EXAMEN EN DÉLÉGATION

Réunie le jeudi 26 mai 2016, sous la présidence de Mme Elisabeth Lamure, présidente, la délégation a procédé à l'examen du rapport d'information de Mme Annick Billon relatif aux entreprises et à la réforme du droit du travail.

Mme Élisabeth Lamure , présidente . - Je laisse la parole à Mme Billon, que notre délégation a chargée d'un rapport d'information sur les entreprises et la réforme du droit du travail.

Mme Nicole Bricq . - Tout cela, c'est le travail de la commission compétente. La commission des affaires économiques n'a pas cru bon de se saisir pour avis, contrairement à celle de l'Assemblée nationale ; ce n'est pas à nous d'y suppléer. Les rapporteurs font leur travail à la commission des affaires sociales, procèdent à des auditions. J'en fais pour ma part au nom de mon groupe. Ne refaisons pas plusieurs fois la même chose.

Mme Élisabeth Lamure , présidente . - Il ne s'agit pas de cela, mais d'apporter un éclairage complémentaire, en faisant connaître le regard des entreprises sur ce sujet...

Mme Nicole Bricq . - Ce n'est pas un problème politique : les trois rapporteurs sont tous du groupe majoritaire.

Mme Annick Billon , rapporteure . - Pour ce qui est de la méthodologie, les trois rapporteurs de la commission saisie du texte ont eu l'amabilité de m'accueillir à leurs auditions. Nous avons donc évité de faire deux fois le même travail. Par ailleurs, la Délégation a rencontré plusieurs centaines d'entreprises ; visiter des entreprises ne suffit pas, il nous revient d'éclairer nos collègues en présentant les choses sous un angle nouveau...

Mme Nicole Bricq . - Ce n'est pas nouveau ! J'ai déjà entendu tout cela, lorsque je ne l'ai pas lu dans le journal...

Mme Annick Billon , rapporteure . - Un angle différent, si vous préférez. M. Gabouty, à qui j'exposais notre rapport, m'a dit qu'en effet, il apportait un éclairage différent. J'ai entendu en audition des personnes qu'il n'avait pas reçues. Il ne s'agit pas ici de refaire le travail des trois rapporteurs. Il s'agit de s'inspirer de ce qu'on voit sur le terrain pour apporter des réponses concrètes ; rassurez-vous, nous ne proposerons pas un nombre infini d'amendements. Si c'était juste pour faire du tourisme, il n'était pas nécessaire de créer une délégation aux entreprises !

Mme Nicole Bricq . - Je n'appelle pas cela du tourisme !

Mme Annick Billon , rapporteure . - Cela y ressemble si ses déplacements ne débouchent sur rien !

M. Alain Joyandet . - Serons-nous destinataires de l'étude de l'IFO ?

Mme Élisabeth Lamure , présidente . - Bien sûr.

Mme Annick Billon , rapporteure . - Depuis la création de notre délégation, nous avons rencontré plus de 200 entrepreneurs qui n'ont eu de cesse de nous alerter sur des sujets récurrents. Il est de notre devoir de relayer les attentes légitimes des entreprises alors que le Sénat va examiner la semaine prochaine un projet de loi réformant le droit du travail pour, selon son titre, « instituer de nouvelles libertés et de nouvelles protections pour les entreprises et les actif-ve-s ».

Ce projet de loi est examiné alors que beaucoup de nos voisins européens ont déjà réformé leur marché du travail, avec un certain succès. J'ai d'ailleurs auditionné les conseillers économiques ou sociaux des ambassades d'Allemagne, d'Espagne et d'Italie, afin d'en savoir plus sur le contenu et les effets de ces réformes.

L'Allemagne a mené il y a déjà plus de 10 ans, entre 2003 et 2005, ses réformes dites « Hartz », dans l'objectif de faciliter le reclassement des chômeurs, d'inciter à la création d'entreprises, de réformer le service public de l'emploi, et de diminuer et simplifier le traitement social des chômeurs dont le délai d'indemnisation est passé de 26 à 12 mois pour les moins de 55 ans. Comme l'a dit notre présidente, le dialogue social est très différent chez nos voisins allemands, bien des sujets sont abordés par la voie de la négociation et non par la loi, comme le temps de travail. Le taux de chômage y est passé de 11,3 % en 2005 à 4,3 % aujourd'hui, soit une diminution de 7 points selon les chiffres d'Eurostat. Le travail intérimaire a presque triplé, notamment via les contrats à salaires modérés, les mini-jobs , exonérés entièrement ou presque de charges sociales salariales et ne donnant droit ni au chômage ni à l'assurance maladie. Les lois Hartz ont également créé deux nouveaux types de contrats : les midi-jobs dont le salaire est plafonné à 850 euros et soumis à des taux de cotisations sociales progressifs, et les ein-euro jobs ou emplois à un euro, où le bénéficiaire continue de percevoir son allocation en plus d'une compensation d'au moins un euro de l'heure pour un travail d'utilité publique. Le chômage structurel a nettement diminué, mais parallèlement le taux de pauvreté a augmenté de 12,5 à 14,7 %.

Le chef du gouvernement espagnol a fait adopter en février 2012 un décret-loi de mesures urgentes pour la réforme du marché du travail qui, selon l'OCDE , a permis une nette amélioration de la flexibilité. Pour la Commission européenne, cette réforme a permis de diminuer les rigidités du marché du travail qui caractérisait l'Espagne, mais n'a pas su endiguer la précarisation des plus fragiles qui préexistait.

Cette réforme a été adoptée alors que l'Espagne venait de subir la destruction de 2,7 millions d'emplois en 4 ans. Le chômage y touchait 5,3 millions de personnes fin 2011, pour atteindre 26,3 % de sa population active courant 2012. Le taux de chômage chez les jeunes était de 53 % et 1,6 million de foyers se retrouvaient sans aucune source de revenu. Aussi le gouvernement élu en 2011, a-t-il mis en oeuvre une réforme du marché du travail annoncée pendant la campagne électorale. Elle a facilité le travail temporaire, a donné la priorité à l'accord d'entreprise sur l'accord de branche, a incité à l'embauche en CDI , a permis l'adaptation des entreprises en leur permettant d'ajuster les salaires et les horaires de travail, et a élargi le champ du licenciement objectif pour motifs économiques, organisationnels, techniques ou de production. Enfin, les conditions d'indemnisation en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse ont été réduites de façon très importante : le plafond est passé de 45 à 33 jours par année d'ancienneté, sur 24 mois maximum au lieu de 42. Toutes ces mesures ont permis la diminution de 5,3 points du taux de chômage en 4 ans, et de 6,5 points chez les jeunes.

Les réformes italiennes ont été mises en oeuvre plus récemment, en 2014, alors que le taux de chômage était de 13 % et que le marché du travail se caractérisait, comme en France, par une forte dualité avec une part très prépondérante et croissante des embauches en CDD. Une série de 8 décrets, appelée le Jobs Act , a permis d'orienter le modèle italien vers la flexisécurité : incitation à l'embauche en CDI pouvant aller jusqu'à 8 000 euros par contrat et par an, diminution des possibilités de contentieux pour éviter l'insécurité juridique liée aux licenciements, et surtout création d'un nouveau contrat à protection croissante qui facilite, au cours des trois premières années, le licenciement, pour lequel est établi un barème d'indemnisation en fonction de l'ancienneté. L'Italie est ainsi passée d'une logique de réparation avec réintégration possible du salarié à une logique d'indemnisation du licenciement avec des barèmes et plafonds fixés par la loi. D'autres réformes devraient suivre, notamment pour traiter le cas des travailleurs indépendants. Il est encore trop tôt pour mesurer les effets des réformes italiennes, mais on observe pour la première année une baisse de 1,4 point du chômage, même si celui des jeunes se maintient à près de 40 %. Les premiers chiffres montrent une forte progression des embauches en CDI qui baissaient de 52 000 en 2014 et ont augmenté de 764 000 en 2015 et une chute des embauches en CDD avec 117 000 contrats en moins.

Ces trois exemples européens ont évidemment suscité des commentaires sur la portée de la réforme qui nous est aujourd'hui proposée en France. Et ils nous ont permis de tester certaines idées auprès du réseau des chefs d'entreprises que la délégation a rencontrés.

C'est la force de notre délégation de réagir sans être contrainte par les règles de procédures propres aux commissions permanentes. Aussi ai-je choisi de mettre l'accent sur quelques thématiques chères aux entreprises, en évitant une analyse article par article, qui relève de la compétence des commissions. Je vous présenterai des amendements potentiels que vous pourrez cosigner, sachant qu'il me paraît parfois plus cohérent de laisser d'abord nos collègues rapporteurs de la commission au fond travailler, pour ensuite prendre le temps de juger de l'opportunité d'autres amendements en séance publique.

Je remercie mes collègues rapporteurs de la commission des affaires sociales, MM. Jean-Baptiste Lemoyne, Jean-Marc Gabouty et Michel Forissier, qui ont eu la gentillesse de me convier à leurs auditions sur le projet de loi El Khomri. Je précise également deux éléments : nous avons innové en optant pour une méthode de travail participative. Avec Élisabeth Lamure, nous avons interrogé notre réseau d'entrepreneurs sur le droit du travail en général et sur le projet de loi El Khomri en particulier. Les chefs d'entreprise ont répondu à un questionnaire mis en ligne du 15 avril au 11 mai dernier. Par cette méthode participative, nous avons recueilli l'avis de 88 entreprises que je détaillerai dans quelques instants. À la question « le projet de loi répond-il à vos attentes ? », la réponse a été négative à 40 % - 29 % de « plutôt non » et 11 % de « pas du tout » - contre 35 % de satisfaits, les autres participants n'ayant pas répondu.

Compte tenu de notre angle d'attaque, plusieurs pans du droit du travail traités dans le projet de loi El Khomri ne seront pas évoqués car ils n'ont pas constitué une demande particulière de la part des chefs d'entreprise. D'autres sujets, comme l'apprentissage, ne feront l'objet que d'un rappel des travaux antérieurs et des recommandations de notre délégation. Michel Forissier, co-auteur de la proposition de loi sur l'apprentissage élaborée au sein de notre délégation, saura mieux que quiconque en tenir compte.

Quelques mots sur le projet de loi instituant de nouvelles libertés et de nouvelles protections pour les entreprises et les actifs-ve-s. Notez que la langue française a été maltraitée pour une féminisation hasardeuse, qui de façon très étonnante ne concerne jamais le mot employeur, comme si les femmes ne pouvaient être que des salariées et jamais des chefs d'entreprise. Ce texte a déjà connu de nombreuses transformations, avant même son examen en conseil des ministres. L'avant-projet de loi, dont tout le monde avait eu connaissance dès le mois de février, avait suscité un certain enthousiasme car il proposait enfin des réformes attendues depuis longtemps pour faire reculer le chômage. Devant les réactions de certains de ses interlocuteurs privilégiés, le Gouvernement a ensuite fait marche arrière sur des sujets pourtant importants - le plafonnement des indemnités en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse, ou la dispense d'accord pour mettre en place le forfait-jours dans les entreprises de moins de 50 salariés. La commission des affaires sociales de l'Assemblée a apporté de nombreuses modifications, certaines empreintes de bon sens. En appliquant la procédure de l'article 49.3 de la Constitution, le Gouvernement a réécrit le texte que nous allons bientôt examiner au Sénat.

Revenons rapidement sur les grandes lignes de la réforme proposée. Le texte annonce une refondation de la partie législative du code du travail, qui sera confiée à une commission d'experts et de praticiens des relations sociales. Ensuite, il propose de nouvelles règles pour relancer le dialogue social, en reprenant notamment des propositions du rapport de Jean-Denis Combrexelle, conseiller d'État et ancien Directeur général du travail. Il s'agit d'une sorte d'application d'un principe de subsidiarité consacrant la primauté de l'accord d'entreprise sur l'accord de branche, pour l'ensemble des dispositions relatives à la durée du travail, aux congés, ainsi qu'au compte épargne-temps. Cette possibilité de déroger aux règles fixées par la branche pourra ainsi rééquilibrer les situations décrites par l'IFO dans son étude des effets des extensions d'accords de branche.

La contrepartie de ce nouveau mode de production des normes sociales est, à l'article 10 du projet de loi, la généralisation des accords majoritaires, avec comme alternative la consultation des salariés à la demande de syndicats représentant 30 % des suffrages exprimés aux élections professionnelles.

Mme Nicole Bricq . - ... et signataires ! Je connais le texte par coeur.

Mme Annick Billon , rapporteure . - Le projet de loi veut en outre sécuriser les parcours professionnels et garantir l'accès aux droits. Le compte personnel d'activité (CPA), créé dans son principe par la loi du 17 août 2015 relative au dialogue social et à l'emploi, est ainsi défini à l'article 21. Il assure la continuité des droits des salariés appelés à changer régulièrement d'employeur comme de statut. Il regroupe le compte personnel de formation (CPF), le compte personnel de prévention de la pénibilité (C3P) dont tous les chefs d'entreprise soulignent la complexité et le caractère inopérant, et enfin un troisième et nouveau compte dont on a du mal à apprécier le fonctionnement, le compte engagement citoyen (CEC). Un autre ensemble de mesures - articles 28 et suivants du titre V - nous intéressent plus particulièrement, car elles doivent favoriser l'emploi et améliorer l'accès au droit des TPE et PME.

L'accès au droit est évidemment essentiel, comme nous l'avons compris depuis le début de nos déplacements. On ne compte plus les chefs d'entreprise ayant critiqué l'insécurité juridique dont ils sont des victimes permanentes. Il existe plusieurs facteurs d'insécurité juridique : les décisions du juge, qui vient interpréter les lois que nous votons. Les entrepreneurs, pour ceux qui sont encore en mesure de suivre l'évolution des normes, se retrouvent pris au piège de l'interprétation que fait le juge de certaines dispositions législatives, différente de la leur, pourtant de bonne foi. Le pire est le revirement de jurisprudence, qui, appliqué rétroactivement, déstabilise toutes les entreprises concernées. Ainsi, en 2013, la chambre sociale de la Cour de Cassation a annulé la convention SYNTEC instaurant le forfait jour : celle-ci était donc réputée n'avoir jamais existé alors qu'elle concernait près de 544 000 cadres qui ont pu alors prétendre au paiement des heures supplémentaires, ce qui a pu déstabiliser financièrement les employeurs concernés ! Et l'article 5 du projet de loi doit prévoir tout un mécanisme de sécurisation des conventions de forfait pour éviter une telle insécurité juridique... Il est donc urgent de prévoir une disposition incitant le juge à envisager de moduler dans le temps les effets de ses décisions. Il peut déjà le faire mais ne se sert jamais - ou presque - de ce pouvoir, aucun article du code du travail ne l'y incitant. Il serait également utile que chaque accord collectif puisse mettre en place une procédure permettant d'assurer son interprétation par les partenaires sociaux.

Deuxième facteur d'insécurité juridique, le chef d'entreprise ne sait pas nécessairement comment interpréter et donc appliquer le code du travail, en amont d'un contentieux. La sécurité juridique passe donc par le développement du rescrit, qui offre à l'employeur un écrit détaillant la position de l'administration en réponse à une question précise.

Deux articles du projet de loi, contenus dans le chapitre relatif aux TPE et PME, font la promotion de cette pratique : d'une part, l'article 31, qui ratifie l'ordonnance du 10 décembre 2015 prise sur le fondement de l'article 9 de la loi du 20 décembre 2014 relative à la simplification de la vie des entreprises. Il rend possible le rescrit pour les accords ou plans d'action relatifs à l'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes ainsi que pour les dispositions relatives à l'obligation d'emploi des travailleurs handicapés ; d'autre part, l'article 28, qui initialement proposait simplement le droit, pour les entreprises de moins de 300 salariés, à une information précise de la part de l'administration. Les amendements de la commission des affaires sociales de l'Assemblée ont étoffé cet article en ajoutant que, si la demande est suffisamment précise et complète, « le document formalisant la prise de position de l'administration peut être produit par l'entreprise en cas de contentieux pour attester de sa bonne foi ». On n'est pas loin du Bourgeois gentilhomme , cet article faisant du rescrit sans le dire clairement. Il serait plus sécurisant d'apporter les modifications rédactionnelles pour asseoir la portée de cette disposition. Près de 10 % des chefs d'entreprise ont spontanément répondu que la réforme devrait davantage défendre un « principe de bonne foi » des entreprises vis-à-vis des administrations et une mission de conseil de l'administration plus que de répression. Un amendement pour simplifier l'usine à gaz du « service public territorial de l'accès au droit » prévu pour assurer la mise en oeuvre de ce nouveau droit serait également le bienvenu.

Le troisième facteur de sécurité juridique concerne l'inspection du travail. L'article 28 du projet de loi nous y conduit tout naturellement, puisque dans l'étude d'impact associée, le Gouvernement a souligné le rôle des services de renseignement des inspections du travail au sein des Directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi (Direccte). Mais qu'en est-il de cette mission de conseil aujourd'hui ? Quelle est la réalité ? Il semble qu'il existe une réponse factuelle, à savoir le nombre de réponses offertes, que l'étude d'impact recense. Et il existe une réalité ressentie, puisque les chefs d'entreprise nous disent de façon récurrente que les inspecteurs du travail donnent l'impression de rechercher systématiquement la faute commise au sein de l'entreprise, plutôt que la façon d'aider, d'accompagner cette dernière.

Pourtant, l'article 3 de la convention n° 81 de l'Organisation internationale du travail (OIT) sur l'inspection du travail précise bien cette mission, puisqu'en vertu de cette disposition, il lui incombe « de fournir des informations et des conseils techniques aux employeurs et aux travailleurs sur les moyens les plus efficaces d'observer les dispositions légales ». Afin d'amorcer un changement de philosophie et de se rapprocher de l'exemple britannique d'une administration au service des entreprises, il est essentiel de modifier l'article L.8112-1 du code du travail qui décrit les compétences des inspecteurs du travail, afin d'insérer cette mission d'information et de conseil.

La sécurité économique, que je développe en première partie de mon rapport, est une autre priorité des entreprises. J'y rappelle ce que les économistes entendus par la commission des affaires sociales ont répété, études et chiffres à l'appui : plus on veut protéger l'emploi existant, plus on exclut les actifs qui arrivent sur le marché du travail. Il existerait ainsi une corrélation entre chômage et dualité du marché du travail et niveau de protection de l'emploi. Ce phénomène est expliqué, selon les économistes auditionnés, par ce que l'on pourrait appeler « les coûts cachés de transaction sur le marché du travail », c'est à dire les coûts d'embauche et surtout de licenciement. Cela explique la dualité du marché du travail français, et le fait qu'une sur-taxation des CDD serait totalement inutile et même dangereuse car la seule variable d'ajustement serait alors l'emploi !

Pour résoudre le dilemme de la sécurité économique des entreprises, ne pouvons-nous pas nous inspirer utilement des réformes de nos voisins européens ? Nous avons testé plusieurs idées auprès des chefs d'entreprises, également libres de faire des propositions spontanées. Ce qui est revenu en plus grand nombre était la création d'un CDI prédéfinissant des motifs et des conditions de rupture (28 % des personnes interrogées). Ensuite, figure l'idée d'un CDI à droits progressifs (15 %) et, au même rang, le plafonnement des indemnités en cas de licenciement abusif (15 % également). En troisième place, la possibilité de négocier plus facilement des accords avec les délégués du personnel pour les TPE et les PME ne disposant pas de délégués syndicaux (14 %). Le prisme italien semble donc séduire nos entrepreneurs, et il ne serait pas inutile d'envisager de réintroduire le plafonnement des indemnités en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse qui figurait dans la toute première version officieuse du projet de loi.

Après une première partie sur la sécurité juridique et économique des entreprises, mon rapport aborde la question des outils pouvant permettre aux entreprises de mieux s'adapter pour se développer. Car finalement, c'est l'objectif : le développement des entreprises, et la croissance qui reste le principal facteur d'emploi. Cela concerne aussi bien la prise en compte des difficultés de l'entreprise, que l'article 30 du projet de loi aborde certes, mais de façon peut-être inappropriée avec des critères de qualification du licenciement pour motif économique pas forcément adaptés aux multiples réalités de la vie des entreprises. Tenir compte des difficultés, c'est aussi ne pas obliger un employeur à réaliser tous les efforts de reclassement jusqu'à ce qu'il mette la clé sous la porte, mais c'est le contraindre à réaliser un effort raisonnable pour y parvenir. L'article L.1233-4 du code du travail pourrait ainsi être modifié.

Permettre à l'entreprise de s'adapter, c'est aussi ne pas freiner son développement en multipliant les barrières liées aux seuils sociaux. Nouvel exemple d'incitation à ne pas dépasser la limite de 49 salariés : l'article 29 bis qui élargissait, seulement pour les entreprises en-dessous de ce seuil, le champ des déductions fiscales pour inclure les provisions réalisées pour d'éventuels frais d'indemnisation en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse. La version du texte issue de la « procédure du 49.3 » a fait chuter ce seuil à 10 salariés. Rappelons ce que la précédente étude de l'IFO nous avait appris, car, spontanément 7 % des chefs d'entreprises ont souhaité que la suppression ou la progressivité renforcée des seuils sociaux soit inscrite dans le projet de loi. Toutefois, compte tenu des changements de règles en matière de dialogue social, il paraît prudent d'attendre le texte de la commission des affaires sociales pour juger de l'opportunité de déposer de nouveaux amendements en ce sens.

Pour s'adapter, les TPE et PME doivent pouvoir bénéficier de la réforme du dialogue social proposée par le projet de loi. Il est très utile de prévoir les outils pour négocier, encore faut-il que ces outils correspondent à une réalité. Pourquoi augmenter de façon systématique les heures de délégation et créer ainsi un nouveau droit sur lequel on ne pourra pas revenir, alors que d'après l'étude d'impact annexée au projet de loi, la majorité des représentants du personnel consacre un temps inférieur à la décharge horaire autorisée pour son mandat ? L'article 16 du projet de loi ne paraît pas aller dans le bon sens et devrait à tout le moins limiter les augmentations d'heures de délégation aux seuls cas de négociation en cours.

L'absence de délégués syndicaux dans les TPE et les PME est un sujet important. Or, de nombreuses dispositions font référence au mandatement, aujourd'hui unanimement rejeté par nos interlocuteurs. Les entreprises interrogées évoquent, spontanément, comme grand absent de la réforme, le pouvoir des syndicats, excessif au regard de leur représentativité. Certains proposent de le contourner en amenant tous les salariés à se syndiquer ; d'autres imaginent limiter dans le temps le nombre de mandats d'élu syndical ou de délégué du personnel pour un salarié.

Le mandatement est précisé à l'article L.2232-21 du code du travail qui prévoit qu'un accord puisse être conclu par les délégués du personnel si ces élus ont été expressément mandatés à cet effet par une ou plusieurs organisations syndicales représentatives dans la branche dont relève l'entreprise. En l'absence de mandatement ainsi défini, alors seulement les représentants élus peuvent négocier et conclure des accords, mais ils doivent avoir recueilli la majorité des suffrages exprimés et l'accord doit être approuvé par la commission paritaire de branche. N'y aurait-il pas lieu de simplifier une telle procédure, surtout qu'il n'existe pas de commission paritaire dans toutes les branches ? On pourrait soit faciliter l'organisation d'un referendum sur d'autres sujets que la participation, comme les chefs d'entreprise le demandent, soit rendre directement possible la négociation avec des élus non mandatés, ce que 15 % des entreprises interrogées ont jugé prioritaire.

Je note la très grande avancée que constitue l'article 29 du projet de loi, selon lequel un accord de branche peut comporter des stipulations spécifiques pour les entreprises de moins de 50 salariés, sous forme d'accords types avec options multiples. L'employeur peut appliquer un tel accord au moyen d'un document unilatéral après information des salariés et de la commission paritaire régionale de branche. On pourrait dès aujourd'hui transformer cette possibilité en obligation, afin que les petites et moyennes entreprises ne soient jamais oubliées des négociations d'accords de branche, en vue de déclinaisons utiles en leur sein. Un tel mécanisme se rapprocherait davantage de la proposition n° 38 du rapport de Jean-Denis Combrexelle sur la négociation collective, le travail et l'emploi. Il diminuerait les risques pour les petites entreprises décrits par l'IFO, dans un système où les accords de branche peuvent imposer des standards gênant la concurrence d'acteurs économiques émergents.

Voilà un résumé des tendances décrites dans le rapport que je vous propose d'adopter. Avec ces éléments de réflexion issus des besoins exprimés par les chefs d'entreprise, nous contribuerons utilement aux travaux du Sénat, en nous laissant la possibilité de réagir au moment de la séance pour faire de nouvelles propositions sur la base du texte de la commission des affaires sociales qui examinera ce projet de loi la semaine prochaine.

Mme Patricia Morhet-Richaud . - Très bien !

Mme Élisabeth Lamure , présidente . - Merci beaucoup pour ce travail fondé sur des rencontres, des auditions et sur le questionnaire auquel ont répondu presque une centaine d'entreprises. Elles ont souvent soulevé, comme les entreprises rencontrées sur le terrain, la question de la sécurité juridique.

Mme Nicole Bricq . - Il est extrêmement important que l'article 21 sur le CPA ne soit pas limité aux salariés. Il aide à gérer les transitions professionnelles, et est ouvert aux indépendants. Certains salariés deviennent indépendants et inversement. Il prend ainsi en compte le travail indépendant qui monte dans l'économie, notamment au travers du numérique. C'est une innovation très forte qui pourrait aboutir à un statut ni salarié, ni indépendant. Voyons le texte en dynamique ; c'est notamment important à l'article 2 qui pose tant de difficultés à gauche et à droite, et à l'article 21. Le reste est secondaire, et relève davantage de la technique. Le CPA ne concerne plus un statut mais la personne, le salarié ou l'indépendant. C'est porteur de dynamique si on l'utilise bien.

Attention à l'argumentation reprise de quelques membres du patronat, que j'ai pu entendre hier à la Commission des affaires sociales - il existe des différences notables entre eux - selon lesquels le pouvoir des syndicats est excessif, au regard de leur représentativité. La représentante de la CGT m'a dit hier que nous, élus, n'avions pas plus de représentativité que les syndicats. C'est un argument qui se peut retourner contre nous.

M. Michel Canevet . - La légitimité des sénateurs est de quasiment 100 % !

Mme Nicole Bricq . - Elle visait les parlementaires... La représentation syndicale est de 10 %. Mieux vaut avoir quelqu'un avec qui la direction de l'entreprise peut discuter plutôt que personne. Après, on peut ne pas être d'accord. Attention, la défiance monte envers les appareils verticaux.

M. Alain Joyandet . - Félicitations pour le travail réalisé, aussi bien pour le benchmarking que sur la situation française ou sur la loi que nous examinerons. Les sujets sont tellement complexes qu'un complément de réflexion n'est jamais inutile. Je préfèrerais qu'il n'y ait pas de vote, sommes-nous représentatifs pour adopter ce rapport ?

M. Michel Canevet . - Si on attendait d'être représentatifs pour voter en séance publique...

M. Alain Joyandet . - Je m'abstiendrai donc pour une raison de fond que je vais expliquer. Je suis d'accord pour faire évoluer les relations sociales et le dialogue social dans notre pays. Privilégier le contrat par rapport à la loi est toujours préférable. Les sociétés où le dialogue social est le plus avancé ont le moins de chômage. J'approuve l'analyse sur l'allègement des tracas administratifs des entreprises.

Mais à titre personnel, comme chef d'entreprise, je ne peux accepter que des collaborateurs depuis 30 ans, se levant la nuit et touchant des heures supplémentaires payées 25 % plus cher, voient désormais ces heures supplémentaires payées à 10 %, en vertu d'une loi. Imaginons que l'accord de branche soit remplacé par l'accord d'entreprise ; c'est un recul majeur de pouvoir d'achat pour nos collaborateurs. Je l'ai dit à mon groupe politique : je ne peux pas voter cette disposition. Si on veut évoluer progressivement, créons un statut à deux vitesses pour les salariés en place et les nouveaux entrants - comme à une certaine époque dans l'immobilier, avec la loi de 1948.

Mme Élisabeth Lamure , présidente . - Cette difficulté résulte des 35 heures...

M. Alain Joyandet . - Ne donnons pas un message de régression sociale. Oui à un allègement des contraintes, à la simplification, à un transfert des charges. Il y a de nombreuses solutions pour redonner de la rentabilité : on prend 25 % de charges sur les salariés tous les mois, alors qu'auparavant, quand j'ai fondé mon entreprise, le prélèvement s'élevait à 6 ou 7 %. Cela revient à ne pas verser de salaire tous les quatre mois ! J'ai 3 500 salariés Peugeot dans ma ville. Une réduction des heures supplémentaires à 10 % pourrait représenter pour eux une perte de 2 000 euros par an. Je ne peux pas voter cela. Nous avions voté la TVA compétitivité ; M. Hollande l'a supprimée, puis regretté cette erreur, sans la réparer. Et ce ne serait pas à l'ordre du jour...

M. Martial Bourquin . - Je partage ce que dit M. Joyandet ; nous sommes dans des bassins industriels. Souvent, des salariés ont bâti une maison ou acheté une voiture grâce à leurs heures supplémentaires. Passer de 25 à 10 % serait dramatique. Revoyons les choses en profondeur. Ce serait une régression sociale. Faisons aussi très attention aux études comparatives...

Mme Annick Billon , rapporteure . - ... nous avons été prudents.

M. Martial Bourquin . - L'Espagne et l'Italie partent de très loin, avec un chômage élevé. Ne confondons pas les aspects conjoncturels et structurels des crises. Le redressement de ces pays peut n'être que conjoncturel. En Italie, chaque contrat issu du job act reçoit 8 000 euros de subventions. Avec un tel contrat en France, on signerait un paquet de CDI ! La Commission européenne nous demande d'aller dans ce sens : la dévaluation ne se fait plus par la monnaie, elle devrait se faire par le travail. Se satisfait-on de cette situation ? La Commission européenne doit-elle avoir le dernier mot ? Ne renonçons pas à une dynamique de croissance.

En tant qu'élus, nous voyons les entreprises. J'en ai 400 dans ma ville, de toutes tailles, avec lesquelles j'entretiens de bonnes relations. L'entreprise est un ensemble : le chef d'entreprise, l'ensemble des syndicats, les salariés... Dans mon département, Faurecia est absorbé par Plastic Omnium, un autre industriel. J'ai rencontré les dirigeants et l'ensemble des syndicats pour élaborer un bon accord, afin que l'essentiel des productions reste chez nous. Parlons à tous les membres de l'entreprise. Si l'entreprise n'a pas de dimension sociale, on passe à côté d'une réalité simple : un employeur fait attention à son encadrement, ses salariés, et le code du travail est là pour réguler ces relations, pour protéger les salariés.

Nous débattions sur l'accord d'entreprise ou de branche. J'ai négocié des accords de branche bénéficiant aux petites entreprises. Les négociations à l'UIMM rassemblaient patronat et syndicats de toutes les entreprises. Il n'y a pas de bonne entreprise contre la mauvaise branche, c'est un ensemble. Il doit y avoir une dialectique entre les deux pour que cela fonctionne. La branche négocie des accords qui profitent à tous les salariés.

Je ne participerai pas au vote. C'est délicat de voter un tel rapport avant la loi. Néanmoins je vous remercie pour ce rapport solide, avec lequel je ne partage pas beaucoup de présupposés, mais qui ouvre la discussion.

Mme Élisabeth Lamure , présidente . - Nous ne votons pas sur un texte de loi mais sur un rapport donnant des orientations.

M. Claude Nougein . - Je ne comprends pas le texte du Gouvernement sur le plafonnement des indemnités prud'homales : le Conseil constitutionnel a censuré la distinction faite entre les indemnités selon la taille des entreprises. À la demande de la CFDT, ce point a été abandonné, mais le Gouvernement reprend cette distinction en réservant aux entreprises de moins de dix salariés la possibilité de déduire les provisions pour licenciemnts. Si le Conseil constitutionnel est cohérent, il retoquera à nouveau ce dispositif. Pourquoi vouloir s'opposer à lui ? Mme Annick Billon a bien vu le problème qu'il y a à créer des seuils entre entreprises.

Peu de salariés font actuellement des heures supplémentaires, notamment en pourcentage. Selon les conventions collectives, certaines sont payées 25 % de plus mais d'autres aussi 10 %, notamment dans l'hôtellerie restauration, avec des milliers de salariés concernés.

Il est difficile d'accepter que des salariés payés à 25 % repassent à 10 %. Nous pourrions aboutir à un compromis : instaurer les 10 % ferait accéder de nombreux salariés aux heures supplémentaires ; c'est mieux que de ne pas en faire du tout. Et ceux étant à 25 % ne pourraient pas voir leur rémunération baisser.

Entre 2002 et 2005, sous Jean-Pierre Raffarin, existaient différents SMIC à 32 heures, 35 heures, 39 heures... Quatre à cinq ans ont permis de converger vers un seul SMIC. C'est une piste de réflexion. Avec l'inflation, on aboutira à ce qu'elles soient payées 10 % pour tout le monde, sans que personne ne perde son salaire à court terme. Je suis aussi chef d'entreprise. Récompensons les gens qui travaillent !

Mme Annick Billon . - Merci pour vos interventions. Concernant le CPA, c'est vrai que c'est un moyen de fluidifier le passage entre les statuts de salarié ou d'indépendant. Nous avons cité des exemples étrangers, pas pour les transposer de manière bête et méchante au modèle français, mais pour s'en inspirer.

La présidente a rappelé qu'il ne s'agissait pas de voter pour ou contre la loi El Khomri, mais pour un rapport d'information qui ne va pas aussi loin qu'iront les rapporteurs du projet de loi. Le voter ne vous engage pas sur l'intégralité du texte.

Les heures supplémentaires sont un faux problème. À partir du moment où on privilégie le dialogue social et l'accord d'entreprise, on aura cette discussion. L'entreprise sera maîtresse de son destin et de sa réglementation. Le dialogue social sera amélioré par la possibilité de signer des accords d'entreprise. Je suis en tout cas surprise de voir que le paiement d'heures supplémentaires suffit à payer des maisons...

Le carnet de commandes des entreprises est ce qu'il y a de plus important. À la table-ronde de la commission des affaires sociales, le Medef, l'UPA et la CGPME n'étaient pas d'accord sur certains critères du licenciement économique : expertise de la Banque de France selon Jean-Marc Gabouty, chiffre d'affaires pour d'autres... En revanche, la périodicité d'un trimestre ne semblait pas forcément pertinente car l'activité peut être saisonnière. S'il faut limiter l'interprétation du juge en la matière, la définition des critères est compliquée, et je n'ai pas relevé de tendance lourde dans la majorité sénatoriale.

Le Code du travail est là pour protéger les salariés et les entreprises. Mme Bricq a regretté que le fonctionnement proposé dans les entreprises ne soit pas très démocratique. Mais l'entreprise n'est pas un modèle démocratique ; le Code du travail est là pour encadrer cette structure.

Les entreprises sont plus ou moins performantes et différentes dans une même branche. Nous proposons dans le rapport que tout accord de branche comporte des stipulations spécifiques pour les PME de moins de cinquante salariés. M. Bourquin pourrait donc être en accord avec ce rapport.

Enfin, je suis moi aussi favorable à l'élargissement de la déduction des provisions pour licenciement à toutes les entreprises. Mais il est difficile de déposer des amendements sur l'article 29 bis en ce sens en raison de l'article 40 de la Constitution.

Mme Élisabeth Lamure , présidente . - Merci pour ce tour d'horizon. Je soumets ce rapport à votre approbation formelle.

À l'issue du débat, la délégation adopte le rapport à l'unanimité.

Mme Élisabeth Lamure , présidente . - Mme Billon vous transmettra par courriel de potentiels amendements pour l'examen en commission.

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