RÉUNION DE SYNTHÈSE DES ATELIERS (26 novembre 2013)

Ouverture par Joël Bourdin, président de la délégation à la prospective

M. Joël Bourdin, président de la délégation à la prospective . - Mes chers collègues, je vous rappelle que le président du Sénat a souhaité constituer deux ateliers thématiques pour réfléchir sur « Quelle France dans dix ans ? » afin d'aider le commissaire général à la stratégie et à la prospective, Jean Pisani-Ferry, dans la rédaction de son rapport au gouvernement. Nous lui présenterons notre contribution mercredi 4 décembre en présence du président Bel.

Le premier atelier consacré au modèle de croissance, au modèle productif et au modèle social était conduit par moi-même et le second, travaillant sur le modèle républicain et le projet européen, par Bariza Khiari. Ils ont eu respectivement pour co-animateurs Chantal Jouanno et Gaëtan Gorce, d'une part, Marie-Noëlle Lienemann et Philippe Adnot, d'autre part, qui sont pour l'heure tous quatre absents.

L'objet de notre réunion de ce jour est de faire la synthèse des réunions précédentes. Pour ce qui est du premier atelier, nous avons bien sûr réfléchi au modèle économique et social, à la problématique énergétique ainsi qu'à l'aménagement des territoires, prenant en compte les phénomènes actuels de gonflement des espaces urbains et de difficulté des territoires ruraux. Nous avons aussi évoqué le capital humain, l'enseignement - notamment supérieur - et la formation professionnelle. Notre atelier a par ailleurs abordé la question de l'impact des nouvelles technologies sur les modèles pédagogiques et la productivité des entreprises, en particulier au moyen des robots.

Dans le second atelier, auquel je n'assistais pas, on m'indique qu'ont été évoquées les questions liées à l'enseignement supérieur et la professionnalisation des jeunes ainsi qu'au civisme et à la place de l'outre-mer. Un volet entier a été consacré à l'Europe, et plus précisément à la nécessité d'un rééquilibrage entre la France et l'Allemagne, au développement de passerelles entre la Commission européenne et les parlements nationaux, aux nouveaux contours de l'Europe de l'énergie, à la création d'un corps pour la paix, à l'Europe de la défense et de la sécurité ou encore à la citoyenneté européenne.

Vos apports d'aujourd'hui permettront d'enrichir la synthèse que nous présenterons à Jean Pisani-Ferry le 4 décembre prochain.

M. Jean Arthuis . - Participant pour la première fois à ces réunions, je m'interroge sur la valeur ajoutée de l'exercice et sur l'usage que nous allons en faire. Je suis frappé par l'état d'angoisse et d'exaspération de nombre de nos concitoyens et d'acteurs économiques et sociaux. Je constate aussi notre difficulté à proposer des lignes claires, propres à faire sortir la France de la crise. Je pensais que ce groupe de travail pourrait nous éviter les dérives de la séance publique où l'on vote tout et n'importe quoi, en particulier à l'occasion des projets de loi de finances et de financement de la sécurité sociale. Or, je ne crois pas que l'exercice assez singulier auquel nous sommes en train de nous livrer soit de nature à conforter l'autorité du Sénat et la confiance que les Français accordent à leurs représentants au Parlement. Je me demandais si un tel groupe pourrait nous libérer des contraintes partisanes et quelquefois dogmatiques, et nous permettre de proposer les vraies réformes structurelles sans lesquelles le pays ne s'en sortira pas. Ces réformes ne seront pas celles d'un camp contre l'autre et le Sénat pourrait être le lieu privilégié où, au-delà des clivages, seraient élaborées des propositions qui donnent sens à l'engagement politique.

M. Joël Bourdin, président de la délégation à la prospective . - C'est tout à fait la philosophie qui guide habituellement nos travaux au sein de la délégation à la prospective. Nous nous réunissons et réfléchissons sur un thème pendant plusieurs mois avant de définir des scénarios qui débouchent parfois sur des lignes d'action. Mais aujourd'hui nous ne travaillons pas dans ce cadre, un groupe de travail spécifique a été constitué et nous sommes consultés pour donner des idées.

M. Jean Arthuis . - Pour un inventaire à la Prévert...

M. Joël Bourdin, président de la délégation à la prospective . - C'est au commissaire général à la stratégie et à la prospective qu'il appartiendra d'en faire la synthèse, de passer les idées au tamis. Nous sommes ici non pour effectuer un travail qui portera le timbre du Sénat, mais pour lui apporter une contribution.

M. Jean Arthuis . - Ça alors...

M. André Gattolin . - Comme je l'avais déjà dit lors de l'audition de Jean Pisani-Ferry, le 15 octobre dernier, la procédure et le temps de consultation très limité qui ont été retenus ne permettent pas de mener à bien une réflexion qui, par sa nature pluridimensionnelle, devrait associer la société civile. Lorsque j'ai demandé aux représentants du think tank EuropaNova s'ils avaient été consultés, il m'a été répondu que cela n'avait pas été possible faute de temps.

J'ai le sentiment qu'après ces deux mois consacrés à la réflexion, le rapporteur aura deux mois pour écrire ce qu'il voudra à partir des documents préparatoires que nous avions reçus et qui me semblaient hautement technocratiques. Ceux-ci accordaient en effet le primat aux considérations économiques au détriment des questions de société. Or, s'il est très important d'apporter des réponses aux problèmes économiques et financiers, le plus difficile est parfois de les expliquer et de les faire accepter par la société. Ce travail de médiation est précisément le nôtre ainsi que celui des corps intermédiaires. Je crains que le rapport final ne soit très éloigné de la réflexion que nous avons menée sur les questions de société. En effet, ces dernières ne se réduisent pas à des chiffres d'excédents ou de déficits de la balance commerciale ! Un sondage d'opinion a certes été commandé mais la procédure demeure globalement déshumanisée.

Notre travail se heurte aussi à des difficultés d'emploi du temps. Nous sommes en plein examen du projet de loi de finances et au moment où je vous parle, je suis simultanément convoqué à trois réunions ! Voilà à quoi nous conduit la concentration du travail parlementaire du mardi après-midi au jeudi matin. Tant pis pour les absents mais je pense que pour ce type de réflexion, nous devrions nous réunir le vendredi.

Dans ces conditions, nous avons du mal à faire le travail de synthèse qui nous est demandé. Je devais moi-même reprendre par écrit la teneur de mes interventions, puis transmettre ma contribution aux animateurs de l'atelier n° 2 auquel je suis inscrit et je n'ai pas trouvé une heure pour le faire !

Au Royaume-Uni, j'ai participé à un groupe de réflexion comparable lancé à l'initiative de Tony Blair. Nous avions travaillé pendant deux ans pour envisager le pays à l'horizon 2010, puis prolongé la réflexion à 2020. La réflexion était largement ouverte, notamment aux universitaires. Sans mettre le moins du monde en doute les qualités intellectuelles de Jean Pisani-Ferry, j'ai l'impression que le rapport final sera surtout son rapport et celui de la structure politico-administrative qu'il dirige. Encore une fois, je regrette que l'on ne se soit pas donné les moyens de recueillir l'avis des grands acteurs de la société française.

M. Alain Fouché . - Les délais qui nous étaient impartis étaient en effet trop courts. On ne mène pas en deux mois une réflexion sur la France dans dix ans. En conséquence, peu de nos collègues se sont sentis motivés.

M. Jean Arthuis . - Parmi les thèmes abordés à propos du nouveau modèle économique et social tels qu'ils figurent sur le document qui nous a été distribué, je ne vois rien sur le financement de la sécurité sociale. Je m'en étonne tant il est aujourd'hui admis que le coût du travail entraîne des délocalisations et un chômage de masse. C'est un sujet politiquement difficile car si les partenaires sociaux souhaitent que le travail demeure la base des cotisations, c'est pour préserver leur légitimité. En outre, comme il y a autant de caisses que de centrales syndicales, chacun a la sienne. C'est ainsi que l'on tue la compétitivité de nos entreprises et que l'on favorise le chômage. Au-delà des clivages politiques, y a-t-il moyen d'en sortir ? 42 % des prélèvements obligatoires reposent sur le travail alors que l'impôt sur la consommation n'en représente que 25 %, l'un des taux plus faibles d'Europe. On parle d'un nouveau modèle de consommation mais on a tué les producteurs. Voilà un thème pour la réflexion sur la France de demain et d'après-demain.

M. Joël Bourdin, président de la délégation à la prospective . - C'est en effet un vrai sujet mais dans la mesure où Jean Pisani-Ferry avait abordé ce thème dans son rapport introductif, les membres de l'atelier ont préféré se concentrer sur les questions absentes de ce document.

M. Jean Arthuis . - C'est donc un acquis ?

M. Joël Bourdin, président de la délégation à la prospective . - C'est un sujet que l'on peut toujours aborder mais je vous explique la démarche suivie par les membres de l'atelier. Notre collègue Marie-Noëlle Lienemann nous ayant rejoints, elle vous l'expliquera mieux que je ne pourrais le faire.

M. Jean Arthuis . - Je ne portais pas de jugement. Je dis simplement que nous devons inverser le cours des choses.

Mme Marie-Noëlle Lienemann, co-animatrice de l'atelier n° 2 . - En réalité, nous ne sommes pas tous d'accord sur ce sujet. Certes, nombre de prélèvements reposent sur le travail mais nous pourrions aussi évoquer la faiblesse des impôts sur le capital. Le débat ne se limite pas à un choix entre prélèvement sur les producteurs et prélèvement sur les consommateurs même si, pour ma part, j'ai toujours été favorable à la production. La question est ensuite de savoir de quel producteur on parle et comment on le soutient.

Nous allons avoir un débat sur la fiscalité qui sera nécessairement global et je pense qu'il y a au moins consensus sur le fait que nous sommes face à des enjeux de fiscalité majeurs pour l'avenir du pays.

Les rapports entre les PME et les grands groupes font eux aussi débat. Il n'est pas rare de voir des sous-traitants qui emploient l'essentiel des salariés être pris en étau entre, d'une part, les donneurs d'ordre qui captent une part importante de la richesse produite, d'autre part, le coût du travail qu'il supportent. Il faut réfléchir aux règles de la sous-traitance. Dans le bâtiment par exemple, le nombre de sous-traitants en cascade est bien plus important qu'en Allemagne ; cet empilement finit par coûter cher.

Nous sommes d'accord sur le fait que le travail est trop taxé et l'on pourrait discuter de la nécessité d'une fiscalité plus favorable à la production. Mais nous ne serons pas tous d'accord sur la façon de faire. En tout état de cause, nous ne pouvons pas arbitrer au nom du Sénat, dans le cadre qui nous réunit aujourd'hui, sur ces questions.

Quant au débat avec les partenaires sociaux, il porte sur le point de savoir ce qui relève de la tradition du salaire différé - comme la retraite - et ce qui, revêtant un caractère universel, n'a pas vocation à être financé par des prélèvements sur le travail. Ce débat est distinct de celui sur le paritarisme car un dispositif peut tout à fait être géré de façon paritaire sans être considéré comme un salaire différé.

M. Jean Arthuis . - Je voudrais que l'on ait ce débat. Car nos échanges dans l'hémicycle sont bien souvent lacunaires et il n'en sort rien d'utile pour le pays.

Mme Marie-Noëlle Lienemann, co-animatrice de l'atelier n° 2 . - Tout à fait.

M. Joël Bourdin, président de la délégation à la prospective . - Ce thème devra être mentionné dans notre synthèse.

Madame Lienemann, en tant que co-animatrice de l'atelier consacré au modèle républicain et au projet européen, pourriez-vous nous présenter une synthèse des débats qui s'y sont tenus ?

Mme Marie-Noëlle Lienemann, co-animatrice de l'atelier n° 2 . - Le travail du deuxième atelier était complexe en raison de la difficile articulation entre les deux thèmes que sont le modèle républicain et l'Europe. Si l'Europe n'est pas sans effet sur le modèle républicain, ce dernier évolue aussi indépendamment de la dimension européenne.

Sur le volet national, nous avons distingué deux thèmes majeurs dont le premier était celui de l'école qui a fait l'objet d'une contribution écrite de notre collègue Michel Le Scouarnec. Notre co-animateur Philippe Adnot s'est, pour sa part, plus particulièrement intéressé à l'enseignement supérieur et a insisté sur la nécessité d'instaurer une sélection lors de l'entrée à l'université, idée sur laquelle il n'y a jamais eu de consensus dans notre pays. Au cours des débats que nous avons consacrés à l'enseignement supérieur, la recherche et l'innovation, nous avons eu l'occasion de rappeler que l'innovation ne se résume pas à la recherche et qu'à l'inverse, toute recherche n'a pas vocation à se traduire en innovation. Nous n'avons pas véritablement avancé de propositions nouvelles mais nous nous sommes inscrits dans la lignée des débats existants.

Le second thème retenu, celui du projet républicain, a permis de constater l'existence d'un consensus sur un diagnostic, toutefois difficile à traduire en propositions opérationnelles. Nous avons en effet considéré que notre pays manquait d'un projet collectif fédérateur. Ce constat revêt plusieurs aspects tels que l'absence de grands projets industriels ou d'aménagement et le besoin d'une narration de notre histoire collective. Bariza Khiari a rendu une contribution écrite riche d'enseignements sur cette question, sur l'universalisme républicain et la confrontation aux religions et au monde tel qu'il est. Elle y fait des propositions sur notre rapport à l'islam et à l'intégration et sur la nécessité pour la France d'assumer sans frilosité sa laïcité et son modèle républicain. J'avoue que notre réflexion sur les grands projets collectifs n'a pas été d'une créativité exceptionnelle.

Sur le volet européen, le débat était plutôt classique. Si nos positions étaient assez différenciées, je pense pouvoir dire que nous étions largement d'accord pour dire que la France ne se faisait pas assez entendre en Europe. Chacun d'entre nous avait ensuite sa conception de la façon, pour notre pays, d'être davantage pris en compte dans les décisions. Nous étions aussi nombreux à penser que la poursuite de la construction communautaire sur les bases actuelles ne pouvait tenir lieu de projet européen pour la France. L'achèvement du marché unique ne suffit pas à susciter l'adhésion du peuple français. Il faut donc une nouvelle étape, même si nous ne sommes pas tous d'accord sur la définition de celle-ci ni sur la stratégie à mettre en oeuvre. Je ne m'en étonne pas, ayant pour ma part des convictions très tranchées sur la façon de faire évoluer l'Europe.

M. Jean Arthuis . - Notre pays est disqualifié en Europe, il lui faut retrouver son rang.

Mme Marie-Noëlle Lienemann, co-animatrice de l'atelier n° 2 . - Oui, mais nous serons en désaccord sur la voie à emprunter. Vous pensez que l'on y parviendra en restant dans les clous des engagements européens alors que j'estime que cela nous rend plus faibles. La France reprendra sa place en imposant un rapport de force politique et géostratégique.

M. Jean Arthuis . - C'est un vrai débat.

Mme Marie-Noëlle Lienemann, co-animatrice de l'atelier n° 2 . - En tant que Française et indépendamment de toute appartenance politique, je pense que tout, dans le système, est fait pour nous affaiblir.

M. Jean Arthuis . - Pensez-vous que, sans les contraintes que nous impose Bruxelles, nous pourrions faire davantage de déficit ?

Mme Marie-Noëlle Lienemann, co-animatrice de l'atelier n°2 . - Décider soi-même des disciplines que l'on doit s'imposer à certains moments ou bien être obligé de suivre a priori des règles qui ne nous conviennent pas sont deux choses radicalement différentes. On nous impose par exemple un taux de l'euro qui nous est défavorable car, pour que la France exporte, il doit être inférieur à 1,2 dollar alors que l'Allemagne est gagnante tant que le cours n'atteint pas 1,43.

M. Jean Arthuis . - C'est là encore un sujet de débat pour l'avenir.

M. Marc Daunis . - Je ne reviendrai ni sur l'Europe en général ni sur le rôle de la Banque centrale européenne, si ce n'est pour regretter qu'il ne nous soit plus possible de compenser certains efforts par un peu d'inflation. Ce n'est pourtant pas toujours inutile comme l'Angleterre, le Japon ou les États-Unis le prouvent actuellement.

Pour ce qui est de notre réunion d'aujourd'hui, je trouve qu'il est un peu difficile de participer à ces travaux d'ateliers de prospective sans savoir ce que l'on attend vraiment de nous. S'agit-il d'adopter un pré-rapport, de définir les éléments structurants de la prochaine réunion ou de dégager des points de consensus ?

Sur le fond, nous ne pourrons pas penser notre avenir sans une réflexion sur la construction de l'espace euro-méditerranéen. Nous ne pourrons pas non plus juguler les migrations sans co-développement dans la région. C'est une question vitale à laquelle nous devons répondre rapidement.

M. Joël Bourdin, président de la délégation à la prospective . - À propos de la méthode, il résulte de notre première réunion avec Jean Pisani-Ferry qu'il nous est simplement demandé d'apporter une contribution. Il n'y aura donc pas de rapport, hormis la présentation écrite des comptes rendus de nos différents débats, complétée par les contributions écrites adressées à la présidence du Sénat. En revanche, les quatre porte-parole que nous avons désignés présenteront une synthèse orale des échanges qui ont eu lieu dans leurs ateliers, ce qui devrait donner lieu à un débat permettant à Jean Pisani-Ferry de s'imprégner de la pensée sénatoriale.

Mme Marie-Noëlle Lienemann, co-animatrice de l'atelier n° 2 . - Nous pouvons tout de même identifier les enjeux à nos yeux essentiels pour l'avenir du pays, même si nous ne sommes pas nécessairement d'accord sur les réponses. Pour préparer son avenir, il est des débats dont notre pays ne pourra pas faire l'économie comme la protection sociale ou la façon dont la France se requalifie en Europe. Sur ce point, la question abordée par notre collègue Marc Daunis est extrêmement importante. Dans la pensée initiale d'Henri Guaino, l'Union méditerranéenne devait se construire sans engagement direct des institutions européennes. Mais la France a ensuite accepté un compromis avec l'Allemagne aboutissant à une poursuite du processus de Barcelone sous une forme améliorée, et ça ne fonctionne pas. Nous ne pouvons pourtant pas rester inactifs à un moment où la donne est en train de changer dans la région, comme en témoignent les évolutions du monde arabe ou les relations avec l'Iran. Dans la mesure où ils recentrent leurs priorités sur le Pacifique, les États-Unis ont à coeur d'accélérer la résolution de certains problèmes dans la région. Tout cela renforce pour nous l'importance de l'enjeu euro-méditerranéen même si les Allemands ne bougeront pas d'un iota.

M. Jean-François Mayet . - Comme ça marche bien pour eux, ils ne changent rien.

Mme Marie-Noëlle Lienemann, co-animatrice de l'atelier n° 2 . - Quand le fort écrase le faible, il n'a rien envie de changer.

M. Jean-François Mayet . - Ils sont tout de même partis de loin ; ils n'ont pas toujours été forts.

Mme Marie-Noëlle Lienemann, co-animatrice de l'atelier n° 2 . - Si.

M. Jean-François Mayet . - Soyons cohérents. Nous avons fait des choix : celui des trente-cinq heures ou celui de renoncer aux gaz de schiste qui pourraient nous apporter 30 % à 40 % d'indépendance énergétique. Ces choix expliquent que nous prenions du retard et que nous ne serons jamais compétitifs dans les conditions actuelles ; il faut les assumer !

Mme Marie-Noëlle Lienemann, co-animatrice de l'atelier n° 2 . - Nous pourrions en débattre sans fin.

M. Jean-François Mayet . - En tous cas, les trente-cinq heures nous coûtent 22 milliards d'euros chaque année...

M. Joël Bourdin, président de la délégation à la prospective . - Notre rôle, ici, est non pas de faire des analyses mais d'identifier les sujets qui devront figurer dans notre contribution finale.

M. Jean Arthuis . - Ce qui pose surtout problème, ce sont les trente-cinq heures dans la sphère publique. Dans la vision d'origine de ses promoteurs, la mesure devait se limiter au secteur marchand pour favoriser la création d'emplois. Mais un an plus tard, elle a été étendue aux trois fonctions publiques ainsi qu'aux opérateurs de l'État et des collectivités. Ça ne peut pas durer ! Lorsque nous parlons de réduction de la dépense publique, voilà un vrai sujet de débat.

Mme Marie-Noëlle Lienemann, co-animatrice de l'atelier n° 2 . - Pour reprendre votre expression, je vous rappelle qu'il y a eu plusieurs promoteurs des trente-cinq heures et qu'une grande part de la majorité de l'époque ne souhaitait pas limiter cette mesure au seul secteur privé. Il est vrai que dans un premier temps, le gouvernement avait exclu le secteur public mais cette différence de traitement étant vite apparue intenable, la mesure lui a été appliquée, sans doute trop tard car il n'y avait pas suffisamment de postes d'infirmières pour compenser la réduction du temps de travail.

M. Jean Arthuis . - Je suis parlementaire depuis trente ans et je suis accablé par l'évolution de notre pays au cours de cette période où des gouvernements de gauche et de droite se sont succédé. Peut-on s'en sortir ? Le redressement ne se fera pas en opposant un camp contre un autre mais il passera par de grandes réformes structurelles sur lesquelles nous devrions pouvoir nous mettre d'accord. Il faut sortir des dogmes et des conventions de langage qui nous enferment dans une logique de déclin.

Mme Marie-Noëlle Lienemann, co-animatrice de l'atelier n° 2 . - À quoi ce déclin est-il dû ? Je pense que la privatisation massive de l'économie nationale au moment même de la financiarisation du capital a été une erreur stratégique majeure. En effet, les études révèlent que, sans aller jusqu'à l'économie administrée, l'État a toujours été un acteur économique important dans notre pays.

M. Jean Arthuis . - Organisons le débat.

Mme Marie-Noëlle Lienemann, co-animatrice de l'atelier n° 2 . - Bien plus que la réduction du temps de travail, c'est cela qui a accéléré la désindustrialisation de la France. Mais je veux bien débattre du coût des trente-cinq heures, étant depuis le début favorable à un autre mode de calcul des cotisations sociales. Je considère en effet qu'elles devraient pour partie être prélevées sur la valeur ajoutée de l'entreprise.

M. Jean Arthuis . - En taxant la valeur ajoutée, c'est-à-dire la production, vous continuez d'organiser les délocalisations. Nous sommes à l'heure de la mondialisation.

Mme Marie-Noëlle Lienemann, co-animatrice de l'atelier n° 2 . - La production est captée par le capital qui est mobile et donc difficilement taxable, c'est pourquoi je pense qu'une part des prélèvements doit être effectuée au stade de la création de la valeur ajoutée. Ayons ce débat car on ne peut se contenter du seul discours selon lequel les trente-cinq heures auraient causé la chute de la France.

M. Marc Daunis . - Si l'on veut essayer de parvenir à un consensus aujourd'hui, je ne suis pas sûr que la question des trente-cinq heures soit la plus pertinente. Pour ma part, je souhaite profiter du cadre qui nous est offert pour avancer quelques propositions...

M. Joël Bourdin, président de la délégation à la prospective . - Vous pouvez aussi rédiger une contribution écrite qui sera jointe à nos travaux.

M. Marc Daunis . - Dans les institutions de la V e République, le Sénat joue un rôle conservateur, gage de stabilité. Doit-on considérer que cette construction, qui était légitime au sortir de la IV e République, l'est encore aujourd'hui ? Ma conviction est que non. Je pense au contraire que le Sénat devrait être un lieu d'anticipation où se préparent les réponses aux grands enjeux de l'avenir, portant par exemple sur la fracture territoriale ou sur la bioéthique. Telle n'est pas la vocation de l'Assemblée nationale, davantage appelée à traduire une respiration démocratique et à s'animer au rythme des débats qui traversent la société à l'instant T. Comment le bicamérisme pourrait-il, d'une part, exprimer l'humeur et les désirs du pays, d'autre part, répondre aux questions fondamentales qui se posent à lui ? Comment cette différence pourrait-elle se fonder non sur la confrontation des deux chambres mais sur leurs apports respectifs ? En d'autres termes, quel contenu voulons-nous donner au bicamérisme ?

Notre République repose traditionnellement sur un État fort, centralisé, différent de celui de nos voisins qui connaissent, à des degrés divers, des systèmes fédéralistes. À nous de savoir si nous glissons nous aussi progressivement vers une forme de fédéralisme plus ou moins maîtrisée ou si nous conservons notre spécificité : celle de poursuivre la décentralisation tout en confiant la régulation de l'ensemble à l'État, garant de l'idéal républicain. Dans ce schéma, un accroissement du pouvoir réglementaire des régions pourrait être envisagé.

L'objectif de ces propositions est de faire évoluer notre démocratie et de la faire sortir du débat un peu stérile sur la VI e République.

M. Jean Arthuis . - L'Assemblée nationale est soumise au fait majoritaire. Le Sénat n'a rien à gagner à en être le clone d'autant qu'il est un purgatoire médiatique. Nous n'avons pas de salle des Quatre colonnes... Les députés étant élus juste après l'élection présidentielle, ils subissent aussi un « effet godillot ». Quant à nous, qui ne sommes pas soumis à cette contrainte, sommes-nous capables de lever la tête du guidon et de faire davantage de prospective ? D'anticiper et de préparer les reformes structurelles qui tardent à venir ? De faire bouger le débat ?

M. Michel Le Scouarnec . - Espérons qu'il ressortira quelque chose de ces ateliers même si un sujet aussi vaste aurait justifié de prendre plus de temps comme nous l'avions fait lors des États généraux de la démocratie territoriale. Il m'arrive de partager certains des propos de Jean Arthuis ; il est vrai que notre peuple souffre énormément, donc si l'on peut apporter un peu d'espoir, pourquoi pas ? Si nous pouvons avoir des échanges fructueux dans le respect de nos convictions, c'est une excellente chose. Si le Sénat travaillait moins dans l'urgence et davantage en anticipation, je crois aussi qu'il répondrait à une attente du pays.

M. André Gattolin . - Oui, il faut réfléchir à l'équilibre des deux chambres de même qu'on ne peut pas penser la France dans dix ans sans se poser la question de l'Europe. D'après les derniers chiffres du Conseil d'État, c'est en effet 48 % de notre législation et de nos règlements qui découlent directement du droit communautaire. Bien qu'ayant toujours été un européen ouvert, partisan de l'Union la plus large, je me dois de reconnaître que nous avons un problème de frontière. Nous expliquons aux Français que notre influence dans le monde diminue du fait de la montée de la Chine, de l'Inde ou de l'Afrique et que c'est au travers du projet européen que nous pourrons continuer à jouer un rôle. Je veux bien, mais encore faut-il savoir où l'Europe s'arrête. En Ukraine ? En Moldavie ? Les frontières économiques intérieures ont été abolies mais les tensions liées aux migrations ou aux trafics démontrent que nous sommes ouverts à tout le monde, bien davantage que le marché nord-américain.

Travaillant actuellement sur la ré-industrialisation à partir des nouvelles technologies et du numérique, je peux constater à quel point la Commission européenne est dogmatique lorsqu'elle estime que, sauf à invoquer l'exception culturelle, le crédit d'impôt est une forme de dumping. Résultat : nos entreprises du secteur finissent par partir en Amérique du Nord où l'on s'en tient aux règles de l'OMC et où l'on n'assimile donc pas le crédit d'impôt à du dumping. C'est même à coups de crédits d'impôt que les États-Unis opèrent actuellement leur ré-industrialisation.

C'est ce qui explique qu'Electrolux, entreprise canadienne installée dans une province qui n'est pourtant pas avare d'aides à l'industrie, va transférer deux mille emplois en Oklahoma. Oklahoma City lui accorde en effet un crédit d'impôt de 100 % voire de 200 %. Tandis que l'Europe s'est imposé un modèle de libéralisme du marché qui ne permet plus d'intervention, les responsables du développement économique du grand Montréal m'expliquaient récemment qu'ils raisonnent en termes de break-even , considérant que le crédit d'impôt accordé sera compensé par la création d'emplois dynamiques et l'arrivée de familles ce qui, au final, profitera aux collectivités.

Je suis favorable à des aides à l'investissement mais pas au crédit d'impôt compétitivité emploi (CICE). Nous allons en effet continuer à aider indistinctement tous les secteurs, et notamment l'industrie automobile, alors qu'il n'y a pas de place pour deux constructeurs proposant les mêmes gammes de véhicules. En Allemagne, outre Audi qui ne va pas très bien, vous trouvez Mercedes, spécialiste du haut de gamme, et Volkswagen qui intervient sur un autre créneau. Si vous voulez savoir comment les entreprises allemandes se protègent, c'est très simple : dans chaque secteur, les quatre ou cinq acteurs majeurs imposent des normes sociales et toute société qui ne signe pas les centaines de pages du Codex n'a tout simplement pas accès au marché. Tout le monde met des barrières ! C'est difficile à dire pour un fédéraliste mais l'ouverture naïve de l'Europe nous empêche de forger un sentiment d'appartenance. Il faut du temps pour faire émerger un tel sentiment et à part Habermas ou Edgar Morin, très peu d'intellectuels ont essayé de penser l'Europe. Or n'oublions pas que si les États-Unis sont devenus un centre intellectuel mondial c'est parce que, dans les années trente, ils ont su accueillir au sein de la New School of New York de nombreux intellectuels européens. À la suite de Bronislaw Geremek, je me bats pour que soit créée à Strasbourg une véritable université européenne. Nous n'avons aujourd'hui ni l'attractivité, ni les délimitations claires permettant de créer une identité ou du moins une dynamique. Nous sommes ouverts aux quatre vents. Nous achetons trois fois plus aux Chinois qu'ils ne nous achètent et l'on continue à leur dérouler le tapis rouge et à omettre de leur parler des Droits de l'Homme. C'est le monde à l'envers ! L'Europe n'a pas l'estime d'elle-même. Je le regrette mais il est difficile de demander aux Français de penser leur avenir dans un projet européen lorsque celui-ci brille par son absence.

M. Gérard Bailly . - Ces interventions montrent bien que notre pays est en recul dans nombre de domaines et en particulier sur le plan économique. Nous n'avions pas pensé que la mondialisation se produirait en l'espace d'une ou deux décennies. Quels qu'aient été les dirigeants du pays, ils ne l'ont pas assez pris en compte et l'on voit maintenant nos importations augmenter, nos exportations régresser et avec elles, notre place dans le monde. Ce matin encore, un journaliste suisse tournait en ridicule les Français qui se veulent donneurs de leçons alors qu'il n'y a vraiment pas de quoi. Je vous parle des Suisses car je les connais bien mais cette opinion est partagée par beaucoup d'autres.

Le discours qui a accompagné les trente-cinq heures considérait le travail comme une catastrophe. En parlant, par exemple à la SNCF, d'un temps de travail quotidien de 6 heures 59 minutes, on a tout simplement envoyé à nos jeunes le message selon lequel chaque minute de travail était une contrainte et que l'objectif était de travailler le moins possible. Dans ce pays, les gens ne veulent plus travailler ; dès qu'on leur demande quelque chose, ils cherchent égoïstement ce qui les arrange. Très souvent lorsque l'on recommande quelqu'un pour un emploi, c'est pour s'entendre dire peu de temps après que la première chose qu'il a demandée était de bénéficier de tous ses congés et RTT. Les gens veulent un travail mais quand ils l'ont, ils veulent en faire le moins possible.

Oui à la solidarité, mais lorsque l'on gagne moins en travaillant qu'en percevant des aides sans travailler, que voulez-vous qu'il en résulte ?

Mme Marie-Noëlle Lienemann, co-animatrice de l'atelier n° 2 . - C'est faux !

M. Gérard Bailly . - Vous pouvez ne pas être d'accord mais j'ai le droit de vous donner mon point de vue, que beaucoup partagent.

Enfin, ayant été élu maire pour la première fois en 1965, j'ai vu les choses ne cesser de se complexifier. Un grand nombre de personnes passent des journées entières dans des salles de réunion pour mettre en place quantités de normes et de réglementations. Nous souffrons de cette complexité. J'assistais hier aux assemblées générales de la chambre de commerce et de la chambre des métiers où l'on me faisait part de graves difficultés, dont les élus de la République doivent prendre conscience.

M. Michel Le Scouarnec . - En vous entendant dire que les gens ne veulent pas travailler, je songeais aux employés de plusieurs sites industriels de Bretagne : ceux de l'entreprise Gad, de Doux ou de PSA. Ces gens exerçaient leur métier avec conscience ; ils ne demandent qu'à travailler.

M. Gérard Bailly . - Dans des entreprises qui ne sont plus compétitives...

M. Michel Le Scouarnec . - Je souffrais en pensant à eux.

M. Jean-François Mayet . - Les pays qui marchent sont ceux qui savent libérer les énergies. Le grand mal français, n'est-ce pas cet État qui est partout et se mêle de tout ?

M. Joël Bourdin, président de la délégation à la prospective . - Merci. Nous allons maintenant procéder à la recension de tout ce qui a été dit et nous nous retrouverons mercredi prochain à 15 heures.

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