C. AUDITION DE MM. STÉPHANE SAUSSIER, PROFESSEUR DE SCIENCES ÉCONOMIQUES À L'INSTITUT D'ADMINISTRATION DES ENTREPRISES - UNIVERSITÉ PANTHÉON-SORBONNE (PARIS I) ET JEAN BEUVE, CONSEILLER SCIENTIFIQUE AU SEIN DU CONSEIL D'ANALYSE ÉCONOMIQUE

M. Éric Doligé, président . - Bienvenue. Notre réflexion porte sur l'efficacité de la commande publique, sujet sur lequel vous avez publié, ainsi que sur l'accès des PME à celle-ci. Nul doute que notre échange sera enrichissant.

M. Martial Bourquin, rapporteur . - Merci d'avoir répondu à notre invitation. Il est difficile d'évaluer le montant global de la commande publique : 80 milliards d'euros si l'on s'appuie sur le recensement des marchés par l'Observatoire économique de l'achat public (OEAP), 200 à 300 milliards d'euros si l'on s'appuie sur les chiffres de l'INSEE.

Pourquoi un tel écart ? Quel est l'impact économique du droit de la commande publique ? Le coût des procédures est-il répercuté dans les prix ? Faut-il favoriser l'accès des PME à la commande publique ? Comment ? Avec Jean Tirole, vous avez formulé dix propositions sur la commande publique...

M. Stéphane Saussier, professeur de sciences économiques à l'Institut d'administration des entreprises, Université Paris I Panthéon Sorbonne . - Merci pour votre accueil. Notre rapport part du constat que le montant global de la commande publique est difficile à évaluer.

Si vous avez entendu M. Jean Maïa de la Direction des affaires juridiques des ministères économiques et financiers, vous savez que l'OEAP ne procède pas à une collecte exhaustive des informations, puisqu'il ne retient que les marchés de plus de 90 000 euros. Le chiffre de 80 milliards d'euros est donc un minimum : disons que le montant global de la commande publique représente au moins 4 points de PIB, 73 milliards pour 2013. Encore certains marchés publics sont-ils pluriannuels. On trouve parfois des évaluations plus larges de l'achat public, jusqu'à 300 milliards d'euros par an pour certaines institutions. Ce sont les chiffres de la Commission européenne ou de l'OCDE.

Si l'on étend l'analyse aux autres outils de la commande publique, comme les délégations de service public ou les contrats de partenariat, les chiffres manquent. Le rapport que j'ai écrit avec Jean Tirole a été motivé par la transposition imminente des directives. Or même la Commission européenne manquait de chiffres pour réaliser l'étude d'impact de la directive « concessions ». Seul chiffrage disponible : l'Institut de la gestion déléguée a réalisé en 2011 une étude évaluant les délégations de service public à 100 milliards d'euros de chiffre d'affaires pour l'année 2009. On sait qu'entre 500 et 800 contrats de délégation de service public sont signés chaque année en France dans le secteur de l'eau, mais on ignore leur montant. Les contrats de partenariat sont recensés, eux, par la mission d'appui aux partenariats public-privé (MAPPP). Ils représentaient, entre 2004 et 2014, 14 milliards d'euros d'investissement.

Notre rapport part donc du constat que les données précises manquent, même si certains exemples sont connus en détail - parfois pour de mauvaises raisons ! Je pense à la Philharmonie de Paris, aux autoroutes, au centre hospitalier sud-francilien... On sait que la Philharmonie a vu son budget multiplié par deux, et pris deux ans de retard. Dans le secteur de l'eau, on constate un retour vers une municipalisation et une régie directe, au détriment de la délégation de service public. Et si la grande majorité des 250 contrats de PPP signés depuis 2004 se passent très bien, on met en avant les quelques dérapages... Des marges d'amélioration existent probablement.

D'inéluctables évolutions s'annoncent, avec la transposition des directives. On va vers plus de simplification de la commande publique. D'ici 2018, elle devra être intégralement dématérialisée, alors qu'elle ne l'est actuellement qu'à hauteur de 11 %. Cela facilitera l'accès à la commande publique des PME, qui sont aujourd'hui freinées par le coût des appels d'offre et manquent d'informations. Les procédures négociées, qui sont à présent l'exception, deviendront la règle. Enfin, l'exécution des contrats comprendra de plus grandes marges de manoeuvre : les contrats complexes de long terme pourront être plus facilement renégociés ou modifiés, comme c'est déjà le cas partout. Pour un économiste, la renégociation n'est pas péjorative : c'est une adaptation à un environnement changeant, qui peut être positive, à condition que les renégociations soient encadrées. Tous ces changements sont bienvenus.

La complexité du droit de la commande publique garantirait une certaine transparence, croit-on. Comme économiste, je n'en suis pas convaincu, faute de statistiques pour le prouver. Ce droit pourrait être simplifié. L'essentiel est d'aller vers plus de transparence, pour limiter le risque de favoritisme, de corruption, de concurrence faible. Mais une transparence totale n'est pas souhaitable car elle permet aux entreprises de s'entendre. Déjà, la Commission européenne détecte des ententes toutes les trois semaines. Il faut donc trouver le niveau de transparence optimal, car l'accroissement des marges de manoeuvre des autorités publiques doit s'accompagner d'une responsabilisation.

Nous faisons des propositions pour renforcer la transparence, la concurrence et le niveau de compétence des acteurs publics. En tant qu'économistes, nous analysons les contrats, qui ne sont pas optimaux : asymétrie d'information à l'avantage de la partie privée, incomplétude...

Pour renforcer la concurrence, la dématérialisation à 100 % facilitera l'accès des PME à la commande publique. Déjà, des plateformes électroniques existent. Depuis la publication de notre note au Premier ministre, nous avons appris que certaines de ces plateformes, privées, recensent exhaustivement les 300 000 marchés publics du pays, mais elles sont trop mal connues. Inspirons-nous de ce qui fonctionne, pour faire remonter l' information au niveau national, et que les PME en profitent.

Une meilleure information sur la qualité des candidatures des entreprises renforcerait aussi la concurrence. Certaines ont mauvaise réputation : après avoir remporté le marché par des offres agressives, elles se comportent mal. Un service centralisé doit recenser de telles défaillances, afin que ces entreprises puissent être disqualifiées sans risque juridique pour l'autorité publique. Cela désavantagera-t-il les PME, qui sont souvent nouvelles sur un marché ? Comme dans d'autres pays, on pourrait prévoir qu'un entrant se voit attribuer un niveau de réputation maximal. En Corée du Sud ou aux États-Unis, un service centralisé note les entreprises.

Le développement de la négociation renforcera également la concurrence. Cela réduira l'asymétrie d'information et permettra d'ultimes ajustements. L'inconvénient pourrait être que le dernier round de négociation ne porte que sur les prix. Cela pourrait dans un premier temps conduire les entreprises plus fragiles à faire des concessions excessives, au risque de faire faillite, puis, ultérieurement, les amener à intégrer ce rabais final dans leur proposition initiale. Il faut donc que la négociation porte à la fois sur l'offre technique et sur le prix. Nous proposons de rendre obligatoire la fourniture et la publication en ligne de deux rapports synthétiques sur l'analyse des offres avant et après la clôture des négociations. Actuellement, la négociation est la règle dans les délégations de service public : c'est la procédure dite « Sapin » . Nous ne demandons qu'un contrôle léger, pour rassurer les concurrents.

Pour accroître la transparence, nous proposons que les services publics gérés en régie directe respectent les mêmes normes que les délégations de service public - même si cela ne sera pas facile à mettre en oeuvre. Actuellement, l'appréciation de la performance des régies directes est délicate. Je pense au secteur de l'eau, où l'Office national de l'eau et des milieux aquatiques (Onema) a du mal à collecter l'information auprès des collectivités territoriales, faute d'incitations adéquates.

Pour les marchés publics comme pour les concessions, les directives européennes permettent de renégocier largement les contrats, avec une marge de variation du prix qui peut aller jusqu'à 50 %, tant que la nature de la transaction n'est pas modifiée - et ce à chaque renégociation, même si les directives comportent un garde-fou. Elles prévoient aussi une publication au Journal officiel de l'Union européenne des avenants significatifs, ce qui n'existe pas en droit français, malgré l'obligation de publicité. Nous proposons en sus de prévoir une procédure de référé avenant d'une durée de 30 jours, pendant laquelle l'avenant n'est pas appliqué et pourra être attaqué. Une procédure de référé précontractuel existe déjà en France : en moyenne, le juge met 21 jours à statuer. Sans cette procédure, il faut aller au contentieux - qui prend trois ans. Cette proposition a suscité des réactions surprenantes. Nous proposons une procédure rapide, qui ne porte sur les avenants significatifs, sachant que, bien sûr, ces propositions ne concernent que les contrats supérieurs au seuil communautaire.

Pour renforcer les compétences des autorités publiques, celles-ci doivent sans doute être professionnalisées, surtout dans les petites collectivités territoriales.

M. Éric Doligé, président . - Et aussi dans les grandes !

M. Stéphane Saussier . - Je vous renvoie à l'avis de l'Autorité de la concurrence sur les concessions autoroutières, qui pointe du doigt des lacunes manifestes... Professionnaliser la fonction d'acheteur public passera peut-être par une centralisation renforcée, du moins pour les achats standards. L'Union des groupements d'achat public ( Ugap ) ne représente que 2 milliards d'euros d'achats, ce n'est peut-être pas assez.

Pour les plus gros contrats, le coût des dérives est considérable. Une structure d'encadrement plus fine, et plus coûteuse, serait donc utile. Une agence pourrait réfléchir ex ante , avant la signature, à l'outil de la commande publique le plus adéquat, comme le fait déjà en France la mission d'appui aux partenariats public-privé. Elle suivrait également l'exécution des gros contrats, ainsi que les renégociations.

Enfin, nous disons que la commande publique devrait avoir pour l'objectif premier de chercher à s'approvisionner au meilleur coût, et non poursuivre des objectifs environnementaux, sociaux ou d'insertion des PME.

M. Éric Doligé, président . - L'efficacité, en somme.

M. Stéphane Saussier . - L'efficacité générale, pas la seule efficacité prix. Nous estimons que les objectifs environnementaux ou sociaux sont fondamentaux, et donc que la commande publique ne peut être le seul outil pour les atteindre. L'y soumettre augmente son coût. Par exemple, une clause d'insertion sociale peut exclure certaines entreprises de l'appel d'offres et réduire ainsi la concurrence. La politique de la Ville de Paris en la matière est bien conçue pour éviter cet effet : elle a installé des facilitateurs et des maisons de l'emploi pour aider les entreprises à embaucher, mais cela a un coût. Cette approche augmentera le coût de l'achat public et de la vérification. Théoriquement, d'autres outils plus efficaces existent pour atteindre ces objectifs ; on doit pouvoir taxer les entreprises qui ne sont pas vertueuses, qu'il s'agisse de commande publique ou privée. Cette proposition a été beaucoup critiquée. Peut-être a été mal comprise...

Quant aux PME, elles ne sont pas exclues de la commande publique : leur part totale, en comptant la sous-traitance, approche de 50 %. La dématérialisation les aidera à renforcer leur part de marché en réduisant le coût de la réponse aux appels d'offres. Pour les transactions qui n'ont pas de synergies entre elles et ne permettent pas d'économies d'échelle, l'allotissement se justifie tout à fait, mais attention à ne pas le rendre obligatoire dans tous les cas. Le sourcing est également tout à fait bienvenu. Mais les appels d'offre avec un rabais pour favoriser les PME ou les entreprises domestiques, comme cela se pratique aux États-Unis, nous paraissent une solution moins performante.

M. Éric Doligé, président . - Merci pour ces propositions, toutes très intéressantes. Nous n'utilisons pas assez le retour d'expérience, et mettons trop en avant les mauvais exemples.

M. Georges Labazée . - Quand on passe un marché, dans nos collectivités locales, tout va bien. Mais les avenants servent aux entreprises à imposer aux collectivités peu aguerries un accroissement considérable des coûts. La législation est trop permissive sur ce point. Le prix final dépasse de beaucoup ce qui avait été prévu.

M. Daniel Raoul . - Dans le tableau qui figure sur votre note, il manque une colonne : celle des sociétés d'économie mixte à opération unique (Semop), dont je fus l'un des pères.

Une agence d'accompagnement, pourquoi pas ? Cela existe déjà pour les PPP. La Fédération des entreprises publiques locales (EPL) ne joue-t-elle pas déjà ce rôle ? Vous appelez à la centralisation, j'y suis réticent. Des groupements locaux ou régionaux sont plus efficaces, qu'il s'agisse des prix ou des délais, c'est pourquoi l'Ugap n'accroît pas son volume d'activité.

Dans mon expérience, les clauses d'insertion sont efficaces, surtout conjuguées avec les plans locaux pluriannuels pour l'insertion et l'emploi (PLIE) et les maisons de l'emploi. C'est un système gagnant-gagnant. Il ne s'agit pas que d'un surcoût, car on fait une économie sur le coût social.

M. Stéphane Saussier . - La centralisation au niveau local est une bonne idée. Oui, les clauses sociales ont sans doute une utilité, mais il faudrait pouvoir en mesurer le coût, et les gains, or nous n'avons aucune analyse chiffrée.

Le retour d'expérience serait facilité par l'agence d'accompagnement : on a tout intérêt à diffuser l'information pour identifier des marges d'amélioration. Les avenants ne sont pas justifiés dans des marchés publics locaux de court terme, et résultent probablement de comportements stratégiques. Pour des concessions de long terme comme le viaduc de Millau, par exemple, ils sont normaux. Le mieux est d'anticiper la nécessité de modifier les contrats complexes en exécution.

M. Georges Labazée . - Quand il s'agit de la construction d'une piscine ou de la rénovation d'une mairie, la mécanique des avenants peut être infernale.

M. Jean Beuve, maître de conférences en sciences économiques, Université Paris I Panthéon Sorbonne - Plus de transparence, avec une centralisation des informations sur les comportements des entreprises, résoudrait ce problème en créant une forme d'autodiscipline.

M. Éric Doligé, président . - Merci.

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