II. UNE FILIATION COMMUNE

Cette filiation prend ses sources dans la grande cause historique et sociale que représente la réduction du travail et ses finalités attendues.

A. LA RÉDUCTION DU TEMPS DE TRAVAIL : SENS ET CONTROVERSES

La revendication des ouvriers américains pour la journée de huit heures est à l'origine du 1 er mai. Pendant près d'un siècle et demi, l'objectif du monde du travail a été de limiter son temps pour pouvoir bénéficier d'un temps de ressourcement et de liberté. Pendant longtemps, le travail ne fut ni compté, ni mesuré : seul son rapport importait.

En 1848, le gouvernement provisoire de la République, cédant à la pression populaire, s'engage à garantir le travail à tous les citoyens. Un décret du 28 février 1848 fixe la durée de la journée de travail à 10 heures à Paris et à 11 heures en province. Cette disposition restera lettre morte. Plus tard la journée de travail des enfants fera débat. Le 1 er mai 1906, une grève générale eut lieu pour revendiquer la journée de huit heures.

Le 13 juillet 1906 une loi est votée sur le repos hebdomadaire et la fermeture obligatoire des commerces le dimanche.

Le Front Populaire introduit la semaine de 40 heures et quinze jours annuels de congés payés. En 1981, les 39 heures hebdomadaires sont instaurées. En 1997, la durée légale du travail hebdomadaire passe à 35 heures, seuil déclenchant le calcul des heures supplémentaires. La flexibilité s'invite dans le champ juridique et social. L'optimisation du temps de travail devient incontournable, ce qui n'est pas sans conséquences sur le temps hors travail. S'agissant de notre société de services, un temps hors travail peut correspondre à un temps de travail des autres !

En toile de fond de ces réductions de temps de travail existe un objectif général : faire cesser l'exploitation du travailleur, favoriser le respect de sa personnalité, de sa santé, servir son ressourcement, son épanouissement et celui de sa famille, par l'accès au repos, à une politique de loisirs entendue comme source de liberté, de culture, de citoyenneté et non d'oisiveté.

Léo Lagrange, sous-secrétaire d'État aux Loisirs et aux Sports du gouvernement du Front Populaire, personnifiera cette philosophie qui appartient à notre modèle républicain.

Le gouvernement Mauroy lui sera fidèle avec la création en mai 1981 d'un ministère du Temps Libre confié à André Henry, pour qui le droit aux loisirs a autant de dignité que le droit au travail.

Le nouveau ministre aspire à porter le changement « dans les conditions et les rythmes de travail, dans la conception du logement, dans les temps de transports, dans la conception de la ville, dans les moyens de distraction, de culture, de sport, de convivialité. » 30 ( * )

Au nom de la qualité de la vie, de l'unité de la personne, du progrès, il importe de maîtriser son temps, de conquérir un temps libre, de l'organiser, de promouvoir l'Éducation permanente.

André Gorz, philosophe, penseur critique, journaliste, essayiste, apportera sa contribution à cette philosophie en plaidant pour « une civilisation du temps libre libéré », pour « une culture des temps disponibles » fondée par une distribution juste du temps libéré 31 ( * ) .

Il part de ce constat : « nous ne vivons plus dans une société de producteurs, dans une civilisation du travail. Le travail n'est plus le principal ciment social, ni le principal facteur de socialisation, ni l'occupation principale de chacun, ni la principale source de richesse et de bien-être, ni le sens ni le centre de nos vies. Nous sortons de la civilisation du travail pour entrer dans une civilisation du temps libéré. » 32 ( * )

Pessimiste, il estime que nous sommes : « incapables de civiliser le temps libéré qui nous échoit et de fonder une culture du temps disponible et une culture des activités choisies pour relayer et compléter les cultures techniciennes et professionnelles qui dominent la scène. »

Avec beaucoup de lucidité, il écrit : « l'emploi stable, à plein temps, durant toute l'année et toute la vie active, devient le privilège d'une minorité ». 33 ( * ) _ftn9

Il évoque pour l'avenir une source d'emplois : les services à la personne...qu'il s'empresse cependant ensuite de contester. André Gorz considérait le service à la personne comme l'achat d'un temps à quelqu'un « pour augmenter ses propres loisirs ou son confort . » Ce qui n'est rien d'autre, écrivait-il, que « d'acheter du travail de serviteur », qui mène « à la paupérisation d'une masse croissante de gens ».

Il ne voit pas un progrès social dans la substitution de services professionnels rémunérés pour des activités que chacun d'entre nous pourrait assumer lui-même grâce à une partie du temps libéré. Et de plaider une diminution du temps de travail avec « partage équitable des tâches domestiques entre l'homme et la femme » . 34 ( * ) _ftn10

Adversaire résolu d'une réduction du temps de travail pour lutter contre le chômage par le partage - et celui, pensait-il, des salaires - André Gorz aimait à citer Peter Glotz, penseur politique allemand : « une utopie concrète [...] pourrait mobiliser des millions de gens : la réduction de la durée du travail, conçue non pas seulement comme l'instrument technocratique d'une plus juste répartition du travail mais comme la voie vers une société différente procurant aux gens plus de temps disponible. La chance historique qui nous est ici offerte ne s'est encore jamais présentée à l'humanité : faire en sorte que le temps dont chacun dispose pour sa quête de sens soit plus important que le temps dont il a besoin pour son travail, ses créations et son repos. »

Conclusion d'André Gorz : la libération du temps n'a de sens « que si elle accroît la prise en charge par chaque personne et communauté de sa propre existence, de son cadre de vie, de la vie de la cité, de la définition et du mode de satisfaction de ses aspirations et désirs, des modalités de la coopération sociale. » 35 ( * ) _ftn11

Les controverses existent mais force est de reconnaître que la contestation des 35 heures n'a pas amené ses auteurs à leur suppression.

Les 35 heures sont instituées dans un contexte de chômage massif (1997 : 3 millions de chômeurs). Le débat porte alors sur le coût de la mesure, le nombre d'emplois créés et de chômeurs en moins, le nombre et la portée des accords signés, les conséquences sur la productivité, l'investissement.

Le 16 septembre 2003, dans le journal Les Echos , le MEDEF écrit : « revenir sur les 35 heures apparaît comme une cause de troubles plus grands que d'avantages espérés. »

Plus récemment, Dominique Méda, titulaire de la Chaire Reconversion écologique, travail, emploi et politiques sociales de l'Université Paris Dauphine, a livré des conclusions intéressantes au journal Libération du 31 octobre 2012. Elle estime - à la différence d'André Gorz - que la réduction du temps de travail reste une solution pour lutter contre le chômage, et repenser notre modèle de développement et notre rapport au travail. Elle constate, statistiques à l'appui, que les 35 heures n'ont pas, chez nos compatriotes, entamé la valeur travail.

Elles y ajoutent simplement de nouvelles exigences.


* 30 Le Ministre qui voulait changer la vie, André Henry, Corsaire Edition, 1996, page 30. À la demande du Ministre, René Teulade, élabore un rapport sur les horaires souples et suggère la tenue d'Assises sur le temps de vivre.

* 31 Bâtir la civilisation du temps libéré, André Gorz, Editions Les liens qui libèrent, 2013. Dans cette livraison, l'auteur (1923-2007) reproduit des articles publiés entre 1974 et 1993. Il a été cofondateur du Nouvel Observateur sous le pseudonyme de Michel Bousquet.

* 32 Op. cit. page 23.

* 33 Op. cit. page 27. Dès 1972, le Président Georges Pompidou tenait ce raisonnement.

* 34 Op. cit. page 42. Avec la diminution du temps de travail (35 heures puis 28 heures ou 25 heures), André Gorz imaginait « l'auto organisation de réseaux d'échanges de services dans les quartiers, immeubles et communes, l'auto organisation de groupements d'entraide mutuelle fondés non pas sur le paiement en argent mais sur l'échange de temps . »

* 35 Op. cit. page 37.

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