III. LE SENS DE LA MESURE

En 2008, la mission commune d'information sénatoriale sur la lutte contre la pauvreté et l'exclusion a consacré son titre premier à la mesure de la pauvreté et de l'exclusion sociale, en posant la question : « Quels indicateurs ? » . Les développements qui y figurent sont toujours aussi éclairants et on pourra utilement s'y reporter 42 ( * ) .

En France, outre l'Insee, nombreux sont les organismes qui fournissent des analyses précises sur la pauvreté et font de pertinentes observations sur les évolutions souhaitées en matière d'indicateurs. L'Observatoire national de la pauvreté et de l'exclusion sociale 43 ( * ) ainsi que l'Observatoire des inégalités, une association qui se propose de « fournir une vision plus claire sur les inégalités » 44 ( * ) , sont particulièrement en pointe dans ce domaine.

A. UN CONCEPT DIFFICILEMENT DÉFINISSABLE ET MESURABLE

Comme le rappelle Didier Gelot 45 ( * ) , secrétaire général de l'ONPES, « la mesure de la pauvreté est tributaire des conventions retenues pour mesurer ce phénomène. Or, compte tenu de ses multiples dimensions, il n'existe pas de définition unique et consensuelle de la pauvreté que ce soit parmi les économistes, les sociologues ou les responsables administratifs et politiques. » 46 ( * )

Déjà, en 1997 47 ( * ) , dans la revue Économie et statistique , Nicolas Herpin et Daniel Verger dressaient le constat suivant : « Alors que tout un chacun est persuadé de pouvoir reconnaître un pauvre dans la rue quand il le croise, le statisticien semble incapable de dénombrer [la pauvreté] ! La pauvreté est, en fait, un phénomène d'une grande complexité. Un premier indice de celle-ci apparaît dans la multiplicité des termes employés dans le discours social et politique, et dont le nombre n'est pas dû uniquement à un désir de trouver des euphémismes : pauvreté, misère, quart-monde, situations défavorisées, précarité, grande pauvreté, nouvelle pauvreté, galère, groupes marginaux, bas revenus, exclusion sont parmi les termes qui sont le plus souvent utilisés et dont l'emploi est sujet à des phénomènes de mode. D'acceptations différentes bien que proches, ces expressions ne parviennent pas toujours à fixer leurs limites respectives. » Ces auteurs prennent clairement parti : la pauvreté a de multiples facettes et ne saurait être résumée à un seul chiffre .

B. UN DÉBAT ENCORE VIF

Julien Damon 48 ( * ) résume ainsi le débat : « Des écoles s'opposent encore, entre une mesure absolue et une mesure relative de la pauvreté, mais également entre une approche monétaire et une approche capacitaire, entre des appréciations relevant d'abord des biens premiers (à la John Rawls) ou des capacités (à la Amartya Sen) [...] Pour Rawls, une société juste est d'abord une société qui assure l'égale liberté des uns et des autres. C'est ensuite une société juste si elle répartit les "biens premiers" (droit de vote, liberté de penser, avantages socioéconomiques, etc.) de manière équitable entre ses membres. »

Pour Amartya Sen, prix Nobel d'économie en 1998, la pauvreté ne correspond pas simplement à un manque d'argent, mais elle empêche en outre d'avoir la « capabilité » de réaliser entièrement son potentiel d'être humain. Le concept de capabilité est la pierre angulaire de la pensée d'Amartya Sen, qu'il définit comme « un ensemble de vecteurs de fonctionnements, qui reflètent la liberté dont dispose actuellement la personne pour mener un type de vie ou un autre » 49 ( * ) . La capabilité désigne l'ensemble des capacités qui peuvent librement s'actualiser, à volonté. Une telle approche cherche à saisir le degré de bien-être permis par le monde dans lequel la personne évolue à un instant donné : il s'agit d'un indicateur d'état.


* 42 La lutte contre la pauvreté et l'exclusion : une responsabilité à partager - rapport d'information n° 445 (2007-2008) fait au nom de la mission commune d'information sur les politiques de lutte contre l'exclusion.

* 43 Créé par la loi du 29 juillet 1998 d'orientation relative à la lutte contre les exclusions, l'Observatoire national de la pauvreté et de l'exclusion sociale (ONPES) est chargé de : rassembler les données relatives aux situations de pauvreté et d'exclusion ; contribuer au développement de la connaissance de ces phénomènes, notamment dans des domaines peu connus ; faire réaliser des travaux d'études, de recherche, d'évaluation ; diffuser les informations au Gouvernement, au Parlement et au grand public.

* 44 D'après son président, Noam Leandri - Audition du 31 octobre 2013.

* 45 Audition du 23 mai 2013.

* 46 Les statistiques sur la pauvreté : un sujet de controverse - Note de travail n° 18 - Revue Les chantiers de l'Institut pour le développement de l'information économique et sociale - septembre 2011.

* 47 Herpin & Verger - La pauvreté une et multiple - Économie et Statistique n os 308-309-310 - août-octobre 1997.

* 48 Auteur de Éliminer la pauvreté - Presses universitaires de France - septembre 2010.

* 49 Repenser l'inégalité - Amartya Sen - 1992.

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