'au fond d'eux-mêmes, ils ont réfléchi à la notion de pardon, qu'ils ont pardonné, non pas à leurs bourreaux, car ceux-ci n'ont jamais entrepris cette démarche de demander pardon, mais aux enfants de leurs bourreaux, car la faute du père n'incombe pas au fils, mais le fils doit savoir, pour ne pas revivre dans la culpabilité inconsciente du père. Ainsi, ils regrettent qu'entre la France et Madagascar il n'y ait jamais eu de réel partage de mémoire.

Tous ont voulu qu'on les rassure, que l'oreille qui écoute devienne bouche qui transmet leurs récits, que leurs témoignages traversent les générations, pour que nul autre humain ne revive ce qu'ils ont vécu.

Ainsi, après les avoir écoutés, je dis :

Je ne viens pas sur les cendres du passé

Pour raviver les morsures du feu ou

Pour soulever les poussières indésirables,

Je ne viens pas sur les traces ensevelies

Pour accuser le pas qui a foulé ou le temps

qui a effacé

Je ne viens sur les pans du silence que

Pour un lambeau de mémoire et tisser

à nouveau la parole qui relie,

Je viens juste pour un peu de mots,

Et des parts de présent, et des rêves de futur...

Il n'était pas une fois, car ces récits sont d'une histoire que beaucoup veulent oublier. Mais aujourd'hui, quelle que soit la crudité des témoignages, quelle que soit l'émotion qu'on peut éprouver face à ce qu'on entend (honte, colère, indignation, refus...), le devoir de mémoire suppose aussi l'obligation d'entendre et d'apprendre.

Dans les voix des témoins, dans leurs regards qui basculent vers leurs vécus, notre histoire, notre présent ont également basculé, et de ce basculement, nous sommes nés, aujourd'hui, Malgaches comme Français...

10 septembre 2008, face à Rafetison Zacharie :

« Tu veux savoir, tu veux ? Je suis heureux qu'un garçon comme toi veuille savoir. Mais il te faut prendre ton temps. Écouter. Avoir le courage. Tu as emmené ton ami Blanc. Ton ami français. Il est venu. Ton ami français. Je parle sa langue mais sa langue me brûle. J'ai 90 ans. Cela fait soixante ans que je n'ai pas parlé à un français. Cela fait soixante ans que j'ai survécu à 47. Nos mains étaient nos bourreaux. Pas de toilettes dans la prison. Pas d'eau. On s'essuyait avec nos mains. On mangeait avec nos mains. Et nos ventres malades. Et nos diarrhées. Pas de cuiller. Pas de fourchette. Pas de papier. Nous mangions avec nos mains. Et nous en mourrions. Les Français n'avaient pas besoin de nous tuer, nos mains s'en chargeaient. Tu te tais ? Oui, tu as le droit. Pour entendre encore ceci : nous étions vomissures et corps morts, nous étions trop nombreux et d'autres prisonniers étaient arrivés, emmenés par le train, il n'y avait plus de place, et brutalement, contre les colonnes ont-ils lancés du gaz, les Français, comme cela, du gaz, et je suis tombé parmi les premiers, d'autres corps sont tombés sur moi, d'autres corps de vomissure et de diarrhées, et c'est comme cela que j'ai survécu, respirant le vomi et la merde au lieu du gaz, et cette odeur est l'odeur de ma survie, cette odeur, l'odeur de la merde.

Dire n'est pas accuser. Dire, c'est se retrouver sur le même espace d'entendement, et partager la parole, car c'est ce que m'ont appris tous ces vieux, hommes et femmes extraordinaires : la victime a à éduquer celui qui l'a avili, la victime a à éclaircir la tourmente des jours. »

Je vous remercie.

Mme Françoise Vergès

Didier Daeninckx est écrivain, éveilleur de conscience, auteur de nombreux ouvrages, dont « Meurtres pour mémoire » en 1984, qui révèle au grand public, bien avant le procès de Maurice Papon, le rôle de ce dernier dans le massacre d'Algériens, survenu lors des manifestations du 17 octobre 1961. Dans « La der des der », en hommage à son grand-père anarchiste et déserteur en 1917, il dénonce la pratique du fusillé pour l'exemple. Dans « La mort n'oublie personne », il raconte l'histoire tragique d'un jeune résistant condamné pour meurtre, après la guerre. Avec « Cannibale », paru en 1998, il met en scène l'exposition ethnographique de l'exposition coloniale de 1931, en racontant l'histoire des Kanaks exhibés comme des animaux dans un zoo. « Le retour d'Ataï », paru en 2002, évoque la revendication du peuple kanak de voir revenir au pays la tête du grand chef Ataï de l'insurrection de 1878, restitution à laquelle s'est engagé le Premier ministre Jean-Marc Ayrault en juillet dernier lors d'une visite en Nouvelle-Calédonie.

M. Didier Daeninckx,
écrivain

L'insurrection de 1878 en Nouvelle-Calédonie et la mort du chef Ataï

Je ne suis pas historien ni spécialiste en telle ou telle matière, et ce sont les hasards de la vie qui m'ont fait découvrir les solidarités avec des individus, des communautés que je n'avais jamais rencontrés. Et c'est par les moyens de la littérature que j'essaie d'en rendre compte.

Si je puise loin dans les souvenirs d'ailleurs, la première image que je retrouve est celle d'une baleine échouée sur la place de la Concorde en 1953, et devant laquelle défilaient les enfants des écoles. Me reste son nom, Jonas. Puis quelques années plus tard, en 1958, l'école toujours, avec une visite au Musée de l'Homme où était exposé le moulage de la Vénus Hottentote, Saartjie Baartman, qui ne retrouvera son identité africaine, Sawtche, que bien des décennies plus tard, en revenant chez les siens, dans l'Afrique du Sud de Nelson Mandela, grâce notamment aux efforts déployés dans ces murs.

Dans le dictionnaire Quillet-Flammarion que m'offre la mairie d'Aubervilliers, en 1963, pour me remercier d'avoir décroché le certificat d'études, cette définition à l'article « Nouvelle Calédonie » : « Île montagneuse du Pacifique. La plus grande de nos possessions d'Océanie. 16 117 km 2 , 62 300 habitants. Les indigènes sont des Mélanésiens, de race noire, maintenant civilisés ».

J'entrerai en contact avec cette « race noire, maintenant civilisée », au début de l'année 1986, après l'exécution, par un tireur d'élite de la Gendarmerie nationale, d'Éloi Machoro, un leader indépendantiste qui avait refusé la logique biaisée d'un référendum destiné à maintenir la domination sur le peuple kanak. L'île avait été le théâtre d'affrontements armés et de nombreux militants indépendantistes avaient été transférés dans les prisons de la métropole. J'étais devenu le parrain de l'un de ces prisonniers démunis qui découvraient la mère patrie depuis la fenêtre haute d'une cellule de Fresnes.

Ce n'est qu'en 1997 que j'effectuerai mon premier voyage aux antipodes, à la rencontre des usagers d'un projet de « cases-bibliothèques ». Jean-François Corral, le nouveau directeur de la bibliothèque Berhneim de Nouméa s'était rendu compte, en prenant ses fonctions, que son équipement avait en charge la politique de la lecture pour tout le territoire mais qu'on ne s'adressait, depuis des décennies, qu'aux habitants du centre de Nouméa. Il avait donc organisé, plutôt bricolé, des dépôts de livres dans les endroits les plus improbables, dans les villages les plus reculés où j'étais chargé, pendant un mois, de rencontrer les lecteurs. C'est lors d'une de mes haltes, au Nord de la Grande Terre, dans le village de Tendo, tout près de Tiendanite où repose Jean-Marie Tjibaou, qu'un vieil homme m'a parlé de cette centaine de Kanak de Canala exposés comme des animaux au Jardin d'Acclimatation lors de l'Exposition coloniale de 1931, puis prêtés à la société allemande Hagenbeck pour être exhibés, hommes, femmes, enfants, derrière les grilles des zoos de la finissante République de Weimar.

Le livre Cannibale que je rédigeai sur cet épisode colonial fut publié en mai 1998 alors que l'on finissait de bâtir à Saint-Denis, ma ville natale, le Stade de France qui verrait deux mois plus tard un Kanak de Canala, Christian Karembeu, soulever la Coupe du Monde alors que son arrière-grand-père, Willy Karembeu, subissait les quolibets des jeteurs de cacahouètes et de bananes, 67 ans plus tôt, dans les enclos de Paris, de Cologne et d'ailleurs.

La fréquentation de l'histoire kanak réserve bien des surprises. À l'issue des affrontements des années 80, les négociateurs mélanésiens des accords de Nouméa ont ouvert la voie à un long processus d'émancipation du territoire. Dans ce texte, le mot « kanak » est écrit « K A N A K » et cette orthographe, ce palindrome où passé et avenir sont en liaison permanente, s'impose au dictionnaire. On ne cherche plus Kanak à la lette « C », mais à la lettre « K » pour rompre avec l'injure. Cette injure n'apparaissait pas que dans les éructations du capitaine Haddock, après les célèbres Bachi Bouzouks, mais polluait les meilleurs esprits. Sait-on qu'après la déconvenue d'un de ses amis à l'Académie française, Marcel Proust avait créé une Académie canaque, C A N A Q U E, qui se réunissait dans un salon des boulevards et dont on pouvait devenir membre en réussissant la grimace la plus effrayante et la plus affreuse qui soi.

Au contact d'amis calédoniens, Kanak et Caldoches, j'ai également appris que l'un des ferments des révoltes des années 1980 venait de loin. Au milieu des années 1970, en effet, un groupe de jeunes Kanak avaient fondé le groupe 1878 et s'étaient mobilisés à l'approche du centenaire de cette date alors oubliée. Ils avaient pleinement conscience qu'en privant un peuple de son histoire, on brouille, on embrouille, sa vision de l'avenir.

Ils avaient alors fait resurgir la mémoire d'une insurrection menée par un chef charismatique, Ataï. Dès 1853, au nom de l'Empereur Napoléon III, on avait commencé à appliquer une directive qui stipulait :

« Considérant qu'il est de principe que lorsqu'une puissance maritime se rend souveraine d'une terre occupée par une nation non civilisée et possédée seulement par des tribus sauvages, cette prise de possession annule tous les contrats antérieurs faits par des particuliers avec les naturels de ce pays ; qu'en conséquence les chefs et les indigènes de la Nouvelle Calédonie et de ses Dépendances n'ont jamais eu ni ne peuvent avoir le droit de disposer en tout ou en partie du sol occupé par eux en commun ou en propriété particulière ».

Cette politique de spoliation, d'accaparement des meilleures terres, des plaines, tendra à repousser les Kanak vers les massifs montagneux. Il ne se passera pas une année sans que des révoltes, impitoyablement réprimées, n'éclatent. On emprisonne, on fusille, on guillotine. Bientôt, les Kanak ne disposeront plus que de 10 % de leur territoire. Les colons et la très puissante administration pénitentiaire étendront sans cesse leurs emprises. La population kanak, estimée à plus de 50 000 personnes tombera aux alentours de 30 000. À la veille de la Grande guerre, ils seront moins de 20 000 soumis au Code de l'Indigénat et dans lesquels on prélèvera plusieurs centaines de « volontaires obligatoires » pour le Bataillon du Pacifique qui se fera taillé en pièces sur le Chemin des Dames. Les noms des Kanak sacrifiés entre Laon et Reims ne figurent que depuis moins de dix ans près des patronymes caldoches sur le Monument aux morts qui domine Nouméa.

En 1877 et 1878, un quart de siècle après la prise de possession de la Nouvelle Calédonie, la sécheresse frappe le territoire. Les colons laissent divaguer leurs troupeaux sur les terres encore aux mains des Kanak, les ravages provoqués par ces incursions aggravent la disette. Un chef se dresse alors, Ataï, qui refuse de protéger ses champs de légumes avec cette apostrophe : « Le jour où mes taros, mes ignames iront manger votre bétail, je dresserai des clôtures autour de mes cultures ». Si le refus de monsieur Chêne, un colon du village de Dogny, de rendre à sa tribu une domestique constitue l'élément déclencheur de la grande insurrection de 1878, son sens profond réside dans la prise de conscience d'Ataï du caractère inéluctable de la dépossession terrienne, culturelle et mémorielle de son peuple. Le 19 juin 1878, le colon Chêne est tué ainsi que sa famille, sa ferme incendiée. Les tribus de Moindou, Moméa, Farino, Poquereux, de la vallée de Thio se soulèvent, font allégeance à Ataï. Bientôt, Nouméa vit sous la menace. Des bateaux de guerre déplacent des troupes vers le nord. Le colonel Gally-Passeboc, admirateur de la méthode employée en Tasmanie par les Anglais, et qui mène les opérations de répression est tué par les guerriers d'Ataï dont l'aura grandi encore. Des Communards sensibles aux promesses d'élargissement, acceptent de suppléer les troupes françaises. Une colonne commandée par Amouroux, secrétaire de la Commune, s'illustrera dans la chasse aux Canaques. Des déportés kabyles, condamnés pour leur participation à la révolte des Mokrani de 1870 feront partie de ces forces supplétives. Ils ne seront pas payés en retour, il leur faudra attendre 1895 pour que se profile l'amnistie. Peu de contemporains entendront le comédien déporté Maxime Lisbonne qui déclarera : « Les Kanak révoltés sont les Communards de Nouvelle Calédonie ». Il faut préciser qu'en 1871 il commandait les Turcos de la Commune, et que son ordonnance, un Algérien noir du nom de Mohammed Ben Ali, sera fusillé par les Versaillais porte d'Issy.

Tous les moyens de la guerre sont employés pour réduire Ataï. Le lieutenant Servan offre une prime de 15 ou 20 francs par tête de Kanak scalpée, suivant l'importance du guerrier tué. Le gouverneur promet que les femmes des Kanak révoltés seront livrées aux tribus ralliées à la France. Plusieurs d'entre elles se pendront pour échapper à l'esclavage.

Ses forces reconstituées, après l'alerte sur Nouméa, la France reçoit le renfort de tribus au premier rang desquelles celle des Canala dont un Petit Chef, Segou, attirera Ataï et sa garde rapprochée dans un guet-apens près d'Amboa le 1 er septembre 1878. Sept têtes sont alors coupées et promenées sur les lances, celle de Ataï, de son fils, de son médecin et de quatre autres guerriers.

La disparition d'Ataï ne met pas fin aux troubles. Le gouverneur Olry écrira au Ministre de la Marine et des Colonies en date du 28 septembre :

« L'insurrection est générale. Nous devons nous estimer heureux de ne pas avoir eu tout ce monde-là à la fois sur les bras. À chaque rencontre, on en a tués quelques-uns, on n'en a jamais pris vivants. On a brûlé tous leurs villages, détruit toutes leurs cultures. Les femmes ont été données aux tribus alliées... ».

Ce n'est qu'en juin 1879, un an après le début de l'insurrection, que l'état de siège est levé.

Pendant ce temps, le médecin de la marine du nom de Navarre achète la tête de Ataï et celle d'Andja pour 200 francs et les emporte avec lui dans des bocaux emplis de solution de conservation. Navarre en fait don à la Société d'Anthropologie de Paris. Son fondateur Paul Broca, les présente aux membres de la société, le 25 octobre de la même année. Il fait exécuter un moulage de plâtre de la tête d'Ataï, avant de la décharner. Il découpe la boîte crânienne pour en extraire le cerveau. Puis, il fait graver à même l'os « Ataï, chef des néo-calédoniens révoltés, tué en 1879 » (la date, erronée, voisine le nom de Navarre, son « donateur »).

Le crâne est ensuite rangé dans une armoire parmi des centaines d'autres. En 1882, Théophile Chudzinski réalisera, dans l'ancien couvent des Cordeliers, une nouvelle étude détaillée des deux crânes au « regard de la science », prouvant selon ses termes la « nature » de la « race canaque ». Le crâne d'Ataï sera ensuite conservé sur les étagères du musée Dupuytrens, le musée parisien des « monstruosités ».

À plusieurs reprises, les Kanak demanderont la restitution de ces restes humains, mais une fin de non-recevoir leur sera opposée, la trace des dépouilles s'étant perdue. Lors des négociations des accords de Nouméa, une recherche se soldera par un échec. En 2002, j'écrirai un roman « Le Retour d'Ataï » dans lequel je mettrai en scène un Canala qui vient à Paris pour retrouver la tête du chef de l'insurrection de 1878 et effacer la trahison des siens.

Ce livre sera lu par Sébastien Michin, directeur du musée anthropologique de Rouen qui me contactera pour faire partie d'un comité constitué pour organiser la restitution d'une tête maorie tatouée, présente dans les réserves de son musée. Une première tentative échouera, le ministère de la Culture faisait appel au Tribunal administratif pour s'opposer à la dispersion d'un patrimoine muséal. Un changement de locataire, rue de Valois, permettra qu'un ancêtre rejoigne les siens, en Nouvelle-Zélande. Lors de cette très émouvante cérémonie, je ferai la connaissance d'un alors étudiant en droit, Guillaume Fontanieu, présent aujourd'hui parmi nous, qui me confiera avoir vu le crâne d'Ataï dans les réserves du Musée de l'Homme...

La semaine suivante, en avril 2011, j'obtenais un rendez-vous avec l'un des principaux responsables du service de conservation dans les locaux provisoires installés au Jardin des Plantes. Le crâne d'Ataï était bien là, parfaitement conservé, caché depuis des décennies dans le maquis impénétrable de la bureaucratie. Pour le retrouver il fallait certainement poser la bonne question : « Possédez-vous, non la tête mais le crâne du guerrier Ataï, acheté par Navarre en 1878, donné à Paul Broca en 1879, exposé à Dupuytrens puis, mis en dépôt en 1950 au Musée de l'Homme ».

Dès qu'il a été établi que nous étions bien en face du crâne d'Ataï, je me suis mis en rapport avec Jean-François Corral qui ne dirigeait plus la Bibliothèque Bernheim de Nouméa, mais travaillait à Koné aux côtés de Paul Néaoutyine, le président de la province Nord. Dans l'heure qui suivit, il se rapprochait du Sénat Coutumier, une instance créée par les Accords de Nouméa.

Voici le courrier qu'il m'a envoyé dans la nuit :

« Cher Didier

C'est chose faite, l'information a été donnée au grand Chef Berger Kawa, descendant d'Ataï, je suis soulagé.

Je suis donc allé à Petit Coulis (Sarraméa) aux alentours de 20 heures ce vendredi en compagnie de Samuel Goromido, vice-président du Sénat coutumier et ami proche. Il m'a introduit auprès du Grand Chef. Ce dernier a commencé à me montrer deux cartes délimitant des terres des clans des environs et le lieu où vivait Ataï. Sur une des cartes apparait un banian qui porte encore son nom : le banian d'Ataï. Un autre endroit s'appelle la « barrière d'Ataï ». Puis il a raconté l'histoire d'Ataï en s'arrêtant à la tête coupée dans le formol. Après m'être présenté brièvement, j'ai poursuivi l'histoire de la tête d'Ataï d'après ce que tu m'as raconté. J'ai parlé de toi et dit que tu étais à la source de l'information.

J'ai précisé aussi que nous avions décidé de leur laisser la primeur de l'information, que nous n'avions pas informé la presse.

Puis j'en suis arrivé au moment crucial : les photos. Sa femme et sa fille (ou petite fille) se sont approchées. Un moment de silence palpable. J'ai senti les coeurs battre à tout rompre. Les trois photos sont apparues à l'écran. Le Grand Chef avait les yeux embués. Le moulage l'a visiblement beaucoup impressionné. Bouleversé même. Il s'est levé, il est allé chercher une photo de son grand père. La ressemblance de certains traits est évidente. J'ai laissé tourner les trois photos en boucle. Ça a duré peut être un quart d'heure. Ils ne se lassaient pas de les voir. On a admiré l'incroyable dentition d'Ataï. Longs moments de silence. On entendait que nos respirations. Le Grand Chef était à côté de moi et je sentais son émotion. Samy aussi. On est resté figés. On a attendu qu'il se remette.

Puis il a parlé du retour d'Ataï, le vrai, pas la fiction. On a parlé des tontons utérins qu'il va falloir identifier, car c'est à eux que reviennent les défunts.

Puis il a dit qu'il allait convoquer les membres du clan. Et qu'il fallait que, au-delà du clan, ce soit tous les clans et aires coutumières du pays qui participent à la cérémonie de la restitution. Il a même parlé des gens de Canala, dit qu'il fallait que ce retour rassemble même ceux qui jadis ont été les supplétifs de l'armée française. Unir et réconcilier. De belles paroles.

Il nous a remerciés de ne pas avoir ébruité la découverte dans la presse. Il a estimé que le calme était nécessaire pour préparer ce retour. Puis il nous a fait une coutume en retour. Il a dû dire mille fois merci. J'ai simplement dit que mon rôle s'arrêtait là, que désormais la suite leur appartenait. Et c'est bien comme ça.

Il y a eu beaucoup de sagesse dans ses propos et il se peut bien que cette découverte rassemble plus qu'elle ne divise. Je l'espère en tout cas. »

Il y a quelques mois, le premier ministre a annoncé que les restes d'Ataï retourneraient en pays kanak à l'automne 2014.

Un pays qui forge son destin en retrouvant son Histoire, un pays attachant et curieux, à 20 000 kilomètres d'ici et où, sur les bâtiments officiels, flottent le drapeau de la Communauté européenne, le drapeau français et le drapeau de la Kanaky.

Mme Françoise Vergès

Éric Deroo est un auteur, réalisateur, chercheur associé au CNRS, dont une grande partie de l'oeuvre traite de l'Histoire coloniale française, notamment dans sa dimension militaire. Il a réalisé de nombreux documentaires, sur les Harkis, les tirailleurs sénégalais, les parachutistes indochinois, et plusieurs films sur l'Indochine. Il a aussi codirigé le film « Zoo humain », qui obtient en 2004 le prix Planète du bilan du film ethnographique du musée de l'Homme. Avec Jacques Pellerin, il a réalisé « L'Empire du milieu du Sud ». Il prépare pour 2014 un documentaire sur la guerre de 1914-1918. Il est aussi l'auteur de nombreux ouvrages, et d'expositions sur l'Histoire coloniale.

M. Éric Deroo,
auteur, réalisateur, chercheur associé au CNRS

Quelques fragments d'histoire militaire oubliés dans l'Océan indien
en 1914-1918 ou le destin de travailleurs ou combattants servant
au sein d'unités dites « Malgaches ou Somalis »

Aujourd'hui, la plupart des spécialistes s'accordent sur l'étymologie du nom propre Comores , inspirée de l'arabe Djazair al Kamar , Iles de la Lune , donné à l'archipel, qui regroupe les quatre îles de la Grande Comore, Anjouan, Mohéli et Mayotte, situé dans l'Océan Indien.

Pourtant, les luttes sans fin qui au cours des siècles ne cessent d'opposer entre elles les quatre îles, ou à leurs voisines Madagascar et Zanzibar, au point d'être surnommées l'Archipel aux sultans batailleurs , ne sont pas les seules raisons pour expliquer la disparition de l'appellation Comores pour nommer le territoire lorsqu'il sera progressivement occupé par la France et des soldats recrutés.

Ainsi, retracer l'appellation des formations militaires composées d'hommes recrutés aux Comores constitue un bon marqueur pour suivre l'expansion de la France dans l'Océan Indien conduisant à l'occupation coloniale définitive de l'archipel en 1912.

Le bulletin officiel n° 29 de l'île de Bourbon de 1830 précise que : « la Compagnie africaine de l'île de Madagascar est composée de soldats pouvant être malgaches, comoriens, zanzibarites ou anciens esclaves noirs. ». Présents dès 1829 à Tittintuc et à Tamatave, ils sont vêtus d'une blouse de toile bleue à épaulettes rouges dotée de boutons à fleurs de lys légendés compagnie africaine . En 1840, la compagnie africaine est cantonnée à Hellville, capitale de Nosy Be, territoire ayant été cédé à la France par la Reine Sakalava du pays Tsiomeko. En 1841, les îles de Mayotte et Nosy Be sont cédées à la France. En 1846, la compagnie africaine détache 100 soldats à Mayotte, 100 à Nosy Be et 50 à Sainte Marie. Trois ans plus tard, elle repousse une incursion Sakalave à Nosy Be.

En 1869, un corps à base d'Anjouanais et de Caffres est mis sur pied à Nosy Be, un des soldats réunit déjà 22 ans de services dans l'armée française. En 1877, la Compagnie africaine est dissoute.

En 1885, une Compagnie Sakalave , aussi désignée Compagnie des tirailleurs de Diego-Suarez , est composée de très nombreux Comoriens. Ils se signalent par leur courage sous les ordres du capitaine Pennequin à Adampy le 25 août 1885. Ils sont ensuite stationnés à Ambodimadiro et, le 18 octobre suivant, combattent avec brio à Anorontsacana. Afin de prévenir les désertions, le capitaine Pennequin fait photographier ses soldats, procédé révolutionnaire pour l'époque. Par la suite, la compagnie est réorganisée à Nosy Be puis elle part à Diego-Suarez. Auparavant, elle été décimée par une épidémie de béribéri et des désertions très nombreuses. La tenue se compose d'une vareuse en drap bleu avec un collet à passepoil rouge, boutons de l'infanterie de marine, pantalon de drap blanc, calotte turque rouge.

En 1889, le sergent Chauvin, accompagné de huit tirailleurs malgaches, participe à Paris à l'Exposition universelle. La presse de l'époque évoque alors « des militaires plus comoriens que malgaches ». En 1892, l'inspecteur général des Troupes de Marine, le général Begin, recommande de recruter des Comoriens et de former avec eux un bataillon autonome.

En 1893, bien qu'il soit toujours composé d'une large part de Comoriens, le Bataillon de Diego Suarez ne change pas d'appellation. En 1895, il est transporté à Majunga, et fait bonne figure lors des combats pour occuper Madagascar, en particulier à Andriba et d'Ambohibe contre les Hova. Il est alors englobé au sein du Régiment Colonial avec le Bataillon Haousa et celui de Volontaires de la Réunion .

En 1898, le général Galliéni écrit dans un rapport que : « le tirailleur comorien est assez brave et résistant par rapport aux Betsiléo et Hova ». Désormais, les Comoriens servent au Premier régiment de Tirailleurs Malgaches (1 er RTM) et d'autres à la Garde Indigène où ils portent un chapeau à large bord, de type indochinois.

En 1905, une compagnie entièrement comorienne sert à Diego-Suarez au sein du 1 er régiment de Tirailleurs Malgaches et à cette occasion, l'état-major de Tananarive classe les militaires autochtones par ordre de mérite militaire à savoir : Comoriens, Sakalave, Mahoa, Bara, Tamalo, Antaifasy, Antaimoro, Betsimaroha, Betsileo, Hova...

En 1912, la colonie de Mayotte et dépendances est rattachée à la colonie de Madagascar, le nom Comores, déjà peu usité, disparaît totalement et désormais seul le terme de Madagascar et dépendances sera utilisé .

En 1916, lors de la création du 1 er bataillon de Tirailleurs Somalis à Majunga, 75 Comoriens, 200 Arabes du Yémen, 25 Abyssins ou Sénégalais et 1400 Somalis sont recensés dans ses rangs. Cette glorieuse unité qui a repris avec le Régiment d'Infanterie Coloniale du Maroc (composé d'Européens) et le 4 e régiment mixte de Zouaves et de Tirailleurs , le 8 e régiment de Tirailleurs , le 43 e bataillon de Tirailleurs Sénégalais et des éléments du 6 e bataillon de Tirailleurs Indochinois , le fort de Douaumont en octobre 1916, va accuser le plus important taux de pertes de l'infanterie française au cours de la Grande Guerre.

Un temps suspect, craignant qu'ils ne soient contaminés par la propagande turque voire allemande, le haut commandement finit par conclure : « les Comoriens se montrent fidèles. Ils veulent ressembler aux poilus, manifestent le mépris de la mort et s'entendent très bien avec les Somalis d'origine dont ils partagent la foi religieuse. Ils ont prêté le serment coranique ensemble. » Par ailleurs de nombreux Comoriens servent également au sein du 12 e bataillon de Tirailleurs Malgaches , bataillon glorieux qui est plusieurs fois cité lors de la Grande Guerre. Beaucoup d'autres servent dans des régiments ou bataillons de tirailleurs dits malgaches ou sénégalais. En 1917, 64 d'entre eux rejoignent le Bataillon Somali , dont deux adjudants, six sergents et deux caporaux. Ainsi, en 1918, 209 Comoriens y forment la 3 e compagnie de tirailleurs somalis .

En 1919, un rapport évoque : « le Comorien qui possède une instruction asiatique quelquefois assez étendue qui l'approche de l'Algérien peut, en étant bien choisi dans un certain milieu et après quelques années d'études françaises, arriver à faire un officier d'une certaine valeur. Toutefois, il faut considérer que le Comorien et le Malgache ne peuvent jamais vivre en commun sans grosse difficulté. » Un autre rapport rappelle que « le tirailleur comorien se rapproche du Bambara, il est robuste, bien encadré, il obéit à son chef au combat. »

De 1919 à 1939, les Comoriens servent à Madagascar dans les trois régiments de Tirailleurs Malgaches . On en décompte 280 en 1927. Certains ont pu être affectés au 43 e bataillon de Tirailleurs Malgaches à Pamiers. À la déclaration de guerre, en 1939, les Comoriens sont surtout affectés au 2 e régiment Mixte Malgache à Diego Suarez et à la Garde Indigène de Madagascar .

Le 4 mai 1940, un bataillon de renfort malgache embarque sur L'Otrante et est dirigé vers Djibouti. Il comporte 18 sous-officiers et 234 tirailleurs comoriens. Un plan destiné à recruter 1 500 ouvriers comoriens pour la métropole ne voit pas le jour. À la suite de l'appel du général de Gaulle, le 18 juin 1940, des officiers du bataillon de renfort et quelques hommes rejoignent les Forces Françaises Libres tandis que des marins comoriens servent dans la marine marchande de la France libre.

En mai 1942, des Comoriens incorporés dans les rangs du 2 e régiment Mixte Malgache combattent à Diego Suarez contre les forces anglo-saxonnes qui y débarquent.

En 1947, lors de la grande révolte malgache, des Comoriens servent dans la police et dans la Garde Indigène et le détachement de la Garde Indigène de Madagascar et dépendances est cité à l'ordre de l'armée en 1949.

En 1950, et pour la première fois dans l'histoire des Comores au sein de l'ensemble colonial français, un Bataillon Comorien Mixte est créé à Tananarive et cantonné au fort Duchesne. En 1958, il devient 19 e bataillon d'Infanterie de Marine (les unités coloniales reprennent à cette époque leur vieille appellation de Troupes de Marine d'avant 1900). Ce bataillon est dissous en octobre 1960. Depuis, les traditions du Bataillon Somali (qui participa aux campagnes de 14/18 et de 39/45) et qui compta nombre de Comoriens dans ses rangs, sont conservées par le 5 e régiment interarmes d'outre-mer , basé à Djibouti.

Mme Françoise Vergès

Raymond Riquier, quant à lui, est inspecteur d'académie et vice-Président de l'Amicale pour la mémoire des tirailleurs comoriens. Il lira un texte écrit pendant la Grande Guerre par un chef comorien pour inciter les hommes à aller se battre.

M. Raymond Riquier,
Inspecteur d'académie, vice-président
de l'Amicale pour la mémoire des tirailleurs comoriens

Le professeur Damir Ben Ali, un grand ethnographe, ancien président du Centre national de recherche et de documentation scientifique de Moroni a recueilli des transcriptions de narrations orales de La Grande Guerre dans l'Île de la Grande Comore : voici un extrait de l'une de ces paroles. J'adresse au professeur ma reconnaissance et mon admiration.

Mshinda Mtimbo n'était pas enrôlé dans l'armée coloniale en raison de son état de santé. Mais il était le porte-parole des membres de son hirimu (groupe d'âge) qui étaient contraints d'abandonner leurs rizières aux oiseaux prédateurs.

Il a raconté à sa manière, depuis la Grande Comore, entre 1916 et 1918, par des paroles d'assemblée de village, la Première guerre mondiale, la conscription des hommes, s'imaginant même dans les plaines de France, où l'on se battait à coups de pierres contre les Allemands.

« LA CONSCRIPTION

L'année s'est achevée nous sommes sur le départ

L'appel annuel pour l'armée est affiché

J'ai consulté le devin qui ne se trompe pas

Celui qui ne me cache pas la vérité

Je lui dis : « Maître consultez votre sablier »

Celui qui ne mange jamais de poisson prit son meilleur sablier

Il l'a pris et l'a observé longtemps

Il dit : « Revenez et nous consulterons »

Je suis venu connaître vos prédictions

J'ai vu des évènements très graves

Cette année vous partez à l'étranger

Mais il n'y a pas de doute vous reviendrez.

Je vous prescris des offrandes votives très difficiles

Je demande un chat et une branche de prunier

Une canne à sucre de la variété djemba et une feuille d'aloès

Des déchets ramassés à un carrefour

Huit conques avec de l'huile et une mèche allumée

Une grappe de coco de la variété « mnazi mudu »

Un cabri à la robe noire de la race buda

Qui sera attrapé sans courir

Et qui sera attrapé sans corde

Je veux un chat sauvage

Le flanc gauche sera tondu

On lira aussi quatre fois la sourate du prélude du Coran

Je veux aussi un puissant djinn de la forêt

Qui sortira de la forêt en début d'après-midi

Arrivera à quatre heures de l'après-midi

Il viendra prendre possession des offrandes votives

Il ira les jeter très loin en haute mer

La femme prononcera une grande prière

Sans nul doute tu reviendras.

Le départ a lieu le vendredi à sept heures

Pour Moroni ville de pierres

Nous arrivâmes au bureau des Blancs

Devant des hommes en pantalons blancs

Ils parlaient leur langue et elle m'est incompréhensible

Je dis : « cessez de jaser et écrivez »

Car je suis un berger et je ne sais pas faire des discours

Ils grattèrent sur un morceau de papier et me le donnèrent

Ils prirent l'objet qui ne m'apporta pas la sérénité

Qui sème la mort dans la jeune génération et me la donne

Allez chez vous dire au revoir aux vôtres

Car vendredi sera le jour de départ,

Je rejoignis ma mère et lui expliquai

Elle était en larmes et demeura pensive

Il pleure celui qui m'aime

Je dis : calme-toi et va attendre la volonté de Dieu

Le bon coco ne tombe pas avant maturation.

Il atteint toujours son complet développement

Le jeudi à la première heure

Un bateau est signalé à l'horizon

En un clin d'oeil il fut tout proche

Il se déploya comme un gros baobab

Il jeta les ancres qui l'immobilisèrent

Un adjudant blanc descendit à terre

Il saisit un registre et nous appela chacun par son nom

Nous sommes alignés par quatre

Nous sommes montés à bord du bateau

Tout de suite le bateau a levé l'ancre

L'avaleur d'eau salée prend de la vitesse

Nous avons signalé Majunga

Arrivés ici, ils nous ont débarqués

Un capitaine est venu nous conduire

Nous sommes arrivés à Handruva chez les Blancs

Un registre est apporté et on fit l'appel

Nous recevons en premier des sacs à dos

Et aussi nous avons reçu une gamelle

Nous y avons séjourné moins de six jours

Un bateau est venu et on nous embarqua

Trois navires de guerre nous ont escortés

Un sous-marin précédait le convoi

Nous sommes arrivés au pays des Français

Des fusils nous ont été distribués en premier

Nous avons reçu aussi des grenades

Nous sommes arrivés au-delà d'une plaine

Nous sommes arrivés là où la guerre fait rage

L'Allemand combat avec opiniâtreté

Nous avons investi toutes nos forces dans la bataille

À la fin nous avons utilisé des pierres »

Mme Françoise Vergès

Cette circulation de soldats d'une colonie à l'autre ou de la colonie à l'hexagone fut intense. L'empire colonial est un monde de circulation, à la fois des mains-d'oeuvre, des soldats, des colons, des prisonniers politiques ainsi que des exilés.

La question de nommer est un acte colonial, constituant une massification - « les indigènes », « les Malgaches », « les esclaves » - afin d'effacer la singularité de chacun. Les mouvements visant à redonner à chacune de ces personnes son nom et sa place dans l'Histoire sont ainsi primordiaux.

Mme Françoise Vergès

Guillaume Fontanieu est doctorant et chargé d'enseignement en Droit public à l'Université de Paris I Panthéon-Sorbonne. Je l'ai rencontré lors du Comité pour la mémoire de l'Histoire de l'esclavage, qui avait été chargé de faire un rapport sur les mémoires des expositions ethnographiques. La question de la restitution des restes humains, pour laquelle le Sénat a joué un rôle très important, tend à resurgir. Leur statut juridique est ainsi central.

M. Guillaume Fontanieu,
doctorant et chargé d'enseignement en droit public,
Université de Paris I Panthéon-Sorbonne

Le statut juridique des restes humains au sein des collections muséales : entre enjeux de mémoire et de conservation

Mesdames, Messieurs les sénateurs,

Mesdames, Messieurs,

Je tiens avant tout à remercier Françoise Vergès pour son invitation à évoquer la question juridique des restes humains qui se doit, comme nous le constatons, d'apporter une réponse pluridisciplinaire. Depuis 2002, trois séries de restitutions ont été organisées, d'abord avec l'Afrique du Sud pour Saartjie Bartman dite la Vénus Hottentote et avec l'Uruguay pour l'indien Charrua trois mois plus tard. Enfin, lors d'une cérémonie organisée au musée du Quai Branly le 23 janvier 2012, après celle organisée à la mairie de Rouen le 9 mai 2011, l'ensemble des têtes maories contenues dans les collections publiques ont été restituées à la Nouvelle-Zélande.

Ainsi, dans le cadre de mon mémoire de master 2 en anthropologie du droit, j'ai effectué un stage de mars à mai 2011 au sein des équipes du musée de l'Homme, pour observer comment l'étude des restes humains participent à la préservation d'une mémoire commune. Avant de décrire différentes situations qui pourraient prêter à restitution, puis en exposant les dispositions législatives et leurs lacunes, j'aimerais rapidement revenir sur les différentes missions des chercheurs du musée de l'Homme et des chercheurs invités qui sont libres de faire des études sur des cas spécifiques en ayant les moyens d'une visée comparative.

En effet, le musée de l'Homme se caractérise par l'importance de sa diversité biologique, avec près de 160 pays représentés pour un total recensé de 17 679 crânes, 975 squelettes et 80 momies. Un bon nombre d'informations sur les caractéristiques des restes humains conservés se trouvent dans l'os lui-même et l'étude de l'ADN ancien, dont les premiers travaux ne remontent qu'à une vingtaine d'années, permet de raconter la vie de ces personnes, de retracer leur histoire, leur parenté et les mouvements de population qui leur sont associés à travers ces analyses.

Notons que les collections muséales disposant également d'une série de restes humains qui sont non identifiables et à l'origine incertaine, ce qui pose moins de difficultés quant à leur conservation qu'un reste humain identifié et issu d'un drame colonial. En effet, ce n'est pas la même chose d'avoir sous sa garde des restes humains d'un peuple toujours vivant et d'un peuple qui n'existe plus ou dont le temps a effacé toute trace d'une localisation fiable. Dans ce dernier cas, le reste humain contient le témoignage de l'humanité d'un peuple et il s'avère donc nécessaire d'en conserver sa trace. Pour Alain Froment, le directeur de la valorisation des collections scientifiques du musée de l'Homme, il s'agit avant tout de « combiner écoute attentive et souci de conservation [et] (...) mettre en balance les impératifs scientifiques et les revendications des communautés indigènes » 1 ( * ) .

Pour le musée de l'Homme, lorsqu'un reste humain est identifié et individualisable, il n'y a aucun problème à ce que son peuple ou sa communauté d'origine en demande sa restitution. C'est dans ce cadre que, connaissant les questions et les incertitudes autour du crâne du grand chef Ataï, j'avais demandé à Philippe Mennecier qui dirigeait alors les collections, où celui-ci pouvait se trouver. Il m'avait répondu sans difficulté et c'est après avoir contacté Didier Daeninckx que nous avons pu faire les démarches pour évoquer son histoire avec l'aide de Sabine Jobert dans le magazine Le Pays en juillet 2011.

Du fait du statut de la Nouvelle-Calédonie, le cas d'Ataï est différent des autres restes humains qui ont fait ou feront l'objet de restitution et sera rendu, en principe, en septembre 2014, lorsque les Kanak auront trouvé un accord quant à la destination de son crâne. L'accord de Nouméa du 5 mai 1998 ayant valeur constitutionnelle du fait de son intégration à l'article 76 de la Constitution, prévoit en son article 1.3.2 que : « L'État favorisera le retour en Nouvelle-Calédonie d'objets culturels Kanak qui se trouvent dans des musées en France métropolitaine ou dans d'autres pays ». Cet article permet donc de contourner l'article L 451-5 du code du patrimoine qui prévoit le principe de l'inaliénabilité des collections publiques des musées de France et de l'accord de la Commission scientifique nationale des collections en cas de déclassement. Il existe pourtant d'autres situations possibles de restitutions et nous allons pour les étayer prendre deux exemples, l'un issu de l'Algérie et l'autre du Sénégal. Nous reviendrons alors sur l'état de la législation du domaine public muséal pour pouvoir en proposer des aménagements.

I. Les cas possibles de restitution liés à l'Algérie et au Sénégal

Parmi les nombreux restes humains présents au musée de l'Homme figurent des Algériens issus du début de la période coloniale française. Rappelons que ce fut à partir de 1830 que la France entreprit, dans un premier temps, une domination limitée aux établissements maritimes en Algérie avant d'assoir définitivement sa domination de tout le territoire en 1847. Pour réaliser cet objectif, le colonel Bugeaud alla soumettre au printemps 1844 la basse Kabylie et des émeutes éclatèrent à cette période jusqu'au début du Second Empire.

Plusieurs hommes ont représenté avec force leur résistance à cette assimilation. Le premier, un chérif prédicateur religieux surnommé Bou Bar'la que l'on peut traduire en français par « l'homme à la mule », exhortait les foules de village en village à se révolter au nom du sentiment national contre la présence française. Il « inonda les pays arabes d'émissaires porteurs de lettres » 2 ( * ) en se disant l'envoyé du prophète pour les délivrer des chrétiens. D'abord à la tête de l'insurrection, de fin 1850 et durant l'année 1851, il saccagea des villages et des intérêts français et connut par la suite de nombreux échecs montrant sa faillibilité notamment en terre Kabyle, qui n'est pas musulmane et les dissensions entre les communautés ont accéléré sa perte d'influence. Rassemblant ses derniers partisans, il partit enlever des troupeaux et fut tué par le propriétaire le 26 décembre 1854.

Sa tête servit de trophée et fut envoyée au médecin chef de l'hôpital de Constantine, le docteur Vital qui en fit don à Paul Broca pour ses collections. Un de ses compagnons, Issa el Hammadi fut exécuté dans les mêmes circonstances, et sa tête momifiée a été conservée. Ce ne fut pas le seul don d'importance que Vital fit mais nous pouvons également relever les crânes de ceux qui ont participé à la défense de Zaâtcha dont la prise de cette oasis par les Français en 1849 fut un des grands massacres de la colonisation. En effet, comme le rapportait la chronique de Fernand Désiré Quesnoy, les meneurs « Bou-Zian, son fils et le chérif Si Moussa, retrouvés parmi les défenseurs, furent décapités et leurs têtes exposées au camp afin que tous les Arabes sussent bien que les fauteurs de l'insurrection avaient payé de leur vie leur incroyable présomption » 3 ( * ) . Lors de ma présence au musée de l'Homme, un historien algérien, Ali Farid Belkadi, était venu faire des recherches et avait fait une démarche, restée pour l'heure sans réponse, auprès du président algérien pour qu'il formule une demande officielle de restitution.

Un autre personnage mérite également toute son attention : le roi des Floups d'Oussouye de Casamance Sihalebe Diatta, mort en mai 1903. C'est à ma connaissance, le dernier reste humain qui a pour l'heure été évoqué officiellement comme pouvant faire l'objet d'une demande de restitution. Le docteur Maclaud, qui a été un important « pourvoyeur » en restes humains, a étudié la population Diola entourant la Casamance et tout particulièrement Sihalebe Diatta, disséqué par ses soins, sous la direction des professeurs Verneau et Rivet. Parmi les Diola, Sihalebe Diatta était roi de la tribu des Floups d'Oussouye qui a mené l'insurrection de 1902.

Son hostilité vis-à-vis de l'expansionnisme français lui valut d'être arrêté puis déporté à Sédhiou où il se laissa mourir de faim car, selon la coutume, personne à l'exception de ses épouses et de quelques initiés ne peut voir le roi manger. Les Diola ne croient pas à une mort naturelle car elle « est toujours le résultat d'un maléfice dont il faut rechercher et punir l'auteur » 4 ( * ) . La fonction de roi à Oussouye requiert de nombreuses contraintes et interdits si bien que son transfert à Sédhiou a été considéré par son peuple « comme un acte sacrilège (...) le roi (...) ne pouvait selon la coutume abandonner son territoire (...) [en tant qu']intermédiaire vivant et indispensable entre les forces invisibles et ses sujets » 5 ( * ) . Il représente aujourd'hui le symbole de l'affirmation de la Casamance comme une entité autonome au Sénégal. Ainsi, lors d'une séance du conseil des ministres du 12 août 2008, le président de la République du Sénégal a évoqué le rapatriement de figures historiques tels que Sihalebe Diatta pour qu'ils soient enterrés au Panthéon national mais il n'y a pas eu pour autant de réelles suites. Là encore, nous pouvons constater que la restitution d'un reste humain, enfouie sous des enjeux internes entre un État et une population locale à tendance autonomiste, est également dépendante du bon vouloir des relations interétatiques.

Nous allons voir à présent quels sont les principes juridiques qui gouvernent la présence des restes humains au sein des collections muséales en essayant de proposer d'éventuelles modifications.

II. La question des restitutions face au principe de l'inaliénabilité des collections

La loi 6 ( * ) du 4 janvier 2002 relative aux musées de France réaffirme le principe de l'inaliénabilité des collections pour les objets affectés au domaine public dans cette catégorie d'établissements, en l'assortissant d'une exception permettant un déclassement après avis d'une commission scientifique. Ainsi, s'il est vrai que l'Édit de Moulins de 1566 pose un premier cadre de protection de la domanialité publique, la loi de 2002 opère subtilement une exception notable sous le prétexte de renforcer l'inaliénabilité en posant juridiquement son principe. En effet, même si l'on peut affirmer qu'antérieurement à ce cadre légal les collections étaient sous la protection de leurs conservateurs, cette institutionnalisation du déclassement d'objets des collections publiques permet tout même, par une procédure, de constater si l'objet en cause remplit effectivement sa mission de service public. Le déclassement est rendu possible sur proposition de l'institution muséale, à partir de l'avis rendu par la Commission scientifique nationale des collections des musées de France 7 ( * ) , créée par la loi de 2002 et qui disposait de cette compétence jusqu'à la loi 8 ( * ) du 18 mai 2010. Si cette commission n'a pas été supprimée par la loi de 2010, cette dernière a créé une Commission scientifique nationale des collections 9 ( * ) , reprenant la compétence du déclassement. La nouvelle commission créée par la loi de 2010 est composée de quatre collèges qui se réunissent en fonction de l'institution dans laquelle se trouve le bien culturel faisant l'objet d'une demande de déclassement. La commission créée par la loi de 2002 est, quant à elle, maintenue dans ses attributions précédentes 10 ( * ) mais n'aura donc géré qu'une seule situation de déclassement à l'occasion de la restitution par la France à l'Égypte de cinq fragments de peinture murale conservés au musée du Louvre et provenant du tombeau de Tetiky, un dignitaire de la XVIII e dynastie. En cela, la nouvelle Commission vient compléter le dispositif juridique car elle permet l'examen du déclassement 11 ( * ) de biens culturels du domaine public ne faisant pas partie des collections des musées de France. La situation concernant le déclassement et la restitution de biens culturels semble clarifiée mais elle s'avère pourtant incomplète. La loi de 2002 relative aux musées de France a ajouté un article L 451-7 au code du patrimoine qui dispose que « les biens incorporés dans les collections publiques par dons et legs ou, pour les collections ne relevant pas de l'État, ceux qui ont été acquis avec l'aide de l'État ne peuvent être déclassés ». Comme le souligne la députée Colette Le Moal dans son rapport sur la loi de 2010, cet article a été adopté pour « rassurer les donateurs sur la pérennité de leurs dons et legs, la garantie de l'inaliénabilité étant souvent à l'origine du geste qu'ils consentent vis-à-vis des institutions patrimoniales publiques » 12 ( * ) , mais il doit pouvoir être repensé pour prendre en considération les enjeux liés à la mémoire des populations anciennement colonisées. Ainsi, il appartient à la nouvelle Commission scientifique 13 ( * ) , à l'occasion de son rapport sur ses orientations en matière de déclassement ou de cession des biens appartenant aux collections 14 ( * ) , « de confronter l'intérêt de conservation et d'exposition avec la dignité attachée aux restes humains, concrétisée par la demande d'un peuple "autochtone" » 15 ( * ) , mais également de se prononcer sur le maintien d'une inaliénabilité absolue sur la question spécifique des restes humains en tant que biens culturels présents dans les collections du domaine public par le biais de legs ou de dons.

Il s'agit de s'emparer réellement de ce sujet qui en France n'a été traité qu'à partir de cas particuliers et symboliques, d'abord par la loi du 6 mars 2002 pour Saartje Baartman puis par la loi du 18 mai 2010 pour les têtes maories. Désormais, il est temps pour le législateur d'adopter un cadre général prévoyant toutes les difficultés liées à la restitution de restes humains présents dans des collections publiques et provenant de dons ou de legs, ce qui est du fait de leur nature même la plupart des cas existants, comme les restes des algériens évoqués en exemple.

Plusieurs solutions sont déjà envisageables telles que la réalisation d'un inventaire 16 ( * ) comme l'a établi la loi du 4 janvier 2002 relative aux musées de France et codifié à l'article L 451-2, mais devant être étendu à l'ensemble des institutions publiques. Cet inventaire aurait pour objectif une identification de ces restes humains avec l'appui de recherches historiques et pourraient ensuite faire l'objet d'une réclamation. En effet, si une identification précise est avérée, l'information peut être communiquée sur le site internet de la Commission scientifique nationale des collections qui se chargerait, à partir du ministère des affaires étrangères, de relayer l'information aux États potentiellement concernés par une demande de restitution. Cette initiative permettrait une mise en conformité des engagements pris par la France en vertu de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones qui dans ses articles 17 ( * ) 11-2 et 12-1 prévoit une obligation pour les États d'assurer des mécanismes de réparation et donc un droit au retour des restes humains à leur terre d'origine. Encore faudrait-il pouvoir surmonter l'obstacle de l'article L 451-7 du code du patrimoine et, en la matière, une solution législative s'impose qui pourrait conduire à ce que le « matériel culturel sensible » 18 ( * ) , formulation issue du Conseil international des musées pour désigner les restes humains et objets sacrés des communautés autochtones, puisse également être déclassé. Pour cela, je propose de créer 19 ( * ) un article L 111-1-1 du code du patrimoine qui définirait ce qu'est un bien culturel sensible en prévoyant de le conserver ou de l'exposer avec l'accord des communautés.

Enfin, j'ajouterai une exception à l'article L 451-7 qui disposerait que les biens culturels sensibles acquis par dons ou legs peuvent être déclassés sur proposition de l'institution gardienne et après avis conforme de la Commission scientifique nationale des collections. Cela permettrait de conserver la sécurité pour les donateurs ou légataires pour des biens culturels non-sensibles et d'affirmer la reconnaissance par l'État des erreurs de la colonisation dans la spoliation de restes humains. La proposition venant de l'institution gardienne, elle s'assurera que le reste humain soit identifié et individualisable et permettra ainsi d'engager un dialogue avec les communautés concernées.

Les précédentes restitutions ont donné lieu à de fructueux échanges et de nombreux exemples pourraient être cités dans lesquels les peuples d'origine consentent à ce que leurs restes et objets sacrés soient conservés par les institutions muséales comme des objets-ambassadeurs, au nom du patrimoine commun de l'humanité. Ainsi, il s'agit de restituer à chacun des parties de la mémoire de l'autre afin de parvenir ensemble, au prix d'un dialogue interculturel, à un véritable échange permettant de construire la pensée postcoloniale du XXI e siècle.

Mme Françoise Vergès

Tal Bruttman est doctorant à l'EHESS. Il a été commissaire de l'exposition « La Spoliation des juifs : une politique d'État (1940 à 1944) », au Mémorial de la Shoah 20 ( * ) . Il est important de montrer comment des politiques d'État, visant à un moment donné un groupe, confisquent ses biens afin de l'affaiblir et de le rendre vulnérable à de plus fortes discriminations.

Rappelons que cette confiscation des terres commence dans l'Empire colonial en Algérie dès 1830, mais aussi en Nouvelle-Calédonie ainsi qu'à Madagascar. À l'issue de la révolte de 1878, de 1871 ou de la conquête de Madagascar, ce sont des centaines de milliers d'hectares qui sont confisqués pour être confiés aux colons.

M. Tal Bruttmann,
doctorant à l'École des hautes études en sciences sociales,
commissaire de l'exposition « La spoliation des Juifs :
une politique d'État (1940-1944) » au Mémorial de la Shoah

La spoliation des Juifs (1940-1944) ou comment avec la loi du 22 juillet 1941 le régime de Vichy adopte la politique d'aryanisation du Reich et l'intègre à un processus visant à « éliminer toute influence juive dans l'économie nationale »

Ce sujet est d'une certaine façon en décalage avec les précédents, dans la mesure où il ne s'agit pas d'un chapitre oublié mais d'un chapitre qui a été oublié jusqu'au milieu des années 1990. Sa résurgence s'inscrit dans une séquence historique marquée par le discours du Vel' d'Hiv', prononcé par le président de la République Jacques Chirac en 1995. Pour la première fois un Président français reconnaissait la responsabilité de l'État français dans les arrestations et les déportations de Juifs dans le cadre de la « solution finale ».

Cette reconnaissance est fondamentale car elle a permis du même coup d'achever un long processus de deuil, dont la précédente étape avait été incarnée par le Mémorial de la déportation des Juifs de France de Serge Klarsfeld, qui avait offert un cénotaphe aux disparus. Avec le discours présidentiel s'achève d'une certaine façon la question centrale des victimes, au coeur des revendications de l'opinion, permettant du même coup l'émergence de questions « subsidiaires », dont celle des spoliations, qui se trouvaient rejetées dans l'ombre du processus de destruction lui-même.

La mise en oeuvre de cette politique de spoliation s'inscrit dans un cadre européen. Il ne s'agit pas d'une invention du régime de Vichy, mais du Troisième Reich, et relève d'abord de l'histoire de l'antisémitisme nazi. Sa fonction première est de forcer les Juifs à quitter le territoire allemand, en les dépossédant de leurs biens. Lorsque la guerre est déclarée, cette politique de dépossession systématique n'a plus pour but de forcer les juifs à émigrer. En effet, l'émigration, déjà difficile dans les années 1930 puisque l'essentiel des pays - à l'exception de la France jusqu'en 1938 - fermaient largement leurs frontières, est désormais impossible. Avec la défaite et l'Occupation, cette politique nazie est introduite en France à partir de l'été 1940.

Il est fondamental de rappeler qu'elle constituait une politique d'État. Mais avant même que les politiques antisémites ne soient initiées en France, des violences populaires ont eu lieu à travers le pays, contre des « magasins juifs ». Ces attaques n'étaient fomentées ni par l'État de Vichy, ni par l'occupant, mais par des militants des partis de l'ultra-collaboration et différents mouvements antisémites. Cette période de l'été 1940 est importante à plus d'un titre en ce qui concerne l'antisémitisme. À Paris, des affiches fleurissent, interdisant l'entrée aux Juifs, et parfois aux Noirs, dans des magasins, cafés, restaurants ou théâtres, tant par antisémitisme que pour complaire aux Allemands.

À partir d'octobre 1940, le régime de Vichy, en concurrence avec les Allemands, adopte une législation antisémite autochtone créant la « race juive », s'inspirant largement des législations promulguées en Europe dans les années 1930. Jusqu'alors, le mot « juif » en France comportait une forte dimension péjorative. Le juif « civilisé », français, était nommé « israélite », les « Juifs » étant des étrangers.

Avec le « statut des Juifs », Vichy crée une forme de sous-indigénat. L'ensemble de l'arsenal législatif antisémite mis en place par Vichy vise à l'exclusion sociale de la population juive, en verrouillant toute possibilité de progresser au sein de la société française. Une partie de ces lois s'inspire directement de celles mises en place dans le cadre de l'indigénat au 19ème siècle, notamment sur les questions de circulation. Ainsi à partir de la fin de l'année 1942, il est interdit aux Juifs étrangers de circuler en France d'une commune à une autre sans autorisation administrative ; ceci alors que depuis l'été 1942 a commencé à travers la France la chasse à l'homme dans le cadre de la « solution finale ».

Le dispositif juridique mis en place permet d'exclure les Juifs de la société française, d'organiser leur mort sociale. Il ne correspond plus à la logique nazie des années 1930, dont l'objectif est alors de déposséder les juifs pour les forcer à quitter le territoire, mais vise à les exclure, sans leur laisser la possibilité de quitter le territoire puisque le continent européen est verrouillé.

L'une des étapes majeures de cette politique antisémite est la fin du droit à la propriété privée pour les Juifs en France. À l'instar des autres lois, celle-ci fut appliquée sur l'ensemble du territoire, bien au-delà de la seule métropole et de l'Afrique du Nord, jusque dans les confins de l'empire, en Indochine, à Madagascar ou en Afrique équatoriale française 21 ( * ) . La législation antisémite a ainsi été appliquée sur l'ensemble des territoires français, avec efficacité et de manière rapide. La législation antisémite excluant les fonctionnaires juifs est adoptée en octobre 1940. Trois mois plus tard, aucun fonctionnaire juif n'exerce plus au sein de l'administration française, hormis les rares personnes bénéficiant d'exemptions exceptionnelles.

Cette politique de spoliation est mise en oeuvre par l'ensemble des administrations, et pas seulement par le Commissariat général aux questions juives. Contrairement au reste de la législation antisémite, celle-ci nécessite la participation directe de la population pour réussir. Il s'agit en effet d'un processus de dépossession qui a pour finalité de retransmettre ces biens à des Français, candidats à l'acquisition.

Ici, les mots sont fondamentaux. Le mot « aryanisation », qualifiant cette politique, est entré dans le langage commun et régulièrement employé. Or ce terme émane de la langue nazie et signifie littéralement « rendre aryen ». La signification profonde indique ainsi qu'il s'agit littéralement d'une politique de décontamination du bien, souillé par son propriétaire juif, en le transmettant à des propriétaires « aryens ».

Cette politique implacable d' « aryanisation » économique est adoptée pendant l'été 1941 par le régime de Vichy, après avoir été introduite en zone occupée à l'automne 1940. Elle interdit aux Juifs de posséder toute entreprise, quelle que soit sa taille, de même qu'elle interdit largement la propriété immobilière et financière aux Juifs.

Toute la population française sait ou peut savoir que cette politique, largement publicisée, est à l'oeuvre. Des affiches sont placardées à travers la France afin de signaler les « biens juifs » et leur vente, de même que des petites annonces sont publiées à longueur de colonnes dans la presse. Le sens des mots est une nouvelle fois important : il n'y a pas de « biens juifs », autre expression émanant de la langue antisémite, mais des biens qui appartiennent à des Juifs. Pour les antisémites, là encore, ces biens sont devenus juifs.

Un problème se pose néanmoins pour le régime de Vichy avec cette politique : ne pas perturber les prix du marché, la vente de ces biens spoliés ne devant pas léser les propriétaires français en faisant baisser les prix du marché. Cette politique s'inscrit ainsi dans une politique économique plus globale. Il s'agit à la fois de trouver un juste prix et des acheteurs potentiels, ce qui là encore nécessite la participation de pans entiers de la société française : notaires, experts comptables, architectes, commissaires-priseurs ou huissiers, parmi d'autres, sont appelés à jouer un rôle dans ce processus.

Cette politique avait été oubliée jusqu'aux années 1990. Du point de vue des survivants ou de leurs descendants, le traumatisme se focalisait sur l'assassinat de la population juive. Et plus largement, la population française, témoin de cette période, a occulté ces mesures, alors qu'elle en a été témoin au quotidien. La population a vu pendant trois années ces affiches placardées à travers tout le pays. Les ventes étaient labellisées « juives », les candidats à l'acquisition savaient ce pour quoi ils candidataient. Cette politique s'adresse à tous, et tous savent, ou peuvent savoir, qu'elle est à l'oeuvre.

Cette politique antisémite a été mise en oeuvre par une administration formée sous la République - une République qui disposait cependant du statut de l'indigénat et réservait des conditions plus que particulières aux sujets de l'Empire -, qui s'en est rapidement saisie. En juillet 1941, l'État français décrète que les Juifs n'ont plus droit à la propriété privée ; à la fin de l'année 1943, la politique d'« aryanisation » est en voie d'achèvement, l'ensemble des biens identifiés ayant été confisqués. Le succès de cette politique publique laisserait rêveur n'importe quel gouvernement ; elle a en effet été adoptée, mise en oeuvre et achevée (en ce qui concerne les dépossessions) dans des délais très courts.

Avec la Libération et le rétablissement républicain, une politique efficace de restitutions fut mise en oeuvre, mais négligeant cependant certaines réalités, à commencer par la pleine dimension de la Shoah, synonyme de la disparition de familles entières et donc l'apparition de biens en déshérence. Lorsque cette politique de restitution s'achève au début des années 1950, 90 à 95 % des biens ou sommes spoliés ont été restitués. Le sujet tombe alors dans l'oubli, jusqu'à son retour sur le devant de la scène, non seulement dans un contexte français, mais également international, une vague de questionnements touchant aux biens spoliés et pillés durant la guerre apparaissant à travers le monde durant le milieu des années 1990. C'est dans ce contexte qu'est créée par Alain Juppé la mission d'étude sur la spoliation des Juifs de France, commission confiée à la présidence de Jean Mattéoli et regroupant historiens et archivistes, chargés de faire le jour sur cette question. À la suite des conclusions de la commission 22 ( * ) , plusieurs mesures furent prises, à commencer par la création d'un organisme chargé de procéder aux indemnisations de spoliations n'ayant pas étant restituées au sortir de la guerre, ainsi qu'une fondation (la fondation pour la Mémoire de la Shoah), dotée des sommes en déshérence restées aux mains de l'État, des banques ou assurances.

Mme Françoise Vergès

Emmanuel Blanchard est historien, maître de conférences à l'université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, chercheur au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions politiques (CESDIP). Il est membre du comité de rédaction de la revue Champ Pénal/Penal field. Sa thèse, soutenue en 2008, s'intitule « Encadrer des «citoyens diminués« : la police des Algériens en région parisienne, 1944-1962 ». Elle a été publiée en 2011 sous le titre « La police parisienne et les Algériens, 1944-1962 » aux éditions Nouveau monde. Il a été l'un des commissaires de l'exposition « Paris en guerre d'Algérie » présentée par le Comité d'histoire de la Ville de Paris au réfectoire des Cordeliers (décembre 2012 - janvier 2013). La liste de ses publications est disponible sur sa page personnelle : http://www.cesdip.fr/spip.php?article451.

M. Emmanuel Blanchard,
historien, maître de conférences,
Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines

Un massacre colonial à Paris : la répression du 14 juillet 1953
place de la Nation

I) Les faits

Le 14 juillet 1953, place de la Nation, au terme du défilé communiste et syndical traditionnel organisé par le mouvement de la Paix qui répond au défilé officiel du matin, les gardiens de la paix de la Préfecture de Police ouvrent le feu sur le cortège des nationalistes algériens. Sept cadavres sont relevés (six militants du PPA-MTLD 23 ( * ) et un membre du service d'ordre de la CGT). Le même jour, une quarantaine d'Algériens sont blessés par balles.

D'après l'enquête menée à décharge par la Préfecture de Police, plusieurs dizaines de coups de feu ont été tirés, une quarantaine de douilles ont été ramassées, et une dizaine de gardiens ont reconnu avoir tiré. Malgré les accusations portées dans un premier temps et visant à étayer la thèse de la légitime défense, aucun tir n'a été avéré du côté des manifestants. La thèse de l'émeute algérienne, portée par les autorités et relayée par une partie de la presse, ne résiste pas à l'analyse.

Le lendemain, la presse publie surtout des photos de véhicules de police brûlés, d'une place de la Nation saccagée, d'une dizaine de gardiens de la paix grièvement blessés, puisque des affrontements se sont effectivement déroulé Place de la Nation. Cependant, ces affrontements violents, qui ont pris la forme d'une véritable bataille rangée pendant une demi-heure, ont eu lieu après la fusillade, après une véritable tuerie perpétrée contre une foule désarmée. A ensuite succédé une véritable chasse aux Algériens. Une photo parue dans l'Humanité montre ainsi une foule de gardiens de la paix qui ont « coincé » un algérien pour le passer à tabac. Si ce type d'images est peu diffusé, les témoignages, y compris dans les rapports de police, font état d'un nettoyage par la police des alentours de la Place de la Nation, suivi de contrôles d'identité et de rafles dans différents quartiers de Paris, de tous les Algériens suspectés d'avoir participé à cette manifestation.

II) Le contexte

Il serait préjudiciable de se contenter d'une analyse victimaire. Il s'agit de rendre à ces militants, ce qu'étaient leur capacité d'action, leur lutte et leur projet politique.

Depuis 1950, les Algériens manifestaient très régulièrement en métropole, à Paris ou dans les grandes villes industrielles. Ils réclamaient une amélioration des prestations et de leurs droits sociaux, dont la minoration renvoyait à leur statut de citoyens diminués, qui transparaissait dans l'appellation « Français musulman d'Algérie ». Ils manifestaient aussi afin de régulièrement dénoncer les violences, les « rafles policières », la « chasse au faciès ». Ces termes sont utilisés à l'époque par la presse, mais également par la police. Ils manifestent également pour demander la libération de leur leader Messali Hadj, et afficher leurs revendications indépendantistes. Lors du défilé de juillet 1953, les Algériens tentent d'apparaître le plus ordonné possible, la rigueur de l'organisation et le soin apporté à l'habillement (la majorité sont en costume, beaucoup portent la cravate) permettant de contrecarrer les stéréotypes coloniaux de l'indigène irrationnel qui ne saurait pas se tenir. Dans les manifestations des années précédentes, le drapeau nationaliste était arboré, constituant un enjeu important dans les affrontements avec les manifestants.

Ces Algériens ne manifestaient pas toujours pacifiquement et étaient parfois armés de bâtons. L'affrontement avec les policiers fait partie du répertoire manifestant de l'époque. Ils ne sont pas toujours victimes, et font reculer la police à diverses reprises. Des policiers sont parfois blessés, notamment lors d'affrontements liés à la diffusion de la presse nationaliste, en particulier l'Algérie libre. Les archives de la Préfecture de Police montrent qu'après le 1 er mai 1951, où ils avaient dû battre en retraite avec de nombreux blessé, certains gardiens de la paix fomentent leur revanche.

Rendre leur capacité d'action aux militants ne doit pas minorer la violence policière. Il s'agit de la replacer dans le répertoire policier de l'époque, en métropole, comme dans l'Empire, de la rafle à la tuerie.

Depuis la libération, les « Français musulmans d'Algérie » bénéficiaient de la liberté de circulation et d'installation sur la rive nord de la Méditerranée. Ils étaient supposés bénéficier de la pleine égalité des droits avec les autres citoyens français, dès lors qu'ils se trouvaient en métropole. Ils étaient cependant considérés comme « indésirables » par les hauts fonctionnaires en charge de la politique d'immigration qui auraient voulu attirer d'autres émigrants, par une partie de la presse qui mettait en exergue la « criminalité nord-africaine », et par une partie de la population qui leur reprochait leur pauvreté et leur présence trop visible dans certains quartiers. Beaucoup regrettaient que les « Français musulmans d'Algérie » ne soient pas contrôlés comme des étrangers, puisque Français ils échappaient à la police des étrangers. La police parisienne multipliait donc les rafles. Elle les conduisait au poste pour des vérifications d'identité approfondies, tout en sachant que cette politique médiatisée était vouée à l'échec. Les personnes arrêtées étaient certes fichées, mais très vite relâchées. Les indigents refoulés vers le département d'Algérie pouvaient retraverser la Méditerranée grâce à la liberté de circulation.

Ces contrôles incessants s'apparentent à des « cérémonies de dégradation » (d'après l'expression du sociologue étatsunien Harold Garfinkel), destinées à nier la qualité de citoyen français à ces hommes. Ils restaient perçus comme des sujets coloniaux, dont la présence en France était indésirable. Le massacre du 14 juillet 1953 est une radicalisation de cette dénégation. Dans les archives policières, les Algériens apparaissent comme des manifestants illégitimes, des hommes qui ne sont pas à leur place et à qui il faut donner une bonne leçon, des fanatiques face auxquels l'usage d'une violence extrême est justifié. Ils sont donc soumis à une pratique de tirs massifs dans la foule, qui n'a plus cours en métropole depuis les grandes manifestations antiparlementaires du 6 février 1934 mais qui demeure courante dans l'Empire colonial français, comme le démontrent les événements de Casablanca en décembre 1952 24 ( * ) . Les usages du maintien de l'ordre dans les départements d'outre-mer à la même époque et dans les décennies suivantes sont aussi particulièrement violents, notamment les répressions de décembre 1959 en Martinique ou de mai 1967 en Guadeloupe.

III) Pourquoi se souvenir ?

Il ne s'agit pas de s'interroger sur les mécanismes sociaux et politiques de l'oubli, faciles à identifier dans le cas présent 25 ( * ) . Il ne s'agit pas plus de commémorer particulièrement ces victimes, qui appartiennent avant tout à la longue litanie des centaines de milliers d'Algériens morts pour l'indépendance nationale. Du point de vue de l'État français, ces manifestants ont été traités de la même manière que les ouvriers de Fourmies le 1 er mai 1891, ou que l'ensemble des colonisés qui, à partir de l'entre-deux-guerres, ont défilé pour remettre en cause la domination coloniale, comme à Tunis en avril 1938.

Il s'agit donc surtout de rappeler, au travers de l'analyse historique, que si les pratiques policières évoluent, elles continuent de s'appliquer de manière disproportionnée à certains groupes sociaux, notamment définis par leur apparence raciale. Dans leur caractère routinier, ces pratiques s'apparentent à de véritables « cérémonies de dégradation » destinées à inférioriser des individus dont le statut légal n'est pas reconnu. L'Histoire montre le potentiel de révolte des victimes et de radicalisation des violences policières, dont ces « cérémonies de dégradation » sont porteuses.

Ces conséquences peuvent être contenues si, sur le plan institutionnel, un certain nombre de mesures sont prises pour limiter les possibilités d'arbitraire policier et éviter la diffusion d'un certain nombre de pratiques discriminatoires. Si aucune mesure n'est prise, les contrôles d'identité à répétition resteront la cause majeure des tensions entre les forces de police et une partie de la jeunesse que de constants « vos papiers ! » ramènent à un statut d'infériorité citoyenne.

Mme Françoise Vergès

Naïma Yahi est historienne, chercheure associée au laboratoire URMIS, Université de Nice Sophia Antipolis, et directrice de Pangée Network. Elle est co-auteur du documentaire « Les Marcheurs, chronique des années Beurs », diffusé sur Public Sénat les 18 et 23 novembre 2013. Elle a organisé un colloque sur la chanson de l'exil. Elle a d'ailleurs contribué à l'écriture du magnifique spectacle Barbès Café.

Mme Naïma Yahi,
historienne, chercheure associée au laboratoire
« Unité de recherches Migrations et société »,
Université de Nice Sophia Antipolis,
directrice de Pangée Network

La création musicale des Algériens en exil : entre nationalisme et nostalgie (1950-1960)

Après tout ce que nous venons d'entendre et qui m'a beaucoup émue, j'ai la lourde tâche de vous parler « chansons ». Cet autre chapitre oublié peut paraître plus trivial, mais participe de l'Histoire coloniale, de celle des décolonisations, et du patrimoine de l'émigration, pleinement intégré à notre patrimoine national et à notre mémoire collective.

Le mépris adressé à certaines cultures émanant des populations colonisées se double d'une amnésie ou d'une absence de réappropriation patrimoniale collective de ces cultures. Çà et là, De nombreuses et belles initiatives de réappropriation s'effectuent toutefois, notamment par la société civile. Les artistes font découvrir aux historiens la richesse, ainsi que la réalité de la transmission mémorielle et culturelle de ces chansons. Les associations ou les créateurs - écrivains, dramaturges - nous font également toucher du doigt la beauté de ces richesses culturelles produites, malgré les violences et les discriminations du fait colonial par les Algériens colonisés et postcoloniaux qui s'installeront en France au XX e siècle. Ces derniers donneront de grands artistes français, héritiers de ces productions artistiques.

Dans le cadre des expositions universelles, les colonisés étaient souvent mis en scène, notamment lors de concerts, sous l'image d'eunuques, danseuses du ventre et autres charmeurs de serpent, afin d'émoustiller les visiteurs. Cette image d'Épinal de l'Orient fantasmé se retrouve tout au long de ces exhibitions, auxquelles participent certains artistes qui marqueront la création musicale du XX e siècle.

La figure de Mahieddine Bachtarzi est importante. Homme-orchestre de cette vie culturelle maghrébine, il est à la tête de la programmation de l'Opéra d'Alger et sera, avec son maître Edmond Nathan Yafil, à la tête de la troupe de musique arabo-andalouse El Moutribia. Il dirige la plupart des catalogues arabes des maisons de disques occidentales, telles que la libano-allemande Baïdaphone, ou Gramophone en France, avec Odéon, Columbia, Pathé Marconi et d'autres marques qui s'uniront au tournant des années 1950. Cet homme de la chanson classique arabo-andalouse ouvre la chanson de variété aux Algériens et plus largement aux Maghrébins car les artistes tunisiens et marocains participeront à cette aventure, dans le cadre hexagonal.

Une autre figure est celle de Mohammed El Kamal, le jazzman algérien, qui à ses côtés, met en oeuvre les cafés concerts, notamment le fameux « caf'conc' », popularisé avec des artistes algériens. Ces derniers sont avant tout ouvriers, installés dans les bassins d'emplois dès la fin du XIX e siècle, tels que les houillères du Nord-Pas-de-Calais ou les docks marseillais. Ils deviennent ainsi des troubadours de l'exil, faisant la narration de leurs affres et de l'amour de la terre natale. Très vite, cet amour de l'Algérie prend les traits du nationalisme, incarné par la figure de Messali Hadj, et accompagne son émergence.

Ces nombreux ouvriers, manifestant pour réclamer des droits ainsi que l'indépendance de leur pays, sont accompagnés par ces artistes dans cette prise de conscience collective qui mènera à l'émancipation.

Une chanson de Mahhiédine Bachtarzi évoque le fils de la Nation, et encense les caractéristiques de cette fameuse personnalité algérienne, qui est l'un des ferments du nationalisme algérien. À travers cette chanson, Il s'agit de rappeler ce qui fait que l'indigène, le colonisé, n'est pas français, et ne le sera jamais pour des raisons liées à son statut et aux lois discriminantes qui le concernent.

De son côté, Mohamed El Kamal propose du théâtre chanté lors des meetings et réunions du journal El Ouma, émanation de l'Étoile nord-africaine. Cet organisme pan-maghrébin, né de la section coloniale du parti communiste français en 1927 mais qui s'en émancipe, demande les indépendances des trois pays du Maghreb avant de se caractériser par des partis nationalistes algériens, marocains et tunisiens. La programmation du théâtre de l'opéra d'Alger, portée par la troupe Mahieddine, porte cette parole, y compris dans les départements en Algérie, à travers des mises en scènes et des chansons, et bientôt des comédies musicales comme celles réalisées par Simone Berriau, dont « Sérénade à Myriam » tournée au Maroc que l'on trouve aujourd'hui dans les archives du CNC.

Ces artistes qui évoquent l'attachement à la terre natale et la douleur de l'arrachement, de l'exil, chanteront également leur opposition à la colonisation. Slimane Azem et Cheikh El Hasnaoui, deux grands chanteurs kabyles qui s'installent en France métropolitaine au tournant des années 1930, chantent cet engagement. Le premier est membre du parti du Peuple algérien, à la tête duquel est Messali Hadj qui réclame, via des meetings et des manifestations, l'indépendance de l'Algérie. Il traduit cet engagement en chanson, lors d'un enregistrement chez Pathé Marconi, maison de disques française. Avec « Afragh Ajrad Thamourthiou » (Criquet sors de ma terre), sur la couverture du 45 tours comme dans la chanson, il compare les colons aux criquets qui dévorent les terres, en référence aux poèmes de Si Mohand Ou Mhand, grand poète kabyle qui connaîtra l'exil suite aux révoltes algériennes du XIX e siècle.

La jeune Ouarda quant à elle naît à Puteaux en 1939, et grandit dans les rues du quartier latin. Elle se fait connaître sur les ondes de l'ORTF, lors des émissions en langue arabe et berbère, dédiées aux indigènes. Elle deviendra Ouarda al-Jazairia, « Ouarda l'Algérienne », et sera considérée, après la mort d'Oum Kalsoum, comme la plus grande chanteuse du monde arabe. Son père, qui tient un cabaret dans le quartier latin, est considéré comme un membre éminent de la Fédération de France du FLN. Cette enfant de France - qui nous quittera en 2012 - connaît l'exil, expulsée avec sa famille en 1958.

Cette chanson algérienne, qui s'engage dans le nationalisme et dans cette narration de l'exil, se produit dans des lieux de mémoire, tels que les cafés algériens constituant des salles de spectacle informelles pour ces artistes. Les Algériens avaient le droit d'acquérir des licences pour les débits de boisson, expliquant une présence importante et ancienne des Algériens dans le métier de cafetier. Les cabarets orientaux du Quartier latin, les foyers de travailleurs algériens et les cinémas de quartiers d'immigrés tels que le Louxor sont aujourd'hui des lieux de mémoire. Ils étaient aussi des lieux de militance politique, qui ont permis à ce maillage d'ouvriers militants d'être une force de frappe importante pour la Fédération de France du FLN, qui portent la lutte armée en la soutenant financièrement, intellectuellement et artistiquement. Ces artistes se produisent en effet pendant la guerre, et cotisent comme les ouvriers de l'époque.

Après la guerre, cette scène ne se tarit pas, à l'instar de l'émigration algérienne qui passe de 350 000 ressortissants à la fin de la guerre à plus de 800 000 à la fin des années 1970, pour atteindre 1,5 million Algériens aujourd'hui, sans compter les nombreux Français héritiers de cette émigration. D'autres figures peuvent être citées, telles que Mohamed Hachlaf, journaliste et directeur éminent de maison de disques, ou des artistes comme Noura, qui sera, avec Slimane Azem, la seule à recevoir un disque d'or en France pour ses ventes au début des années 1970.

Cette chanson de l'exil qui fait la narration douloureuse et poétique de cet arrachement à la terre natale se perpétue. Ce genre poétique et musical se développe et connaît ses grandes heures dans les années 1960 et 1970. Il fait l'objet d'une réappropriation patrimoniale par des artistes, tels que Mouss et Hakim dans leur projet Origines Contrôlées, ou Rachid Taha avec ses albums « Diwan » et sa fameuse reprise du titre « Ya rayah » (l'exilé) dont il fit un succès au début des années 90.

Ces artistes français aujourd'hui se font forts d'être des passeurs culturels pour rappeler à l'ensemble de notre société la richesse patrimoniale en partage que constitue ce répertoire multilingue, caractérisé par l'exil. Il s'agit en effet de plus de 20 000 titres enregistrés en 78 tours, en 45 tours, CD, K7, de cette diaspora algérienne dans toute sa diversité tout au long du XX e siècle, qui font enfin l'objet aujourd'hui d'une réappropriation musicale et mémorielle pour une diffusion au plus grand nombre.

Mme Françoise Vergès

Dominique Rolland est maître de conférences à l'Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO), ethnologue et écrivain. Parmi ses ouvrages figurent « Passeport pour Hué : la Tonkinoise de l'île de Groix » en 2011, « Petits Vietnams, Histoire des camps de rapatriés d'Indochine en 2010 », et « De sang-mêlé, Chronique du métissage en Indochine » en 2006, qu'elle a mis en scène et dont elle nous propose un extrait.

Mme Dominique Rolland,
écrivain, maître de conférences à l'Institut national
des langues et civilisations orientales (INALCO)

De sang-mêlé, une mise en scène sur la figure du métis comme construction coloniale

Extrait du spectacle

« La Tonkinoise de l'Île de Groix »

Le spectacle « La Tonkinoise de l'Île de Groix » porte sur les questions du métissage franco-indochinois, et de ses conséquences postcoloniales. Il se jouera les 29 et 30 novembre à 20 heures à la CNHI. Je le réalise avec un dessinateur de bande dessinée, Clément Baloup, eurasien également, et un musicien Tran Quang Hai.

Parfois, parfois, je me sens traversée d'une angoisse dure et froide comme un caillou. Ce n'est pas de la peur, non, de la solitude crue, humide. Comme un enfant qu'on ramène en pension un dimanche soir. L'arrachement inévitable. Non, non, je n'ai pas été en pension, ce n'est pas un souvenir... c'est juste... une impression. L'impression, vous voyez, que je n'avais pas le choix. Je veux dire qu'une certaine forme de bonheur ne m'était pas accessible. Ce n'était de la faute de personne. C'était ainsi. Je n'étais pas malheureuse. C'étaient les gens autour de moi qui avaient du malheur. Pas spécialement moi. On était installés dans la douleur, depuis longtemps je crois.

Quelle douleur ? La douleur de ne pas savoir qui on est, où on est. Du côté du bien, du côté du mal. Ce n'est pas facile. De quoi je parle ? De la colonisation.

(Légère ambiance musicale)

II L'avion Clément dessin nuages toits et dragons, commencés plus haut

C'est drôle, c'est drôle. Je ne me souviens pas d'avoir vu la ville d'en haut quand l'avion amorçait sa descente. Toute la nuit, une petit lumière avait clignoté sur l'aile, et puis dans le ciel, quelque chose avait pâli, le noir virant à l'indigo, l'indigo au violacé, le violacé au rose pivoine. Et puis on descend sur l'aéroport de Nôi Bay, Hanoi. Hà nôi, Tonkin.

C'est comme ça qu'elle commence, l'histoire. À l'école communale, quand on écrit à l'encre violette, lieu de naissance de la mère, deux points, Hanoi, entre parenthèses, Tonkin. À l'époque, Hanoi, je l'écrivais à la française, en un seul mot. Je ne savais pas qu'il y avait une autre façon de l'écrire, plus âpre, en deux mots, l'accent grave sur le a, l'accent circonflexe sur le o et puis un point, en dessous, comme un coup frappé. Hà nôi. Hà nôi. Mais à l'école communale on ne sait rien de tout ça, juste qu'il faut mettre Tonkin entre parenthèses, parce que c'est la province. Oui, la province. Mais la province de quoi ? La province comme le Languedoc, la Bretagne, l'Auvergne ? Dans la salle de classe, il y a une carte de France, massive, hexagonale, avec tous ses départements colorés serrés les uns contre les autres. Non, le Tonkin n'y est pas. Il figure, sur une autre carte, on lui tourne le dos. L'empire colonial français, c'est un au-delà de l'hexagone qui s'étale sur le mur du fond. C'était la fin de l'année, la fin du programme, et puis c'était aussi la fin de cet empire-là, parce que le Tonkin, c'était un pays où il y avait la guerre. Oui, la guerre. Mais quelle guerre, je ne savais pas, chez moi, on ne disait rien.

III Carte d'identité

Il y a quelques temps, j'ai retrouvé la carte d'identité de mon grand-père, celle qui date de 1935. À l'époque de l'école communale, c'est chez lui que je vivais. Sur la carte, il y a écrit : Charles-Eugène Harter, né en 1894 à Dap Cau, province de Bac Ninh, fils de Charles Eugène Harter, ingénieur des chemins de fer de l'Indochine et de Nguyen thi Nghièm, son épouse. Son épouse ! Fils légitime, carte d'identité française, pas de problème. Et pourtant, à la troisième ligne, après la mention signes particulier néant, cette autre mention, très étrange : teint, deux points, bistre. Bistre. C'est un drôle de mot. Moi je ne l'ai entendu utiliser que pour les paupières. On dit : paupières bistre. Et encore, seulement quand on parle des yeux des femmes dans les tableaux de la renaissance, ou de ceux des anges très fatigués.

Et le teint ? Est-ce une manière pudique de dire la couleur de la race, la couleur de la peau? Non, je ne crois pas : quand on parle du teint, ce n'est pas à propos de ce qu'on appelle les gens de couleur, mais plutôt de ceux qui n'ont pas tout à fait de couleur mais un peu quand même : on dit le teint basané, le teint olivâtre.

Être teinté, c'est n'être pas tout à fait blanc. Mais blanc quand même un peu. Blanc quand même pas mal, plus blanc qu'autre chose.

Teint bistre, qu'est-ce que ça veut dire ?

Mon grand-père, le type au teint bistre, il était métis. C'est pour ça, le teint bistre. Lui, il préférait dire eurasien, parce que de son temps, métis, c'était une insulte. Oui, une insulte. On disait « Sale métis, Sale race de métis ». Aujourd'hui, on a du mal à comprendre, le métissage chez nous est à la mode. On a oublié l'origine coloniale du mot, on pense juste que c'est une chance, un plus dans l'identité, deux cultures, c'est mieux qu'une seule, ça s'additionne. Sauf que, ce n'est pas aussi simple, être métis. Être métis, ce n'est pas comme ça, ce n'est pas être deux personnes distinctes, c'est être à la fois l'un et l'autre, avoir toujours une part de l'autre en soi, une part de soi en l'autre. Être métis, c'est porter en soi les deux parts d'un monde inégal. Être à la fois l'un et l'autre.

Colonisateur et colonisé, dominant et dominé, possédant, et dépossédé. Oh je sais bien ce que vous allez dire, que je fais bien des histoires, qu'est-ce qu'il m'en reste, à moi, de ce métissage ? Pas grand-chose, de la couleur diluée, de l'identité diluée, presque rien. Et on pourrait se demander tout aussi bien ce qui leur en reste, à eux, les gamins en capuche qui caillassent des bagnoles dans nos banlieues, qu'est-ce qui leur en reste, de leur origines kabyles, sénégalaises, maliennes, khmères, tamoules, congolaises, martiniquaises, canaques, vietnamiennes et que sais-je encore ? De la couleur diluée, de l'identité diluée, pas grand-chose, presque rien.

Parfois, à la télévision, on voit des émissions qui s'appellent double jeu, ou double culture. On y invite des écrivains, des intellectuels, des artistes. À les entendre, on comprend tout de suite l'avantage qu'il y a d'avoir deux cultures plutôt qu'une seule. Oui, mais, essayez donc d'aller leur expliquer, aux gamins en capuche qui caillassent des bagnoles dans nos banlieues, la chance qu'ils ont, d'avoir à la fois leur noble ancestralité africaine et puis l'héritage des Lumières... non, eux c'est pas deux cultures qu'ils ont, c'est une culture qui leur a échappé et l'autre qu'ils n'ont jamais réussi à attraper, alors...Ben alors, ils passent pas dans les mêmes émissions, c'est tout !

IV Lettre d'Antoine Mahaut à son ami Georges Leric

Tout commence comme dans la chanson, c'est presque rien. Presque rien, un petit jeune homme, à la fin du XIX e siècle, qui s'engage pour faire la conquête du Tonkin, il est Corse, Auvergnat, Franc-comtois, Breton. Il a 20 ans. Peut-être qu'il n'en reviendra pas. Peut-être qu'il mourra du choléra, du paludisme, du typhus, de la dysenterie, d'une de ces maladies qu'on attrape en arrivant, et dont on meurt avant même d'avoir combattu. Peut-être qu'il sera dévoré par un tigre, ou mordu par un serpent. Peut-être qu'il se noiera dans la rivière claire. Peut-être qu'il sera décapité par les pirates. Mais peut-être qu'il aura eu de la chance, qu'il sera blessé mais pas trop, et qu'on l'affectera dans un poste tranquille. D'où il écrira au pays, à sa famille, à sa promise, à ses amis... Comme cette lettre par exemple :

« Fouly, le 18 mai 1887

Mon cher Georges

À la prise de la citadelle de Hué, j'ai connu des combats terribles et j'ai été blessé au pied gauche, rien de très grave heureusement, et du coup j'ai été affecté à Dong Hoi, qui se situe pas très loin de Hué, si tu te souviens. C'est un pays très calme, très joli, avec beaucoup de temples et de pagodes, car les gens sont très dévots et prient leurs génies de leur épargner les maladies et les calamités naturelles. Les indigènes ne nous font pas de problèmes comme dans le nord. Ce qu'il y a de bien, c'est qu'il est facile de se trouver une petite épouse, pour tenir la maison, faire la cuisine, et faire aussi le reste, si tu vois ce que je veux dire... Certaines seraient même très jolies, malgré leur manie de se teindre des dents en noir ! L'avantage, c'est que tu paies une certaine somme au père (attention, il faut marchander, sinon tu te fais avoir !) et après, si tu n'en veux plus, tu la renvoies et on te rend l'argent ! C'est aussi simple que cela. Quelle belle coutume ! Le seul problème, c'est quand elles te font des petits. Moi il m'en est venu un qui doit avoir presque un an maintenant, un petit tout jaune mais avec un grand nez qui fait qu'on le remarque tout de suite. Évidemment, je ne l'ai pas déclaré, que veux-tu que j'en fasse quand je rentrerai en France ! Surtout ne dis rien à personne, tu imagines l'histoire que ça ferait au pays !

Ces petits, quand c'est petit, ça ne compte presque pas, c'est comme des animaux, des chiots, ils sont collés contre leurs mères, toujours, avec un petit museau jaune et trois touffes de cheveux qu'on leur laisse sur le crâne. On ne peut même pas penser qu'ils sont à soi. C'est quand ça devient grand, qu'on les regarde, qu'ils vous regardent...qu'est-ce qu'on peut faire ? Il y a un employé des douanes, dans le district, il a épousé la mère, reconnu trois enfants. C'est une folie, comment peut-on faire ça ? Moi, je ne pourrais pas. Lui, il va rester ici toute sa vie, maintenant, il a plus le choix. Son fils s'appelle François-Duc, François Duc Lambert, il l'a envoyé à l'école, c'est un beau garçon qui parle bien français, et qui maintenant fait des études à Hanoi. Quand je le vois, ça me fait bizarre. Il parle comme une personne bien éduquée...

J'ai su que ton régiment avait été affecté à Madagascar et c'est là que te joindra ma lettre. J'espère que tout va bien là-bas et que tu te plais à Diego Suarez. Il paraît que les filles sont jolies, mais attention à ne pas faire un petit négro !

Je te serre la main, écris moi de temps en temps, ça me fera toujours plaisir.

Ton ami Antoine »

Oui, ça changeait tout un père qui vous reconnaissait devant l'état civil. Et ils n'étaient pas si nombreux à le faire, parce que deux ou trois enfants de sang mêlé, au retour en France, c'était plutôt encombrant. Quant à ramener la congaïe, on n'y pensait même pas !

Mon arrière-grand-père, l'alsacien, il avait reconnu trois enfants et épousé la mère. Peut-être parce que lui-même était un enfant naturel, c'était le fils d'une lingère et d'un architecte parisien. C'est peut-être pour ça qu'il a reconnu ses enfants. Un jour, il a dû regarder son fils, un gamin de dix ans qui ne parlait pas français et qui était élevé dans la famille annamite de sa mère, et se dire qu'il fallait faire quelque chose. Et faire quelque chose, ça voulait dire le déclarer à l'état civil, et puis l'envoyer à l'école pour qu'il échappe à son destin d'indigène, pour qu'il devienne quelqu'un. Mais ces reconnaissances étaient plutôt rares et les métis abandonnés de plus en plus nombreux. C'était un vrai problème, une contradiction insoluble car, bien que de sang français, ils étaient de statut indigène, pas citoyens ! On ne les aimait pas. On disait d'eux qu'ils héritaient de toutes les tares, du côté français comme du côté annamite, ça faisait beaucoup. Mais chez les vietnamien, on ne les traitait pas beaucoup mieux : on les appelait « tête de poulet cul de canard ». Et d'un côté comme de l'autre, on les soupçonnait de toutes les traîtrises. Mais si l'on réfléchit bien, comment pouvait-il en être autrement ? Dans une situation coloniale, si on était fidèle à une partie de soi-même on était traître à l'autre, forcément.

Un jour, dans la cour de l'école, une petite fille m'a dit : « c'est qui, le chinois qui vient te chercher à la sortie ». Je ne savais pas quoi répondre, je ne comprenais pas la question. Quel chinois ? J'aurais dû répondre, « c'est pas un chinois, c'est mon grand-père », mais je n'ai pas eu le réflexe. Et puis si ça se trouve, elle aurait alors demandé ; « mais comment ton grand père peut-il être chinois ? » C'est vrai, ça, comment pouvait-il être chinois ? Je lui aurais bien répondu « il est pas chinois, c'est pas de la Chine qu'il vient, c'est du Tonkin ! Le Tonkin, la province entre parenthèses, tu vois ? » Mais là, je suis certaine qu'elle aurait ricané : « Eh, mais le Tonkin, c'est pas une province de la France, c'est en Chine ! C'est une province de la Chine ». C'est là, pour sûr, que je me serais embrouillée. « C'est une province de la France, qui est en Chine, une province de la Chine de la France, une province de la France en Chine ». Mais je sais bien que j'aurais dû lui répondre une seule chose : « C'est mon grand-père ». Juste ça. Mon grand-père. Un type au teint bistre qui était né en 1894 à Dap Co, province de Bac Ninh, protectorat du Tonkin. Parce que oui, c'est comme ça qu'elle s'appelle, la province de la France qui est en Chine, la province entre parenthèses. Le Protectorat du Tonkin.


* 1 Froment A., « Ne liquidons pas les collections anthropologiques », La Recherche, n° 420, juin 2008, p. 96.

* 2 Au capitaine H., L'insurrection de la Grande-Kabylie , in Revue de l'Orient de l'Algérie et des colonies, T. XIII, 1861, p. 38.

* 3 Quesnoy F.-D., L'armée d'Afrique depuis la conquête d'Alger , éd. Jouvet et Cie, 1888, p. 290.

* 4 Docteur Maclaud, Notes anthropologiques sur les Diola de la Casamance , in L'anthropologie, T. XVIII, Masson, 1907, p. 78.

* 5 Roche C., cité par Lambal R., La rencontre de Malraux et de la reine Sebeth , in Revue littéraire d'histoire de la France, vol. 105, n° 4-2005, p. 1011.

* 6 Loi n° 2002-5 du 04/01/2002 relative aux musées de France, JORF du 05/01/2002, p. 305.

* 7 Sur cette question l'art. 11 de la loi « musées de France » a été codifié à l'art. L 451-5 du Code du patrimoine (CP) qui pose pour principe que : « Les biens constituant les collections des musées de France appartenant à une personne publique font partie de leur domaine public et sont, à ce titre, inaliénables (...) » : la saisine de la Commission est donc l'exception.

* 8 Loi n° 2010-501 du 18/05/2010 visant à autoriser la restitution par la France des têtes maories à la Nouvelle-Zélande et relative à la gestion des collections, JORF n°0114 du 19/05/2010, p. 9210.

* 9 Ses fonctions et attributions sont organisées par le décret n°2011-160 du 08/02/2011 qui a été codifié par le décret n°2011-573 du 24/05/2011 aux articles R115-1 à R115-4 du CP.

* 10 L'article R451-3 du CP rappelle que la Commission créé en 2002 émet un avis sur les acquisitions faites dans les musées de France et se prononce préalablement au Haut Conseil sur l'appellation « musée de France » pour une institution qui en fait la demande.

* 11 Arrêté du 05/11/2009 portant déclassement de biens des collections des musées de France appartenant à l'État, JORF du 10/11/2009, p. 19457.

* 12 Le Moal C., Rapport n°2247 enregistré à la présidence de l'Assemblée le 07/04/2010, p. 10, en ligne : http://www.assemblee-nationale.fr/13/pdf/rapports/r2447.pdf).

* 13 Arrêté du 24/01/2013 portant nomination à la Commission scientifique nationale des collections, JORF n° 0032 du 07/02/2013, p. 2236.

* 14 Conformément à l'article 4 de la loi du 18 mai 2010.

* 15 Bioy X., « Le statut des restes humains archéologiques », Revue de Droit Public, T. 127, 2011-1, p. 108.

* 16 Article L 451-2 CP : « Les collections des musées de France font l'objet d'une inscription sur un inventaire. Il est procédé à leur récolement tous les dix ans ».

* 17 Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones du 13/09/2007, article 11-2 : « Les États doivent accorder réparation par le biais de mécanismes efficaces - qui peuvent comprendre la restitution - mis au point en concertation avec les peuples autochtones, en ce qui concerne les biens culturels, intellectuels, religieux et spirituels qui leur ont été pris sans leur consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause, ou en violation de leurs lois, traditions et coutumes. » et article 12-1 : « Les peuples autochtones ont le droit [...] au rapatriement de leurs restes humains ».

* 18 Expression utilisée par le Conseil international des musées (ICOM) dans son code de déontologie aux articles 2.5 : « les collections composées de restes humains ou d'objets sacrés ne seront acquises qu'à condition de pouvoir être conservées en sécurité et traitées avec respect. Cela doit être fait en accord avec les normes professionnelles et, lorsqu'ils sont connus, les intérêts et croyances de la communauté ou des groupes ethniques ou religieux d'origine » ; 3.7 (missions de recherche) et 4.3 (exposition des objets sensibles).

* 19 Voici les projets d'articles proposés :

Article L 111-1-1 : « Les biens culturels sensibles sont composés de restes humains et d'objets considérés comme sacrés par leurs communautés d'origine. Ils doivent être conservés ou exposés en sécurité et traités avec respect, en accord avec les intérêts et croyances des communautés concernées, lorsque celles-ci sont connues.

Dans le cadre de l'article L 451-2 du présent code, les biens culturels sensibles font l'objet d'un recensement spécifique et sont portés à l'attention de la Commission scientifique nationale des collections ».

Article L 451-7-1 : « Par dérogation à l'article L 451-7, les biens culturels sensibles ayant été acquis par voie de dons ou de legs peuvent individuellement faire l'objet d'un déclassement des collections publiques, lorsque leur communauté d'origine est identifiée, sur proposition de l'institution gardienne à laquelle il appartient de vérifier l'origine desdites possessions et après avis conforme de la Commission scientifique nationale des collections. »

* 20 Tal Bruttmann (dir.), La spoliation des Juifs : une politique d'État, 1940-1944 , Mémorial de la Shoah, 2013.

* 21 Sur le sujet, Jacques Cantier et Éric Jennings, L'empire colonial sous Vichy , et plus largement pour les colonies, Eric Jennings, Vichy sous les tropiques . La révolution nationale à Madagascar, en Guadeloupe, en Indochine, 1940-1944.

* 22 Voir Mission d'étude sur la spoliation des Juifs de France, Rapport général, Paris, La Documentation française, 2000, ainsi que les rapports réalisés par les différents groupes de travail de la mission.

* 23 Le Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD) était la façade légale du Parti du peuple algérien, interdit depuis 1939

* 24 Jim House, « ? L'Impossible contrôle d'une ville coloniale ? Casablanca, décembre 1952 », Genèses. Sciences sociales et histoire, n° 91, 2012 p. 78-103.

* 25 Emmanuel Blanchard, « 1953 : massacre à la Nation », L'Histoire, n° 382, décembre 2012, p. 28-29.

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