B. UNE ZONE DE VIVES TENSIONS INTER ET INFRA-ÉTATIQUES

1. Des litiges frontaliers anciens, d'une particulière acuité
a) La délimitation des frontières terrestres et maritimes : le cas des revendications en mer de Chine méridionale

Les frontières terrestres et maritimes font encore aujourd'hui l'objet de litiges entre divers États : l'exemple du contentieux territorial entre le Cambodge et la Thaïlande autour du temple de Preah Vihear est ainsi tristement célèbre. Mais ce n'est pas un cas isolé dans la mesure où existent des litiges divers entre la Malaisie et la Thaïlande, la Malaisie et l'Indonésie 42 ( * ) , les Philippines et la Malaisie, la Malaisie et Brunei, notamment....

La question des frontières maritimes en Mer de Chine du Sud s'est tendue ces dernières années.

Après la seconde guerre mondiale et la décolonisation, les îles et récifs de la mer de Chine du sud ont été évacués par les puissances qui les occupaient. Dans les années 70, les États riverains se sont de plus en plus intéressés à ces îles et ont commencé à les occuper, donnant parfois lieu à des affrontements armés (la Chine expulsant les troupes du sud-Vietnam des Paracels en 1974, des combats opposant Chinois et Vietnamiens à Johnson Reef en 1978).

Outre les revendications de souveraineté (et les eaux territoriales qui s'attachent à la souveraineté terrestre), c'est le droit d'instituer une zone économique exclusive, dans laquelle l'État côtier dispose notamment d'un droit d'exploitation du sous-sol, qui a peu à peu donné une importance toute particulière à ces récifs.

La perspective de l'existence de ressources en hydrocarbures, ou tout simplement les ressources halieutiques actuelles, dans un contexte de pression alimentaire croissante, attisent les tensions en mer de Chine du Sud.

Ces zones maritimes disputées assurent en outre un accès stratégique à la haute mer -en particulier pour les SNLE chinois, vers les eaux profondes-. Elles permettent enfin de sécuriser les axes d'approvisionnement majeurs puisqu'y transitent les principales routes commerciales mondiales et l'approvisionnement en énergie de l'Asie du Nord-Est (Chine, Japon).

« Bordée d'États riverains qui en revendiquent la souveraineté, la mer de Chine occupe une place centrale sur l'échiquier géostratégique régional. Dans ce contexte propice aux tensions, l'annexion d'îlots disséminés, inhabités et souvent inhabitables, devient un acte stratégique . 43 ( * ) »

La compétition pour la maîtrise des mers, partout un enjeu, accentue les tentatives d'appropriation des mers par les États riverains.

Les enjeux en mer de Chine du Sud ont une dimension à la fois politique, économique et stratégique.

LES ENJEUX EN MER DE CHINE DU SUD

Il s'agit d'une voie de passage très importante pour le commerce international et notamment pour l'approvisionnement en hydrocarbures des pays de l'Asie du Nord-Est (Japon, Corée, Taïwan qui sont totalement dépourvus de ressources propres en gaz et en pétrole). Cette voie est par ailleurs très vulnérable en raison de l'étroitesse des différents détroits.

Les enjeux territoriaux sur les îles et les récifs ne sont pas négligeables car la souveraineté sur les terres permet de revendiquer une juridiction sur les eaux (et en particulier la zone économique exclusive dans laquelle l'état riverain a le monopole de l'exploitation du sous-sol).

La mer de Chine du sud recèle des réserves de gaz et de pétrole dont la majeure partie se trouve dans des zones contestées. Ses ressources halieutiques en font en outre une source d'alimentation importante pour les populations habitant dans les pays riverains.

Enfin, certains observateurs font observer que la mer de Chine est devenue un enjeu stratégique pour les sous-marins chinois , notamment ceux basés sur l'île de Hainan, et qui doivent nécessairement la traverser pour rejoindre, les eaux plus profondes et les fosses océaniques.

De fait, depuis quelques années les tensions montent et les accrochages se multiplient. Au-delà des territoires ou eaux à la souveraineté traditionnellement contestée car revendiqués par plusieurs États riverains, la « ligne en neuf traits » ou ligne « en langue de boeuf » délimitant les revendications de la Chine au titre de ses droits « historiques » en Mer de Chine du Sud sont venus bouleverser un équilibre géopolitique déjà fragile.

Dans la vision stratégique chinoise, ces eaux qui bordent le 1 er chapelet d'îles au large des côtes chinoises seraient en réalité perçues comme des eaux « intérieures ».

La Chine prétend exercer des « droits historiques » (sans plus de précision) sur 80% des eaux de la Mer de Chine du Sud, là où les autres États riverains, (Vietnam, Philippines, Malaisie, Brunei, voire Indonésie) revendiquent une souveraineté sur des îles ou îlots ou ont instauré une zone économique exclusive. En ne précisant pas le contenu exact de ses revendications et en pratiquant une politique du fait accompli, la Chine est suspectée notamment par ses voisins de vouloir remettre en cause indirectement le principe de la liberté de navigation.

Une analyse de la stratégie chinoise :
Une stratégie globale d'appropriation de la Mer de Chine du Sud ?

« Selon les écoles, la Chine présente la « langue de boeuf » : soit comme une mer historique , concept qui n'a pas cours dans la Convention des nations unies sur le droit de la mer (CNUDM) 44 ( * ) ; soit comme une mer territoriale , ce qui se décline du fait que Pékin entend le tracé en neuf traits comme constituant la ligne médiane qui sépare équitablement ce qu'il estime être ses territoires insulaires des côtes des autres états riverains ; soit en dernière limite comme une zone économique exclusive (ZEE). Dans ce dernier cas, la règle qui s'applique en termes de droit de la mer est celui de la liberté de la navigation, y compris celui de la liberté d'y conduire des exercices navals, l'État souverain sur cette ZEE ayant ses droits limités, en vertu de la CNUDM, à l'exclusivité de l'exploitation économique, de la recherche scientifique, du développement durable et de l'action de l'État en mer 45 ( * ) liée à cela. Or en matière de liberté de la navigation, la Chine entend appliquer à ses ZEE, donc en dernière limite à la « langue de boeuf », les mêmes règles qu'elle impose à la navigation étrangère dans ses eaux territoriales. L'article 17 de la CNUDM stipule que tout navire étranger, sous diverses réserves exprimées dans les articles 18 et 19 qui suivent, jouit du droit de « passage inoffensif » dans les eaux territoriales d'un État tiers. Or la Chine, au même titre que le Vietnam, l'Indonésie et la Malaisie d'ailleurs, a émis des réserves à ce propos en exigeant que tout navire étranger, notamment militaire , obtienne au préalable l'autorisation de Pékin avant de traverser ses eaux territoriales.

« C'est donc au travers de (...) la « langue de boeuf » (...), que la Chine entend sanctuariser cet espace marin à son seul profit. Les actions qu'elle conduit pour forcer la validation de la souveraineté chinoise sur cet ensemble sont multiples.

« C'est ainsi que, entre 2001 et 2011, les marines américaines, australienne et indienne font, en diverses occasions, l'objet de quelque dix harcèlements au total, parfois très graves, soit en authentique ZEE chinoise, soit aussi dans la « langue de boeuf » .

« Depuis 2006 les Chinois harcèlent aussi et surtout les compagnies pétrolières étrangères en contrat avec les compagnies pétrolières nationales vietnamienne, philippine, malaysienne pour qu'elles cessent leurs activités avec ces dernières, au motif que les lots explorés ou exploités se situent dans la « langue de boeuf » , en territoire maritime revendiqué sous souveraineté chinoise.

« Les Chinois ont commencé depuis longtemps leurs patrouilles maritimes dans la « langue de boeuf » et ont entrepris une très forte montée en puissance de tels moyens : garde-côtes, agence de surveillance maritime, administration de sécurité maritime, commandement des garde-pêche, administration générale des douanes. Le raisonnement est que, puisque la « langue de boeuf » ressortit de la souveraineté chinoise, ce n'est pas l'armée qui doit y agir mais les moyens nationaux de police maritime. (...) Dans l'hypothèse d'un incident armé entre une unité navale régionale ou étrangère avec l'une de ces unités chinoises de patrouille maritime, l'agresseur ne serait pas le Chinois mais l'autre, puisque ce dernier aurait utilisé un moyen de guerre pour s'opposer à un moyen civil, qui plus est en secteur maritime prétendument sous souveraineté chinoise. »

Source : Les mers de Chine dans la relation Chine - Etats-Unis, Général Daniel Schaeffer, Octobre 2013, in «Barack Obama et le nouveau monde» de la revue Outre terre

Source : Ministère des affaires étrangères

Source : Didier Ortolland, Jean-Pierre Pirat, Atlas géopolitique des espaces maritimes, 2010, carte réalisée par le CERI et l'Atelier de cartographie de Sciences Po, 2010

Aujourd'hui, les tensions en mer de Chine du sud (dénommée « mer de l'Est » au Vietnam et « mer occidentale » aux Philippines) sont telles que les risques de dérapage sont permanents.

L'escalade a été continue ces dernières années. Après la publication de la fameuse carte avec la « ligne en 9 traits » sur tous les passeports chinois, qui s'appuie sur son occupation de l'archipel des Paracels (pris au sud-Vietnam en 1974) et sur sa revendication sur la totalité de l'archipel des Spratleys (occupées par Taiwan, le Vietnam, les Philippines, la Malaisie), un nouveau seuil a été franchi en 2012 lorsque la Chine a créé une zone administrative dédiée à la mer de Chine de sud, s'étendant au sud jusqu'aux rivages de Malaisie et de Brunei. Début 2014, la province de Hainan a en effet indiqué que tous les bateaux de pêche croisant dans cette zone de plus de 2 millions de km 2 devaient se déclarer préalablement auprès de son administration et se procurer une autorisation expresse auprès des autorités chinoises compétentes. Depuis, les pêcheurs, vietnamiens notamment, y sont régulièrement « contrôlés » et verbalisés par des navires officiels chinois (marine, police maritime, agence océanique). Cette initiative a suscité de vives réactions de la part des voisins de la Chine.

La proclamation chinoise récente d'une zone d'identification aérienne (ADIZ) en mer de Chine de l'Est a également fait monter la pression, compte tenu de la crainte d'une « contagion » et d'une reproduction de cette démarche de la part des Etats riverains de la mer de Chine du Sud.

Les Philippines ont entamé contre la Chine une procédure devant le tribunal international du droit de la mer sur la validité juridique de ses revendications au regard de la Convention sur le droit de la mer (démarche réfutée par la partie chinoise). Le Vietnam , quant à lui, a vivement protesté à la suite de l'installation, début mai 2014, d'une plateforme chinoise d'exploration pétrolière dans sa zone économique exclusive, et d'accrochages entre navires chinois et vietnamiens à cette occasion.

La situation est donc assez tendue. Le « code de conduite », actuellement en négociation, pour gérer les incidents, tarde à aboutir.

b) Des irritants périodiques entre États

Périodiquement, des « irritants » peuvent refaire surface, mettant à jour les divisons parfois anciennes entre États membres de l'ASEAN.

Ainsi en est-il par exemple d'une décision récente des autorités indonésiennes (mal ressentie côté singapourien) d'attribuer à une frégate le nom de deux "héros" indonésiens qui se sont illustrés en détruisant, en mars 1965, un bâtiment situé en plein centre-ville de Singapour. L'attentat avait causé la mort de trois ressortissants singapouriens et fait plusieurs dizaines de blessés. Arrêtés, Osman Haji Mohamed Ali et Harun Said, deux membres des forces spéciales indonésiennes infiltrés à Singapour, avaient été exécutés à Singapour en 1968.

2. L'affirmation progressive de la Chine et le doute sur ses intentions stratégiques

Le développement indéniable des capacités économiques et militaires chinoises est naturellement la toile de fond de toutes les évolutions régionales en Asie du Sud-Est.

La modernisation de sa marine, l'installation d'une base navale chinoise à Hainan et la première sortie du porte-avion chinois le Liaoning en mer de Chine du Sud à l'hiver 2013, couplées à la stratégie d'affirmation dans des eaux disputées, décrite ci-dessus, autour de la fameuse « ligne en neuf traits » ou « ligne en langue de boeuf », sont dans tous les esprits.

L'émergence chinoise donne lieu à des interprétations contradictoires, relayant d'ailleurs des discours (l'émergence « pacifique » de la Chine) et des faits (les revendications maritimes et territoriales, la pratique du fait accompli, la volonté de créer des contentieux sur des zones jusqu'à présent non disputées....) qui se contredisent.

Beaucoup soulignent que le doute sur les intentions stratégiques de la Chine est un facteur d'instabilité, créant un climat d'incertitude. Mettant en avant le fait que la montée du nationalisme chinois est un facteur de cohésion nationale, certains analystes discernent dans la stratégie chinoise une volonté de « déni d'accès » ou « stratégie d'anti-accès », utilisant subtilement, dans une politique du fait accompli, des moyens non militaires (océanographie, administration des pêches) qui permettent d'obtenir la victoire sans « combattre ».

Il n'entre pas dans l'objet de ce rapport de disserter sur le caractère pacifique ou non de l'émergence chinoise. L'émergence chinoise est, pour notre analyse, tout simplement un fait à prendre en compte.

En particulier, l'émergence navale chinoise est un vecteur d'affirmation et de défense très nette des « intérêts » chinois dans la région.

3. La montée des nationalismes

Partout en Asie du Sud-Est, la montée des nationalismes est perceptible.

Les réactions vietnamiennes à l'établissement récent d'une plate-forme chinoise en sont un bon exemple. Vos rapporteurs ont pu mesurer la virulence des réactions populaires vietnamiennes, en dépit d'une volonté de désescalade et de modération du gouvernement vietnamien, lors de leur mission au Vietnam début mai.

L'installation de cette plateforme pétrolière chinoise a été un véritable électrochoc. Début mai, le sujet était à la une de toute la presse et de toutes les conversations. La session de l'Assemblée nationale a ouvert sa première journée sur un débat -fermé- consacré à la relation avec la Chine. La population, toutes catégories sociales et âges confondus, se montrait particulièrement sensible à ce qui était ressenti comme une "provocation" de la Chine, et une violation du droit international, dans une zone considérée comme une composante du territoire vietnamien. La presse, les réseaux sociaux et les blogs étaient totalement mobilisés sur cet enjeu.

La destruction de centaines d'entreprises chinoises (ou assimilées à des entreprises chinoises, comme les sociétés taïwanaises et singapouriennes, soit entre 400 à 700 entreprises affectées) le 14 mai dernier est révélatrice.

L'opinion publique vietnamienne reste marquée par l'incident : une militante du l'Eglise Bouddhiste Unifiée du Vietnam, Lê Th? Tuy?t Mai , s'est ainsi immolée par le feu le 23 mai devant le Palais de la Réunification, à Ho Chi Minh Ville, " pour manifester sa colère contre les agissements chinois en mer ".

Lors de son 24 ème sommet en Birmanie, qui présidait l'ASEAN pour la première fois, les dix ont adopté, le 11 mai 2014, une déclaration commune faisant état de leurs préoccupations face à la situation en Mer de Chine et montrant leur volonté de faire front commun contre le puissant voisin - une position qui n'avait pu être obtenue en 2012 - mais on ignore encore les effets concrets que pourra avoir cette unité affichée quant à la volonté chinoise d'adopter un code de conduite. Ni, surtout, quant au contenu concret de ce code.

4. Une militarisation croissante de la région : vers une « course aux armements ? »

Depuis 2000, les dépenses militaires et les importations d'équipements militaires tels que sous-marins ou avions de combat ont cru très significativement en Asie du Sud-Est.

Deux analyses prévalent en général pour expliquer cette situation. La première voit dans cette région le théâtre d'une véritable course aux armements, alimentée par la montée en puissance chinoise et le « pivot » américain. La deuxième met en avant un simple phénomène de « rattrapage » pour des économies en forte croissance améliorant leurs niveaux de développement et souhaitant affermir leur souveraineté sur leurs espaces maritimes, voire un « simple » phénomène de concurrence pour le leadership régional.

« L'intensité de la course aux armements en Asie est d'abord le reflet des antagonismes qui divisent ce continent. À cet égard, on ne peut complètement exclure que la combinaison de conflits persistants de souveraineté, de dépenses militaires en forte croissance et de nationalismes fasse peser un risque d'instabilité sur l'Asie, risque qui serait aggravé si la croissance économique, qui a fait de cette région un moteur de l'économie mondiale, venait à ralentir brutalement. »

Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale français, 2013

a) Un considérable effort d'équipement partagé par l'ensemble des Etats de la zone

Partout en Asie du Sud-Est, les budgets de défense augmentent. L'Asie du Sud-Est totalisait en 2013 le quart des projets navals mondiaux et 40% des projets de sous-marins.

Source : Hellendorf Bruno, « Dépenses et transferts militaires en Asie du Sud Est : une modernisation qui pose question », note d'analyse du GRIP, 12 juin 2013, Bruxelles

Pour autant, la situation de départ est très contrastée, entre des armées modernes, bien équipées et bien entraînées (Singapour) et des forces n'ayant pas le même niveau ni de formation ni d'équipement.

DÉPENSES MILITAIRES EN ASIE DU SUD-EST (2012)

Il existe donc un fort différentiel 46 ( * ) entre les « cinq grands », à savoir Singapour, l'Indonésie, la Thaïlande, la Malaisie et le Vietnam, qui représentent ensemble 90% des dépenses militaires d'Asie du Sud-Est en 2012, et les autres pays (Philippines, Brunei, Cambodge, Timor-Leste, ainsi que Birmanie et Laos pour lesquels les données sont soit manquantes, soit incertaines).

Alors que Singapour, plus gros dépensier militaire de la région, consacrait près de 10 milliards de dollars à sa défense en 2012 (soit presque autant que les Pays-Bas), le Laos dépensait près de 500 fois moins, soit 18,7 millions de dollars en 2011.

Pays

Dépenses (millions de dollars US courants)

Classement mondial

Pourcentage du PIB

Classement mondial

Singapour

9 722

22

3,60 %

16

Indonésie

6 866

26

0,80 %

119

Thaïlande

5 387

35

1,50 %

70

Malaisie

4 697

40

1,50 %

69

Vietnam

3 363

48

2,40 %

36

Philippines

2 977

51

1,20 %

87

Brunei

411

87

2,40 %

35

Cambodge

217

103

1,60 %

65

Timor Leste

37,7

126

0,70 %

125

Laos

18,7 (2011)

132 (2011)

0,20 % (2011)

136 (2011)

Source : SIPRI military expenditure database, cité dans Hellendorf Bruno, « Dépenses et transferts militaires en Asie du Sud Est : une modernisation qui pose question », note d'analyse du GRIP, 12 juin 2013, Bruxelles

En termes relatifs, les dépenses militaires de Singapour atteignent 3,6% de son produit intérieur brut lorsque Vientiane n'y consacre que 0,2%. Entre ces deux extrêmes se situent de nombreux autres cas de figure.

L'Indonésie , par exemple, dont les dépenses militaires, en forte hausse, ont récemment atteint la deuxième place au niveau sous-régional (6,8 milliards de dollars en 2012), ne consacre encore que très peu de ressources à son armée en termes relatifs (0,8% du PIB). La hausse spectaculaire des dépenses militaires dans l'archipel s'inscrit dans une logique de contrôle des vastes espaces notamment maritimes : Jakarta ne dispose aujourd'hui que de 150 navires (dont un grand nombre obsolètes) pour patrouiller dans 5,8 millions de km 2 et faire face à de nombreuses catastrophes naturelles...

b) Une véritable « course aux sous-marins », au service de stratégies « d'anti accès »

L'acquisition de sous-marins s'inscrit dans une logique de projection et d'affirmation de sa souveraineté. Le sous-marin est aussi un outil adapté à la défense des routes maritimes et des côtes ; il s'intègre parfaitement dans le cadre des nouvelles stratégies dites « anti accès » , visant à sanctuariser des zones en dissuadant un ennemi d'y pénétrer 47 ( * ) . « Combinant une grande discrétion avec une forte létalité, il fait planer une menace omniprésente sur une large zone : il est donc parfaitement adapté à la guerre asymétrique ».

La quasi-totalité des Etats d'Asie du Sud-Est est aujourd'hui engagée dans la constitution de sous-marinades.

La « course aux sous-marins en Asie du Sud-Est »

les « cinq grands » ainsi que les Philippines ont, soit développé leurs capacités sous-marines, soit fait état d'une volonté politique allant dans ce sens, rejoignant ainsi une tendance plus large incluant l'Inde, le Pakistan, la Chine, le Japon, la Corée du Sud, Taiwan et l'Australie, tous engagés dans des programmes de renforcement de leurs flottes sous-marines.

Singapour a acheté quatre sous-marins suédois de classe Challenger (précédemment Sjöormen ) en 1995 et 1997, avant de monter en gamme avec l'achat en 2009 de deux sous-marins allemands de classe Archer .

La Malaisie a de son côté acquis deux sous-marins français de classe Scorpène, en 2002. L'Indonésie dispose d'anciens Type-209 allemands, et s'est engagée en 2012 à acheter trois sous-marins sud-coréens de classe Chang Bogo (une version améliorée par Daewoo du Type-209). Un objectif de 12 unités avait même été évoqué à Jakarta, et le vice-ministre de la Défense a indiqué que son pays voulait développer son propre sous-marin à partir de 2014.

La Thaïlande a quant à elle l'ambition de s'équiper de sous-marins depuis plusieurs décennies et s'est successivement intéressée à des sous-marins japonais (elle en a acquis quatre en 1936), à une conception nationale, à des engins russes de classe Amur , chinois de classe Song , ou encore des coréens de classe Chang Bogo . La marine donne aujourd'hui priorité à l'achat de frégates. Les Philippines ont également mentionné l'idée d'un achat de sous-marin.

Le Vietnam , qui pourrait encore avoir deux sous-marins de type Yugo , a de son côté commandé six sous-marins de classe Varshavyanka à la Russie, similaires à certains appareils vendus par Moscou à Pékin depuis 1994.

Source : Hellendorf Bruno, « Dépenses et transferts militaires en Asie du Sud Est : une modernisation qui pose question », note d'analyse du GRIP, 12 juin 2013, Bruxelles

c) La montée en puissance de la marine chinoise : un élément de contexte prégnant

La Chine a également sensiblement augmenté son budget de défense, qui est passé de 37 milliards de dollars en 2000 à 130 milliards de dollars en 2013 (1,8% du PIB), soit une augmentation de 13% par an sur ces 15 dernières années. Ces chiffres, certes encore loin des 550 milliards de dollars américains consacrés à la défense chaque année (4% du PIB), n'en font pas moins état d'un accroissement rapide et significatif .

Premier exportateur mondial désormais, la Chine 48 ( * ) se soucie particulièrement de la vulnérabilité de ses flux maritimes , qui doivent, pour la plus grosse part, franchir un détroit (le détroit de Malacca) qu'elle ne maîtrise absolument pas. C'est le « dilemme de Malacca » : le développement chinois dépend de l'extérieur et les côtes chinoises sont la principale ouverture permanente vers le monde extérieur. Le détroit de Malacca est de fait le centre de gravité du développement économique chinois et donc de sa stabilité sociale et politique.

L'accès aux ressources naturelles est un deuxième impératif vital pour l'économie chinoise, en particulier à l'énergie et aux matières premières mais aussi aux ressources alimentaires (dont le poisson, mais aussi les matières premières agricoles, notamment en provenance des terres arables achetées ou louées en Afrique).

L'importance stratégique de la mer de Chine se comprend dans la configuration suivant laquelle les côtes chinoises sont bordées par des chaînes d'îles qui, de l'archipel japonais aux Philippines, ne sont pas maîtrisées par la Chine : dans cette approche stratégique, il s'agit de se libérer d'un « carcan ».

Bien que la Chine ait 18 000 km de côtes et plus de 6 500 îles, pour avoir accès à la haute mer, ses navires doivent traverser les zones économiques exclusives, voire les eaux territoriales, de ses voisins : elle ne dispose que de 3,8 millions de km 2 d'eaux territoriales et de zone économique exclusive, au 10 è rang mondial, alors qu'elle a la 3 ème surface terrestre.

La situation chinoise est en quelque sorte l'inverse de la situation française, qui, avec une superficie terrestre classée au 42 ème rang mondial, a la deuxième zone économique exclusive mondiale. « Le rapport entre le domaine maritime et la superficie terrestre est de 17,2 pour la France, 1,2 pour les Etats-Unis et seulement 0,4 pour la Chine », précise ainsi une récente étude sur le sujet 49 ( * ) .

En 2010, la Mer de Chine méridionale a été élevée au rang « d'intérêt vital » par les dirigeants chinois.

Dans le « Livre blanc » chinois d'avril 2013, le chapitre 4 contient des développements sur « la sauvegarde des droits et intérêts maritimes », qui décrit la Chine comme une « puissance maritime ».

Tous les experts entendus par votre commission sont convaincus que la Chine est déjà, ou sera d'ici peu, une très grande puissance maritime militaire.

Le rapport du Sénat sur la « Maritimisation » en 2011 50 ( * ) l'affirmait déjà : « La Chine a déjà sécurisé une partie de ses voies maritimes d'approvisionnements en constituant une chaîne de ports, parfois baptisée « le collier de perle chinois » comportant notamment des bases, en Birmanie, au Pakistan, au Bengladesh, au Sri Lanka et au Mozambique.

« L'objectif poursuivi à travers la revendication des archipels est, pour la Chine, d'accroître son espace maritime le long de la côte en incluant Taiwan de manière à pouvoir rejoindre la haute mer et accéder aux grands fonds océaniques du Pacifique sans devoir passer par les zones maritimes de ses voisins. L'objectif final de la Chine est de maîtriser des espaces maritimes jusqu'à une ligne partant du Japon, allant jusqu'aux Philippines en longeant les Mariannes et de diluer sa dissuasion dans les grands fonds océaniques du Pacifique. »

La marine chinoise a changé de dimension : elle cherche à acquérir la maîtrise d'outils de projection et de puissance, comme le porte-avion et le sous-marin. De côtière elle devient hauturière, avec des frégates de plus en plus puissantes, pouvant aller loin, emporter un armement puissant et durer à la mer.

De fait, la montée en puissance de la marine chinoise est tout à fait spectaculaire. La Chine a développé ces dernières années une base de sous-marins sur l'ile de Hainan, débuté les essais en mer de son premier porte-avions, mis en service de nouveaux navires de combat, comme les destroyers de type-052D par exemple, effectué d'importantes avancées en termes de missiles, de navires de ravitaillement, d'alerte aérienne avancée, d'avions de combats...

LA MARINE CHINOISE

En 2012, avec 919 280 tonnes, la marine chinoise occupe le troisième rang mondial et est en passe de détrôner la Russie. La marine de guerre chinoise a un effectif de 255 000 hommes, dont 25 000 dans l'aéronavale, 28 000 dans la défense côtière et 8 000 dans le corps des fusiliers marins.

Acheté à l'Ukraine en 2000, l'ex porte-avions russe Varyag, rebaptisé Liaoning, a été admis au service actif le 25 septembre 2012.

Les forces sous-marines chinoises comportent 3 SNLE, un sous-marin classique lanceur d'engins, 6 SNA et 56 sous-marins classiques.

Source : « Ambitions des puissances maritimes émergentes », « La puissance maritime chinoise »

La Chine dispose également de 3 bâtiments de transports de chalands de débarquement, 9 bâtiments anti-aériens, 19 destroyers lance-missiles, 49 frégates lance-missiles, 100 patrouilleurs de haute mer, (militaires ou civils), 96 bâtiments de débarquement, 220 bâtiments de combat littoral.

L'aéronautique chinoise comprend : 700 aéronefs dont 36 bombardiers, 500 chasseurs-bombardiers, 8 avions de patrouille maritime.

Source : « Enjeux maritimes 2014 », les flottes de combat dans le monde en 2013

Certes, au-delà des tonnages et des technologies, les compétences, tout aussi importantes sinon plus, ne peuvent se façonner que dans le temps long.

Mettre en oeuvre une marine océanique, capable de se projeter loin et longtemps en autonomie ne suppose pas seulement des moyens considérables mais également, mais surtout, des savoir-faire spécifiques, un entraînement et une qualification des équipages que les grandes nations maritimes ont mis plusieurs décennies à acquérir.


* 42 Dont certains réglés, il faut le noter, par le droit international

* 43 Source : « les forces armées en Asie du Sud-Est : doctrines et liens civilo-militaires », note de l'Observatoire de l'Asie du Sud-Est, avril 2014

* 44 Seules les baies historiques sont prises en considération dans la CNUDM (article 10, §6)

* 45 Police maritime

* 46 Source : Hellendorf Bruno, « Dépenses et transferts militaires en Asie du Sud Est : une modernisation qui pose question », note d'analyse du GRIP, 12 juin 2013, Bruxelles

* 47 Voir l'article « Le sous-marin en Asie du Sud Est », Yan ROZEC, observatoire de l'Asie du Sud est, juillet 2013, Asia centre

* 48 Source : « Ambitions des puissances maritimes émergentes. Opportunités et risques pour les intérêts français », étude réalisée pour la DAS, www.defense.gouv.fr/das

* 49 Source : Ibid

* 50 « La France face à la nouvelle géopolitique des océans »

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