B. NOUVELLE APPROCHE, NOUVELLES EXIGENCES

Tout au long des Trente Glorieuses, une pensée a dominé : la réduction du temps de travail devait servir le développement des loisirs, une « civilisation des deux » devait éclore et s'installer.

Par la suite, la croissance du chômage nous a fait privilégier l'emploi par rapport au travail.

Le rapport d'Alain Minc en 1994 est particulièrement représentatif de ce mouvement : il plaide pour le temps partiel et la mobilité 36 ( * ) _ftn12 .

La lutte contre le chômage ne saurait nous faire oublier des attentes légitimes.

Retrouvons Dominique Méda : « L'un des principaux enjeux des années à venir est de savoir s'il est possible - et souhaitable - de satisfaire les immenses attentes qui pèsent sur le travail, particulièrement portées par les jeunes et les femmes : des attentes expressives et relationnelles, des attentes de réalisation et d'expression de soi dans le travail, mais aussi de meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie privée. »

« Meilleur équilibre » : il faut s'intéresser au « travail » et au « hors travail » mais des interdépendances, des influences, des articulations existent. Veillons à ce qu'elles soient bénéfiques. De nombreux facteurs viennent compliquer la tâche. N'y a-t-il pas une nouvelle définition de la durée du travail : « temps pendant lequel le salarié est à la disposition de l'employeur et se conforme à ses directives, sans pouvoir vaquer librement à des occupations personnelles. » ?

Jean-Emmanuel Ray, professeur à l'école de droit de Paris-I-Panthéon-Sorbonne, y voit le passage d'un temps sur la machine à un temps « à disposition » constituant » le chant du cygne d'une conception liée au travail manuel, où la loi de la pesanteur empêche physiquement d' exporter tout labeur à l'extérieur, où l'étalon de la productivité et du salaire est l'heure de travail. Car comment calculer le « temps de travail effectif » d'un travailleur du savoir , quand au bureau il ne fait que réagir , travaille le soir à la maison et a ses meilleures idées professionnelles pendant ses « vacances » ? Mais s'accorde aussi une demi-heure de présentéisme contemplatif après le déjeuner , et près d'une heure de surf très personnel par jour ?

Avec le créatif forfait-jours (de travail, et de repos), la loi de 2000 a reconnu qu'il était vain de vouloir calculer à la minute près le temps de travail des cadres autonomes. Un dispositif qui remporta un réel succès : dans la communication ou l'assurance, un salarié sur trois l'utilise. Négocié dans la branche Syntec (informatique), à la suite de la censure judiciaire d'un premier forfait-jours, le 26 avril 2013, faute d' avoir assuré » la garantie du respect des durées maximales de travail ainsi que des repos journaliers et hebdomadaires », l'avenant du 1er avril innove : il crée deux entretiens annuels pour suivre leur charge de travail, et une obligation de déconnexion pendant les onze heures de repos journalier et les 35 heures (24 + 11)... de repos hebdomadaire » 37 ( * ) .

Fonctionnement des services publics, des entreprises, organisation du travail, aménagement de l'espace, conditions d'exercice de nos droits... peuvent perturber notre vie, contrecarrer la satisfaction de nos légitimes attentes, mettre en cause les principes d'égalité, de justice, de cohésion, porter atteinte à la bonne utilisation de nos finances... Ce « meilleur équilibre » n'est pas une donnée mais une construction.

Pour l'illustrer référons-nous à quelques situations concrètes :

- l'employeur soucieux de bonne relation ne peut se désintéresser du temps parental. Il doit veiller à réduire le conflit « temps du travail » - « temps parental ». Ce peut être affaire de temps partiel, d'horaires adaptés, d'absences autorisées. La culture du « présentéisme », qui veut qu'on évalue la motivation d'une personne par son temps de présence, va à l'encontre de la bonne entente recherchée ;

- les rythmes scolaires intéressent une pluralité d'acteurs : il faut compter avec les temps de l'enfant, le temps de travail des enseignants, des divers intervenants, le temps des parents (plus ou moins disponibles), celui des services extérieurs à l'école ;

- les horaires d'ouverture des services publics ne peuvent être déconnectés des rythmes, des attentes, des disponibilités des usagers. Il y a dans ce cas risque de délégitimation du service public.

L'observation du vécu ne manque pas de fournir des raisons à ces politiques temporelles territoriales.

Celles-ci obéissent à trois motivations principales :

- la recherche d'égalité des personnes (initialement l'égalité homme-femme) ;

- la recherche d'une qualité de vie (par la coordination des temps) ;

- l'impératif de développement durable (notamment la recherche de l'utilisation optimale des investissements) 38 ( * ) .

Il ne suffit pas que des objectifs aillent de soi : ils demandent à être partagés ; ce qui est affaire de conviction, de persuasion, de portage.

Faisons place à la logique de la demande, rétablissons un équilibre entre elle et l'offre.

Ces démarches seront d'autant mieux assurées qu'elles seront soutenues par une volonté politique forte et une organisation dédiée.

Un tel processus ne peut que favoriser l'existence et l'expression des politiques temporelles publiques territoriales.

Celles-ci ne sont pas des chimères : des pratiques les consacrent, des attentes assurent leur pérennité. La connaissance de ces politiques nous invite à l'engagement.


* 36 La France de l'an 2000, Alain Minc, rapport au Premier ministre, Commissariat Général au Plan, 1994. Editions Odile Jacob, pages 94 et suivantes (« Faire l'impossible pour l'emploi »).

* 37 Le Monde, 29 avril 2014.

* 38 Le chapitre 2 « origine et diffusion des politiques temporelles en Europe et en France » de l'ouvrage Villes et politiques temporelles op. cit. détaille ces thématiques et leur histoire (pages 39 et suivantes).

Si l'Union européenne y a sa part, l'Italie apparaît comme le pays d'origine de ces politiques temporelles grâce au mouvement féministe, aux lois votées, à l'implication des collectivités (Milan, Gènes, Venise, Turin, Rome, Catane, Bolzano, Pesaro...), aux institutions mises en place, aux expériences réussies.

Grâce à des échanges universitaires et à des rencontres d'acteurs territoriaux, une diffusion des politiques temporelles s'est faite en Allemagne, en Espagne, aux Pays-Bas. En France, l'émergence des politiques temporelles est due à la recherche, aux colloques, à la DATAR, à l'adoption des 35 heures, à la publication de différents rapports qui ont influencé certaines collectivités territoriales.

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