B. SI LA FRANCE DISPOSE D'UNE SOLIDE EXPÉRIENCE EN MATIÈRE D'ÉVALUATION SOCIO-ÉCONOMIQUE DES INVESTISSEMENTS D'INFRASTRUCTURES DE TRANSPORT, CERTAINES MARGES D'AMÉLIORATIONS EXISTENT

1. Le rapport Quinet de 2013, dernière mise à jour des méthodes d'évaluation socio-économique des grands projets d'infrastructures en France
a) Une longue tradition d'évaluation socio-économique (coûts-bénéfices) des investissements publics en matière de transport

L'évaluation socio-économique des infrastructures de transport vise à éclairer le choix des décideurs publics , afin qu'ils puissent sélectionner les projets les plus bénéfiques à la société , définir des priorités et des hiérarchies entre les projets envisagés et éviter d'engager de lourds investissements en faveur de projets coûteux et apportant peu à la société .

Elle consiste à mesurer les gains et les coûts d'un projet donné pour la société toute entière (maître d'ouvrage, usagers, riverains) en évaluant non seulement ses retombées financières directes mais également les gains de temps pour les usagers et l'ensemble des externalités provoquées ou évitées , telles que la pollution et les nuisances sonores , ce qui implique de leur conférer une valeur monétaire .

Elle est donc distincte de l'analyse de la rentabilité financière de l'investissement pour le maître d'ouvrage.

Une infrastructure de transport ayant vocation à fonctionner pendant une longue période de temps, ses bénéfices sont ensuite actualisés selon un taux d'intérêt qui reflète la valeur accordée par l'investisseur public au futur par rapport au présent 35 ( * ) .

Les évaluations socio-économiques des projets d'investissements publics ont été rendus obligatoires dans le secteur des transports par la loi n° 82-1153 du 30 décembre 1982 d'orientation des transports intérieurs (LOTI), en vertu d'une disposition codifiée à l'article L. 1511-1 du code des transports.

Article L. 1511-1 du code des transports

« Les choix relatifs aux infrastructures, aux équipements et aux matériels de transport dont la réalisation repose, en totalité ou en partie, sur un financement public sont fondés sur l'efficacité économique et sociale de l'opération .

Ils tiennent compte des besoins des usagers, des impératifs de sécurité et de protection de l'environnement, des objectifs de la politique d'aménagement du territoire, des nécessités de la défense, de l'évolution prévisible des flux de transport nationaux et internationaux, du coût financier et, plus généralement, des coûts économiques réels et des coûts sociaux, notamment de ceux résultant des atteintes à l'environnement. »

Source : code des transports

De fait, au sein de l'Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), la France possède, à l'instar du Royaume-Uni, une expertise ancienne et reconnue en matière d'évaluation socio-économique des investissements publics , tout particulièrement en matière de transport, dont la méthodologie a notamment été formalisée par les commissions présidées par Marcel Boiteux en 1994 et en 2001.

Les derniers travaux qui font autorité en la matière et guident les contre-expertises menées par le Commissariat général à l'investissement (CGI) sont ceux réalisés en septembre 2013 par la mission présidée par Émile Quinet dans le cadre du Commissariat général à la stratégie et à la prospective (France Stratégie) et intitulés « L'évaluation socio-économique des investissements publics ».

Les recommandations issues de ce rapport ont permis d'affiner considérablement les techniques d'évaluation socio-économique des projets d'infrastructures de transport , notamment grâce à la prise en compte des valeurs tutélaires du carbone et du temps proposées par la mission.

Le nouveau référentiel d'évaluation des projets de transports adopté en 2014 36 ( * ) s'inspire en grande partie - mais pas totalement - de ses conclusions .

b) Des évaluations qui souffrent encore trop souvent d'un biais optimiste et qui doivent mieux prendre en compte les risques pesant sur les projets d'infrastructures

L'évaluation socio-économique ayant vocation à jouer un rôle décisif dans la décision de réaliser ou non une infrastructure de transport , les porteurs du projet peuvent être incités à présenter des chiffres qui s'avèreront a posteriori excessivement optimistes .

Les principales sources d'erreurs peuvent porter sur l'appréciation de deux grands paramètres : les coûts de construction et les prévisions de trafic .

(1) Des coûts de construction sous-estimés en moyenne de 10 % à 20 %

En ce qui concerne les projets d'infrastructures routières , les bilans LOTI (voir infra ) menés trois à cinq ans après la mise en service d'une quarantaine de grands projets routiers entre 1995 et 2010 témoignent d'une sous-estimation moyenne de 10 % à 20 % des coûts de construction par les études socio-économiques menées ex ante par rapport aux coûts observés ex post .

Selon la DGITM, ces dérives des coûts de construction constatées de façon quasi systématique pour les projets d'infrastructures routières s'expliqueraient par les facteurs suivants :

- des évolutions réglementaires qui obligeraient à revoir en cours d'exécution les caractéristiques techniques de certains ouvrages ;

- des aléas techniques mal anticipés (géotechnique, hydraulique) ;

- l'ajout par le maître d'ouvrage de fonctionnalités techniques (échangeurs, rétablissement de voirie locale) ou de mesures d'insertion environnementales (murs anti-bruit) supplémentaires ;

- la réalisation des opérations de construction en plusieurs tranches espacées dans le temps , généralement en raison de difficultés budgétaires, et qui tend à priver le maître d'ouvrage de gains d'économies d'échelle et nécessite la réalisation d'aménagements provisoires .

Les bilans LOTI des lignes à grande vitesse (LGV) en service, pour leur part font état d'une sous-estimation moyenne des coûts de construction de 19 % entre la réalisation et la déclaration d'utilité publique .

Selon la DGITM, ces écarts proviendraient essentiellement des modifications de conception des projets , ce qui expliquerait d'ailleurs que la sous-estimation des coûts ne soit plus que de 4 % entre la réalisation et la décision ministérielle fixant les modalités de financement de l'infrastructure .

Il convient également de noter que les coûts d'exploitation (dépenses d'entretien et d'exploitation du matériel et de l'infrastructure) font eux aussi l'objet de minorations .

Soucieuse de se justifier, la DGITM a expliqué aux membres de votre groupe de travail qu'elle avait mis en place des outils pour mieux maîtriser cette dérive des coûts .

Dans cette perspective, elle centralise désormais des bilans financiers pour chaque opération routière , censés lui permettre de consolider son appréciation des coûts et d'identifier les cas de figure où des possibilités de dérive peuvent se reproduire.

Elle a également signalé au groupe de travail l'existence d'un exercice spécifique en cours de finalisation sous l'égide de la Mission d'appui au réseau routier national (MARRN) et destiné à proposer des méthodes de travail aux services de l'État en matière d'estimations et de maîtrise des coûts des opérations routières .

Si de telles initiatives vont incontestablement dans le bon sens, leur efficacité reste à prouver .

(2) Si les estimations des trafics routiers sont réalistes, celles des trafics ferroviaires demeurent systématiquement trop optimistes

Selon la DGITM, les bilans LOTI (voir infra ) des projets routiers témoignent plutôt d'un excès de prudence des modélisateurs . Ainsi, à quelques exceptions près, les trafics routiers observés sur les projets mis en service ces vingt dernières années ont généralement été supérieurs de 10 % à 30 % aux prévisions .

Le constat est un peu plus nuancé pour les projets autoroutiers mis en service à partir de la fin des années 2000, avec toutefois des trafics en moyenne supérieurs de 10 % aux prévisions , même si les trafics poids-lourds sont régulièrement inférieurs aux prévisions .

S'agissant des projets de LGV réalisés (hors première phase de la LGV Est et branche Est de la LGV Rhin-Rhône), l'étude des lignes en activité confirme le biais optimiste des estimations de trafics , sauf pour la LGV Paris-Lyon.

Globalement, l'écart moyen en période de croisière entre la réalisation et la prévision au moment de l'enquête d'utilité publique est de l'ordre de - 27 % . Si l'on exclut la LGV Nord Europe, avec des trafics atteignant seulement la moitié de la prévision du fait du tunnel sous la Manche, l'écart est de l'ordre de - 19 %, ce qui est considérable .

Pour nuancer ce constat très négatif , la DGITM a insisté devant votre groupe de travail sur le fait que, même si la rentabilité des projets s'était avérée systématiquement inférieure aux prévisions du fait de la surestimation des trafics, leur taux de rentabilité interne socio-économique à 20 ans avait toujours été supérieur à 4 % : il s'établit ainsi par exemple a posteriori à 12 % pour la LGV Atlantique, à 10,3 % pour la LGV Rhône-Alpes et à 8 % pour la LGV Méditerranée.

Cette surestimation fréquente des trafics n'en demeure pas moins problématique à l'heure où le modèle économique du TGV est contesté par l'affirmation de nouveaux concurrents ( low cost , covoiturage, autocars) et tend à décrédibiliser la qualité des études socio-économiques menées par les maîtres d'ouvrage.

Taux de rentabilité interne ex ante et ex post de plusieurs LGV

Source : bilan LOTI de la LGV Est phase 1

Pour essayer de mettre fin à ce types de dérives, une initiative intéressante a été prise dans le cadre du grand projet du Sud-Ouest (GPSO), qui comprend les lignes Bordeaux-Toulouse et Bordeaux-Dax.

En 2011, une mission de contre-expertise des projections de trafics a été confiée au Conseil général de l'environnement et du développement durable (CGEDD). Celle-ci a débouché sur la mise en place d'un observatoire des trafics et des évolutions économiques transfrontaliers dans les Pyrénées-Atlantiques pour éclairer les décisions ultérieures s'agissant de la réalisation de la section entre Dax et la frontière espagnole.

Cette démarche a été généralisée à la suite des conclusions de la commission « Mobilité 21 », avec la mise en place des observatoires de la saturation ferroviaire , sur les axes Paris-Lyon et Nîmes-Montpellier-Perpignan.

Votre groupe de travail ne peut qu'appeler à la multiplication de tels observatoires , à même d'introduire plus de réalisme dans le processus de sélection des projets d'infrastructures de transport .

(3) La nécessité de choisir des hypothèses plus raisonnables pour les scenarii de référence

La tendance à la minoration des coûts des projets d'infrastructures de transport et celle, toute aussi fréquente, à la majoration des trafics , est un vrai sujet de préoccupation , car elles tendent à fausser les études socio-économiques qui permettent de déterminer l'opportunité de ces projets.

Dès lors, votre groupe de travail considère qu'une bonne pratique consistant à privilégier la fourchette basse des hypothèses de trafic et la fourchette haute des coûts de construction pour établir le scénario de référence des études socio-économiques des projets d'infrastructure devrait être adoptée par les pouvoirs publics .

Proposition n° 5 : Privilégier la fourchette basse des hypothèses de trafic et la fourchette haute des coûts de construction pour établir le scénario de référence des études socio-économiques des projets d'infrastructures de transport afin d'éviter de surévaluer leur rentabilité et de mieux cartographier les risques.

2. Les contre-expertises du Commissariat général à l'investissement apportent une réelle plus-value aux dossiers des projets examinés et mériteraient d'être étendues aux projets antérieurs à 2014

Afin d'améliorer la qualité de l'évaluation socio-économique des investissements publics, l'article 17 de la loi n° 2012-1558 du 31 décembre 2012 de programmation des finances publiques pour les années 2012 à 2017 a prévu que « les projets d'investissements civils financés par l'État, ses établissements publics, les établissements publics de santé ou les structures de coopération sanitaire font l'objet d'une évaluation socio-économique préalable . Lorsque le montant total du projet et la part de financement apportée par ces personnes excèdent des seuils fixés par décret, cette évaluation est soumise à une contre-expertise indépendante préalable ».

Le décret d'application de cet article a prévu que tout projet financé à hauteur d'au moins 20 millions d'euros par l'État et ses établissements publics devrait être déclaré à l'inventaire des projets à l'étude et faire l'objet d'une évaluation socio-économique .

Au-delà d'un financement par l'État et ses établissements publics supérieur à 100 millions d'euros , l'évaluation socio-économique du projet est soumise au Commissariat général à l'investissement pour qu'il organise une contre-expertise indépendante de l'évaluation puis émette un avis avant toute décision d'approbation du projet . La contre-expertise et son avis constituent des pièces du dossier versées à l'enquête publique.

Cette nouvelle procédure est applicable à tous les projets n'ayant pas connu de début de réalisation (ordre de service de travaux, notification d'un marché de conception-réalisation, signature d'un contrat de partenariat, etc.) avant le 27 décembre 2013 .

Devant votre groupe de travail, la DGITM, qui a eu à connaître de toutes les contre-expertises réalisées par le Commissariat général à l'investissement pour des projets d'infrastructures de transport, a estimé qu' « on peut a minima relever que les contre-expertises réalisées par le Commissariat général à l'investissement ont permis de soumettre les dossiers d'évaluation à un regard critique très fin ». Les experts mandatés vérifient en effet la cohérence des estimations de coût de construction et des modélisations de trafic , et, plus globalement la pertinence des résultats obtenus pour l'évaluation socio-économique .

La DGITM reconnaît également que « ce travail des experts ainsi que les réserves qui ont pu être exprimées sur certains point spécifiques ont permis de renforcer les évaluations réalisées par les maîtres d'ouvrage et de faire évoluer la méthodologie d'évaluation ».

Enfin, elle souligne que « la contre-expertise permet d'attester de la sincérité des études techniques et évaluations produites par le maître d'ouvrage , dans un souci de transparence vis-à-vis du public ».

Votre groupe de travail, qui a entendu au cours de ses auditions le Commissariat général à l'investissement et a pu consulter l'ensemble des avis qu'il a émis depuis l'entrée en vigueur de la procédure de contre-expertise, a été convaincu de l'utilité et de la pertinence de cette démarche .

Il a pu constater que le Commissariat général à l'investissement n'hésitait pas à émettre des réserves parfois fortes sur certains des projets qui lui étaient soumis, voire un avis défavorable comme dans le cas de la seconde partie de la ligne 18 du Grand Paris express.

Il déplore en revanche que le Commissariat général à l'investissement ne puisse pas organiser de contre-expertise sur les projets antérieurs au 27 décembre 2013 , ce qui prive les pouvoirs publics d'une analyse précieuse sur des projets dont l'impact sera considérable sur les finances publiques, tels que le tunnel transfrontalier du Lyon-Turin.

C'est pourquoi les membres de votre groupe de travail souhaitent vivement que le Commissariat général à l'investissement puisse à l'avenir organiser des contre-expertises des évaluations socio-économiques de projets d'infrastructures antérieurs au 27 décembre 2013, ainsi que les grands projets de modernisation des réseaux existants .

Proposition n° 6 : Soumettre à l'avis du Commissariat général à l'investissement les projets dépassant le seuil de 100 millions d'euros dont la déclaration d'utilité publique a été prise avant 2014 ainsi que les grands projets de modernisation des réseaux existants .

3. Les rapports LOTI permettent une évaluation a posteriori des infrastructures de transport sans équivalent dans l'OCDE

La loi n° 82-1153 du 30 décembre 1982 d'orientation des transports intérieurs (LOTI) a prévu l'obligation pour les maîtres d'ouvrage de réaliser un bilan socio-économique et environnemental de leurs infrastructures de transport trois à cinq ans après leur mise en service .

L'objectif de ce « bilan LOTI » est de mesurer et d'analyser les écarts observés entre les résultats des études socio-économique des projets établies à l'issue de l'enquête publique et les résultats qu'ils ont véritablement obtenus une fois l'infrastructure utilisée .

Il s'agit également d'un précieux retour d'expérience , à même de renforcer la pertinence des études socio-économiques des projets futurs .

Ainsi que le précise la DGITM, la méthodologie retenue pour l'élaboration de ces bilans consiste à :

- évaluer si les objectifs du projet ont été atteints ;

- analyser et expliquer les écarts entre la prévision (évaluation ex ante ) et la réalisation (évaluation ex post ) du projet pour les paramètres clés de l'évaluation (coûts, trafics, sécurité, rentabilité, environnement...)

- identifier les effets non prévus dans l'évaluation ex ante .

Il convient de noter que la France est le seul pays de l'OCDE à réaliser systématiquement des études socio-économiques ex post de ses infrastructures de transport . En Europe, la seule institution à avoir mis en place ce type de dispositif vertueux est la Banque européenne d'investissement (BEI).

Au cours de leurs auditions, les membres du groupe de travail ont pu constater que l'existence de cette remarquable exception française avait permis d'améliorer considérablement au cours du temps la qualité des études menées lors de la préparation des projets d'infrastructures de notre pays et avait contribué à responsabiliser davantage les maîtres d'ouvrage , conscients que toute sous-estimation grossière des coûts de construction ou surestimation excessive des trafics apparaîtraient clairement a posteriori à la lumière des bilans LOTI.


* 35 Ce taux de rentabilité socio-économique est le même pour tous les investissements publics.

* 36 Instruction du Gouvernement du 16 juin 2014 relative à l'évaluation des projets de transports, note technique du 27 juin 2014 de la DGITM relative à l'évaluation des projets de transports et fiches-outils de la DGITM.

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