B. UN MILIEU TRÈS MASCULIN OÙ LES FEMMES RESSENTENT LA NÉCESSITÉ DE FAIRE LEURS PREUVES

« L'image de femmes en armes ne va pas de soi » 12 ( * ) : ce constat d'une sociologue a, dans une certaine mesure, été confirmé par les échanges que la délégation a organisés le 5 mars 2015. Pour les femmes, se faire une place dans les armées ne va pas de soi, même si cette rencontre a montré que, contrairement à la question posée par le titre de l'ouvrage universitaire précité, cette place n'est plus « introuvable » .

Les tables rondes ont mis en évidence le souci généralisé des témoins de la « preuve par la compétence » pour gagner la confiance non seulement de leur hiérarchie, mais aussi de leurs pairs. Souci d'exemplarité, travail acharné, effort de volonté permanent reviennent souvent dans les témoignages.

Ce défi qui consiste à faire reconnaître sa compétence et sa légitimité est certes familier à nombreuses femmes civiles, notamment à celles qui travaillent dans des secteurs peu féminisés et a fortiori les cadres supérieures. Il revêt toutefois une dimension particulière dans l'armée où les codes demeurent, pour des raisons évidentes, très masculins , ce qui peut susciter des difficultés spécifiques aux moments critiques de la carrière des femmes militaires que sont les maternités et la participation à des opérations extérieures.

1. Un milieu encore parfois peu accueillant pour les femmes en dépit de certains progrès

L'opposition à la présence des femmes dans l'armée, qui semble imputable à une minorité, a été évoquée au cours de nombreux témoignages.

Le médecin-chef de service Maryline Genero, première professeure agrégée du Service de santé des armées et qui a affirmé appartenir à la génération de celles qui avaient « défriché le terrain » , a fait état des réticences de sa hiérarchie pour la laisser porter le drapeau de l'École de santé, alors même que, étant major de sa promotion, elle aurait dû y être autorisée. C'est l'intervention de Valérie André, alors médecin général inspecteur, qui avait permis d'obtenir cette autorisation, a-t-elle précisé.

Le commissaire en chef Dominique Moreau a pour sa part évoqué son passage à Saint-Cyr comme un « véritable choc » . Le lieutenant Clémence Besnault, chef de section à Saint-Cyr, a noté les réticences de certains élèves à être commandés par une femme. Elle a expliqué les réticences qui s'y expriment à l'encontre des femmes par le manque de maturité de certains élèves et par la persistance de « clichés tenaces » 13 ( * ) , tout en soulignant une « évolution positive des mentalités » , tant chez les élèves que chez les cadres, depuis le moment où elle avait été élève. Elle qualifie ses trois années d'école d' « austères » , jugeant qu'il n'était « pas évident » d'être une femme à l'École spéciale militaire. Elle a d'ailleurs souligné la vigilance particulière de l'encadrement à l'égard de la situation des élèves femmes. Malgré la retenue des témoignages entendus le 5 mars 2015, on perçoit le défi que constitue encore cette scolarité pour les femmes, alors que l'EMS de Saint-Cyr leur est ouverte depuis plus d'une génération.

De semblables difficultés ne semblent pas caractériser la présence des femmes à l'École de Salon de Provence, selon le témoignage de l'élève présente le 5 mars qui, quelques mois avant de commencer sa formation de pilote et par ailleurs représentante élue de l'une des quatre brigades que compte sa promotion, n'a pas noté de discrimination à son égard.

Selon le colonel Anne-Cécile Ortemann, le « regard des autres » est l'une des premières difficultés auxquelles sont confrontées les femmes dans les armées, ce qui leur impose d'affirmer « davantage de volonté » pour montrer qu'elles sont capables, comme les hommes, de « marcher plusieurs dizaines de kilomètres avec [leur] régiment, de courir avec des rangers , de tirer et de réaliser tous les pré-requis demandés à un homme. »

Lutter contre les clichés est donc nécessaire pour donner sa chance à chacune, « en fonction de ses compétences » .

L'ingénieur général de l'armement Blandine Vinson-Rouchon a relevé avec humour la force de ces clichés en évoquant son arrivée sur un site avec un officier de programme d'un grade inférieur, quand tout le monde « se précipitait pour le saluer » avant de se rendre compte, après un « instant de confusion » , qu'elle était la personnalité éminente attendue. Ce type de situation, là encore, n'est pas propre à la vie militaire et de nombreuses cadres supérieures civiles peuvent raconter de semblables anecdotes.

Les témoignages montrent toutefois qu'une évolution favorable des mentalités semble en cours : le capitaine de frégate Christine Ribbe a ainsi relevé que d'anciens camarades de Navale « ont changé d'avis depuis » et que l'humour peut contribuer à désamorcer les idées préconçues : c'est même selon elle la responsabilité des femmes que d'y contribuer « sans se braquer, avec souplesse » .

2. Une exigence partagée : en faire plus que les hommes pour faire reconnaître sa légitimité

La féminisation somme toutes récente des armées et le caractère très masculin du milieu militaire expliquent que les femmes y ressentent, davantage que les hommes, la nécessité de faire leurs preuves pour s'y imposer, a fortiori quand elles y exercent des fonctions d'autorité.

Cette exigence a été évoquée à plusieurs reprises : « Les femmes doivent faire un peu plus que les hommes pour gagner la confiance de leur hiérarchie et de leurs pairs » , rappelait le commandant Gaëlle Moyen, pilote d'hélicoptère dans l'armée de Terre. L'amiral Anne Cullerre a pour sa part estimé qu'il lui avait fallu pour faire carrière « énormément de travail personnel, d'envie et de détermination » . Le colonel Maroussia Renucci a expliqué ce fait par le faible nombre de femmes dans les armées : « Nous ne pouvons nous fondre dans la masse. Dans ce contexte, peut-être avons-nous moins le droit à l'erreur [et nous] sommes donc jugées plus rapidement en début de carrière » .

Ce besoin de faire ses preuves existe aussi au Service de santé, malgré sa très large féminisation. Ainsi le médecin principal Laure Navarro a-t-elle ressenti, en OPEX, la nécessité de s' « [affirmer] davantage qu'un homme dès le départ pour être prise au sérieux » .

D'autres témoignages ont par ailleurs mis en évidence le fait que les femmes s'imposent parfois plus de pression que nécessaire pour faire oublier qu'elles sont des femmes, comme l'a relevé le colonel Maroussia Renucci : « Au final, la principale difficulté que j'aie rencontrée résulte de la pression et des barrières que moi-même je m'étais posées » .

Hélène Conway-Mouret, co-rapporteure (groupe socialiste, Français établis hors de France), a établi un parallèle avec le monde politique et avec le milieu universitaire pour se demander si cette exigence « répond à une image qui est renvoyée [aux femmes] ou si nous nous l'imposons à nous-mêmes » .

Le fait que la pression vienne parfois essentiellement des femmes elles-mêmes vaut d'ailleurs aussi pour les carrières du civil , tant dans le secteur public que dans le privé, car les femmes sont nombreuses à s'être imposé de tels sacrifices pour faire oublier (voire pardonner) leurs maternités.

3. La « preuve par la compétence » et la confiance gagnée

L'acceptation des femmes dans les armées passe selon tous les témoins par la « preuve par la compétence ». D'après l'aspirant Alexandra Adams, élève à l'École navale, élue par sa promotion pour assurer l'encadrement de la promotion de première année, ce qui est un signe de reconnaissance : « Quand on est performant, on est reconnu, que l'on soit homme ou femme. Je sais aujourd'hui que je peux m'épanouir en tant que femme et en tant qu'officier » .

Comme l'a souligné Laurence Cohen (CRC, Val-de-Marne), la nécessité pour une femme de toujours prouver sa compétence n'est pas propre au milieu militaire mais peut être ressentie également, par exemple, dans le milieu politique : « On parlera davantage de compétence lorsqu'il s'agit de promouvoir une femme que lorsqu'il est question de promouvoir un homme, comme si la promotion d'un homme [...] s'appuyait sur une compétence tellement naturelle que l'on n'en parle même pas » .

La plupart des témoignages montrent cependant qu'une fois passée la première étape des a priori , les efforts mis en oeuvre portent leur fruits et que la confiance des chefs les récompense, même si les femmes doivent faire preuve de davantage de ténacité pour la conquérir : selon le colonel Maroussia Renucci, « dès lors que la confiance est gagnée, les armées ouvrent toutes les portes » .

Certains témoignages ont également évoqué le sujet de la confiance des pairs : selon le médecin principal Laure Navarro, « Dès lors que les a priori sont dépassés, il est très satisfaisant de constater que l'on gagne la confiance de ses collègues . La plus grande satisfaction, lorsqu'on manage une équipe, est d'être parvenue à créer un équilibre entre l'écoute et l'autorité, pour remplir pleinement sa mission ».

Selon le commandant Gaëlle Moyen, qu'il s'agisse de la confiance de la hiérarchie ou des pairs, « une fois cette confiance donnée [aux femmes] , on ne la leur retire pas » . Pour le capitaine de frégate Christine Ribbe, une fois les preuves faites, on voit « le commandant avant la femme ».


* 12 Katia Sorin, Femmes en armes, une place introuvable ? , L'Harmattan, 2012, p. 221.

* 13 Selon Claude Weber, auteur de À genoux les hommes, debout les officiers ! La socialisation des Saints-cyriens (PUR), interviewé par Jean Guisnel sur Lepoint.fr , certains élèves de Saint-Cyr « surjouent un rôle en en rajoutant sur la stigmatisation des filles pour se faire accepter des [...] leaders de la promotion » .

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