C. LES PROGRAMMES DE RACHAT DE TITRES

1. Des objectifs trop ambitieux en matière de titres privés ?

Annoncés en octobre 2014, les programmes de rachat massif de titres adossés à des actifs (ABS - dispositif ABSPP) et d'obligations sécurisées (covered bonds - dispositif CBPP3) est censé compléter l'opération T-LTRO. Les objectifs sont identiques puisqu'il s'agit de relancer le crédit bancaire et accroître dans le même temps la taille du bilan de la BCE. Les deux programmes, qualifiés par certains économistes de « credit easing » direct, constituent, à ce titre, une amorce du dispositif d'assouplissement monétaire annoncé le 22 janvier dernier. Ces achats doivent permettre d'évacuer de leurs états financiers des prêts immobiliers et prêts à la consommation contractés par des acteurs financiers. Ces prêts seront titrisés puis acquis par la BCE.

Les programmes ABSPP et CBPP3 sont mis en oeuvre pour une durée d'au moins deux ans. Afin que le programme puisse concerner toute la zone euro, le seuil de notation prévu pour l'achat des titres (au moins BBB-) ne sera pas exigé pour les acquisitions de produits dont les sous-jacents sont issus de pays comme Chypre ou la Grèce. Des conditions spécifiques sont alors appliquées. Plus largement, la BCE ne retient que les tranches seniors de titrisation, soit les mieux notées, et n'achète pas plus de 70% de l'encours de chaque ABS ou obligation sécurisée.

Le programme ABSPP a été contesté par le gouverneur de la Bundesbank, qui estime qu'il s'agit d'un transfert des risques bancaires vers la BCE. Le programme CBPP3 ne constitue pas, quant à lui, une nouveauté. Deux programmes similaires ont en effet été lancés en juillet 2009 puis en novembre 2011. Les deux étaient dotés d'un seuil limite d'intervention : 60 milliards d'euros pour le premier et 40 milliards d'euros pour le suivant. Si, dans le premier cas, le seuil a pu être atteint et le programme clos le 30 juin 2010, la BCE n'a pu, dans le cadre du premier programme, acquérir que 16,4 milliards d'euros de titre. Ce programme a été arrêté le 31 octobre 2012. La BCE avait relevé à l'époque la faiblesse de l'offre pour justifier cet écart entre l'objectif affiché et les achats effectués.

Cette faiblesse pourrait également fragiliser la portée du programme CBPP3. Elle tient pour partie au fait que les banques s'intéressent déjà aux obligations sécurisées pour pouvoir satisfaire le critère de ratio bancaire de liquidité à court terme. La question de l'émission de nouveaux titres est également posée compte tenu de la possibilité pour les banques de recourir aux T-LTRO. Les tombées obligataires renforce cette atonie, l'offre nette étant même négative en 2014 : - 40 milliards d'euros. Ce phénomène devrait se poursuivre en 2015.

C'est dans ce contexte qu'il convient d'analyser les premiers résultats des deux programmes. Les acquisitions d'obligations sécurisées ont débuté à la mi-octobre 2014 et les achats d'ABS le 21 novembre 2014. A l'instar des opérations T-LTRO, les objectifs affichés ne semblent pas en passe d'être atteints. Le montant des rachats d'obligations sécurisées atteignait en effet 80,759 milliards d'euros au 15 mai 2015, celui visant les ABS 6,131 milliards d'euros. Ce dernier chiffre révèle l'absence d'effet tangible du programme : selon la BCE, l'encours des ABS éligibles s'établissait à 760 milliards d'euros fin 2013, la moitié servant toutefois de garantie.

2. Une première esquisse du plan d'assouplissement quantitatif : les programmes SMP et OMT de rachats de titres souverains

Si elle ne peut en principe participer au financement des États, la BCE estime qu'une intervention sur le marché des obligations souveraines peut être fondée : des taux trop élevés sur les titres des États membres handicapent in fine la transmission de la politique monétaire. L'ensemble des titres obligataires d'un pays, notamment ceux des banques, sont en effet touchés par une augmentation des titres souverains. L'article 123 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne interdit cependant la Banque centrale européenne et aux banques centrales nationales membres de l'eurosystème d'acquérir directement auprès des États leurs instruments de dette. Dans ces conditions, si la BCE entend acheter des titres de dette souveraine, elle ne peut le faire que sur le marché secondaire.

a) Le programme SMP

Destiné à racheter les titres de pays rencontrant des difficultés pour se refinancer sur les marchés financiers, le programme pour les marchés de titres ( Securities market program - SMP) a été mis en place, en mai 2010.

L'encours a atteint, dès le mois de juillet 2010, les 60 milliards d'euros initialement prévus. Un an plus tard, le montant total des rachats s'élevait à 75 milliards d'euros. La BCE a souhaité, le 7 août 2011, utiliser de manière active le dispositif face aux tensions sur les taux espagnols et italiens notamment. L'encours atteint ainsi 150 milliards d'euros à la mi-septembre 2011, 175 milliards d'euros le 1er novembre 2011 et à 210 milliards d'euros début janvier 2012. Le détail de ces rachats n'a pas été rendu public : les titres espagnols, grecs, irlandais, italiens et portugais étaient néanmoins les principaux concernés.

Ces titres sont ainsi acquis auprès des investisseurs et non des États. La BCE soutient de la sorte les établissements financiers, en réduisant notamment leur exposition à la dette souveraine, et limite dans le même temps la dépréciation de ces titres. Le rachat de titres permet, en outre, de réduire leur circulation sur le marché. Ces obligations sont, ainsi, désactivées. Le paiement des intérêts par les États émetteurs se fait directement auprès de la BCE. Ces intérêts sont ensuite reversés aux États membres, dont l'émetteur, en fonction de leur participation au capital de la BCE.

Ces achats sont compensés par une diminution de la masse monétaire en circulation (principe de stérilisation). Ce faisant, la BCE satisfait à son objectif de maintien de la stabilité de prix. Pour stériliser les liquidités injectées dans le cadre de ce programme, la BCE propose toutes les semaines aux banques de replacer auprès d'elle leurs propres excès de liquidités («reprises de liquidités en blanc»). Elles sont placées sur un compte, pour une durée d'une semaine. Le taux de rémunération de ce dépôt est mis aux enchères entre les banques. Celui-ne saurait dépasser néanmoins celui des opérations de refinancement, soit 0,05 % aujourd'hui. Il convient de relever qu'il n'existe aucune corrélation entre l'origine des titres achetés et la nationalité des banques qui participent aux opérations de stérilisation. Cette stérilisation s'est avérée néanmoins imparfaite, le montant des titres achetés n'étant pas toujours couvert par celui des dépôts d'excès de liquidité. La BCE a d'ailleurs renoncé à celle-ci le 10 juin 2014.

La BCE a mis fin au programme SMP en septembre 2012, les dernières acquisitions étant réalisées en mars 2012. Compte-tenu de l'arrivée à maturité de certains titres, l'encours s'élevait au 15 mai 2015 à 138,098 milliards d'euros.

b) L'option OMT

Les nouvelles tensions observées sur les taux espagnols et italiens à l'été 2012 ont, en effet, conduit la BCE à proposer, le 6 septembre 2012, un nouveau dispositif, plus ambitieux : le programme OMT ( Outright monetary transaction ). Ce nouveau dispositif vient se coordonner avec l'action du Fonds européen de stabilité financière (FESF) et celle de son successeur le Mécanisme européen de stabilité (MES), désormais autorisés à intervenir sur le marché primaire. Ce qui n'était pas le cas lors du lancement du programme SMP.

Le programme OMT consiste en des achats sur le marché secondaire d'obligations d'État dont la maturité varie entre 1 et 3 ans, soit la durée retenue pour les opérations LTRO (partie courte de la courbe des taux). Il n'existe pas de limite quantitative à ces achats ni de niveau de taux d'emprunt au-delà duquel elle intervient. Ce programme de rachat illimité contribue, selon le président de la BCE, à faire « tout ce qui est nécessaire pour sauver l'euro (...) quoi qu'il en coûte ». Sans résoudre les problèmes de fond, la BCE tente de juguler la spéculation, qui fragilise la monnaie.

De nombreux indicateurs sont utilisés : le spread , soit l'écart entre le taux appliqué aux titres les mieux notés et celui des obligations de l'État concerné par le rachat, le niveau des CDS souverains - Credit default swap , contrat d'assurance sur les titres obligataires - mais aussi les conditions de liquidité et de volatilité sur les marchés. En cas d'insolvabilité d'un pays dont elle a acheté des titres, la BCE renonce par ailleurs à son statut de créancier privilégié (principe dit de séniorité). Le montant des achats est, comme pour le SMP, stérilisé. L'OMT n'a, pour autant, pas été adopté à l'unanimité du Conseil des gouverneurs, la Bundesbank allemande estimant qu'il s'agissait là d'un moyen détourné de financer les déficits publics.

Les modalités de l'OMT diffèrent de celles du SMP puisque les achats sont censés relayer ceux que peuvent effectuer FESF puis le MES sur le marché primaire. Le dispositif OMT ne s'adresse dans ces conditions qu'aux pays bénéficiant d'une aide d'un des deux fonds de sauvetage européen, qu'il s'agisse d'un programme d'ajustement, à l'image de la Grèce ou de Chypre, ou d'une ligne de crédit de précaution. Les achats de la BCE sont donc désormais conditionnés au respect du mémorandum d'accord signé par l'État concerné avec l'eurogroupe pour le déclenchement du programme du FESF ou du MES. Les pays sont ainsi placés sous surveillance, un rapport trimestriel permettant à la BCE de décider de la poursuite des achats. En cas de non-respect de ses engagements, la BCE suspend son action.

Ce programme n'a, pour l'heure, jamais été mis en oeuvre. Il convient néanmoins de relever que la seule annonce de son adoption par le Conseil des gouverneurs de la BCE a contribué à détendre les taux des obligations souveraines .

c) Un dispositif illégal ?

La non-utilisation du programme OMT est, pour partie, liée à l'incertitude juridique qui l'a longtemps entouré. Saisie par 37 000 citoyens allemands, la Cour constitutionnelle allemande a, en effet, considéré, le 14 février 2014, que le programme OMT était incompatible avec le droit primaire de l'Union européenne. Selon les juges allemands, le dispositif dépasse le mandat de la BCE en la conduisant à mener sa propre politique économique alors que celle-ci relève principalement de la responsabilité des États membres. L'OMT viole par ailleurs l'interdiction de financement monétaire de la dette publique rappelée à l'article 123 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne. Le programme pourrait être acceptable si la réduction de la dette était clairement exclue et que les achats de titres n'étaient pas illimités. Cette dernière condition remet en cause directement le principe même de l'OMT. La Cour constitutionnelle a, cependant, introduit, pour la première fois de son histoire, un renvoi préjudiciel devant la Cour de justice de l'Union européenne pour qu'elle évalue également le dispositif. Deux questions sont posées par le juge constitutionnel allemand : le programme OMT constitue-t-il, d'une part, une mesure de politique économique et non de politique monétaire et n'est-il pas, d'autre part, susceptible de violer les dispositions de l'article 123 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne interdisant à la BCE d'acheter directement des instruments de dette des États membres de la zone euro ?

Les auditions devant la Cour ont démarré en octobre 2014. L'avocat général Pedro Cruz Villalón a présenté ses conclusions le 14 janvier 2015 (aff C. 62-4). Celles-ci mettent en avant la légalité du programme et rappellent que la BCE doit disposer d'une large marge d'appréciation dans la conception et l'exécution de la politique monétaire de l'Union européenne. La BCE dispose en effet d'une spécialisation et d'une expérience auxquelles n'ont pas accès les juridictions nationales, qui doivent, en conséquence, contrôler son activité en faisant preuve d'un degré considérable de retenue.

En ce qui concerne le programme OMT, l'avocat général rappelle que celui-ci constitue pour l'heure une mesure inachevée, dont les contours ne sont esquissés que dans un communiqué de presse. Il est en tout état de cause compatible avec la politique monétaire de l'Union européenne et peut être considéré comme une mesure non conventionnelle. L'avocat général estime cependant qu'afin que l'OMT ne devienne pas un instrument de politique économique, la BCE doit s'abstenir de participer directement au programme d'assistance financière appliqué à l'État concerné. Ce qui signifie la fin de la présence de la BCE au sein de la troïka chargée d'évaluer les plans d'ajustement. Le rachat de titres devra de surcroît être motivé, la BCE étant tenue de préciser les circonstances exceptionnelles qui justifient une telle opération. Elle respecterait ainsi le principe de proportionnalité. Les conclusions ne remettent pas pour autant en cause le caractère illimité des achats, la BCE ayant fait valoir qu'elle poserait des limites en interne. L'avocat général rappelle par ailleurs que le rachat sur le marché secondaire ne constitue pas un financement direct de la dette des États membres et ne contrevient pas à l'article 123 du Traité. Cette intervention doit néanmoins rester prudente pour éviter tout comportement spéculatif. Ces achats doivent, en outre, être mis en oeuvre dans le temps de façon à permettre effectivement la formation d'un prix de marché des dettes publiques.

L'arrêt de la CJUE a été rendu le 16 juin 2015. Les juges ont suivi les conclusions de l'avocat général et confirmé la licéité du dispositif. Le programme OMT contribue bien, selon eux, au maintien de l'unicité de la politique monétaire et, indirectement, à la stabilité des prix. Les juges rappellent par ailleurs que si les traités interdisent toute aide financière de la BCE, ils n'empêchent pas le SEBC de racheter aux États des titres préalablement émis par ces derniers. Il est cependant recommandé de mettre en place une période minimale entre l'émission d'un titre sur le marché primaire et son achat sur le marché secondaire. La BCE doit par ailleurs éviter d'annoncer sa décision de procéder à des achats ou le volume des achats envisagés.

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