B. DES EXPÉRIENCES ÉTRANGÈRES SOUVENT ÉVOQUÉES MAIS À L'EXEMPLARITÉ LIMITÉE

Diverses expériences menées - voire seulement envisagées - dans des pays étrangers sont souvent montrées en exemple pour démontrer la faisabilité technique et les avantages que pourrait procurer la mise en place d'un revenu de base. Néanmoins, eu égard au contexte dans lequel elles sont intervenues, au caractère souvent partiel de leur évaluation ou simplement à leur état de projet, ces expériences ne sont pas à même, à elles seules, de démontrer de manière empirique et pratique les effets potentiels de l'introduction d'une allocation inconditionnelle dans notre pays.

1. Des expérimentations nord-américaines menées dans les années 1970 à l'évaluation incomplète

Aux États-Unis comme au Canada , des expérimentations d'un revenu de base ont été menées dans certaines villes afin d'en étudier les effets sur la résorption de la pauvreté et la relation à l'emploi.

a) L'expérimentation américaine d'un « guaranteed annual income »

Afin de tester les effets sur l'emploi, les conditions d'accumulation du capital, la formation et la cellule familiale, l'administration fédérale américaine entreprit quatre expérimentations entre 1968 et 1972 .

Une première expérimentation eut lieu dans le New Jersey et en Pennsylvanie sur une population urbaine.

Une deuxième expérimentation intervint dans une petite ville de Gary, dans l'Indiana, pour évaluer les effets d'une allocation universelle sur les familles monoparentales.

Une troisième fut menée en Caroline du Nord et en Iowa pour étudier l'impact d'une telle mesure sur des populations rurales.

Enfin, une expérimentation à plus large échelle intervint à Seattle et Denver, connue sous l'acronyme SIME-DIME ( Seattle Income Maintenance Experiment - Denver Income Maintenance Experiment ).

Selon Mme Evelyn Forget, universitaire canadienne qui a étudié ces cas nord-américains 26 ( * ) , les expérimentations conduites n'ont pu donner lieu à une évaluation scientifiquement complète de leurs effets , les programmes de recherche n'ayant pu être menés dans des conditions satisfaisantes faute d'un financement suffisant.

Toutefois, certains éléments statistiques collectés feraient apparaître une baisse significative quoique limitée de l'effort de travail au sein des familles bénéficiaires répartie différemment selon ses membres : pour le chef de famille, qui a en général les horaires de travail les plus lourds, la diminution des heures travaillées s'est avérée faible (inférieure à 5 %) ; s'agissant du conjoint, la diminution a été plus notable, compensée par une augmentation des tâches ménagères ou familiales (jusqu'à 25 %) ; pour les adolescents, en particulier de sexe masculin, la diminution des heures travaillées a été plus prononcée, traduisant vraisemblablement un allongement de la durée de leurs études avant l'exercice d'une première activité professionnelle.

De manière plus générale, des résultats positifs sur le niveau d'éducation (tant en ce qui concerne les résultats des enfants des familles bénéficiaires que la poursuite d'études plus longues) sont apparus dans l'ensemble des expérimentations.

b) L'expérimentation canadienne

La province du Manitoba au Canada s'est également lancée, entre 1974 et 1979, dans une expérimentation menée dans deux villes, Winnipeg et Dauphin, sous l'acronyme MINCOME.

À Winnipeg , l'expérimentation fut cependant conduite sur une échelle réduite, puisqu'elle portait essentiellement sur les effets sur l'emploi, de sorte que seuls des bénéficiaires en âge de travailler avaient été retenus, et comparés à d'autres habitants auxquels il n'était pas versé d'allocation. Aussi les personnes handicapées, les personnes placées sous protection juridique et les retraités furent-ils exclus de cet essai. Les résultats furent assez similaires à ceux découlant des expérimentations conduites aux États-Unis.

L'expérimentation à Dauphin fut la seule qui fût véritablement générale, intégrant toute la population urbaine et rurale avoisinante, soit environ 10 000 personnes. Une allocation représentant 60 % des « seuils de faible revenu » 27 ( * ) fut offerte à chaque famille sans revenus, son montant étant réduit de 50 cents pour 1 dollar de revenu provenant d'autres sources. Globalement, cette allocation s'avérait de même niveau que celle versée aux familles bénéficiant déjà de l'aide sociale, mais elle constituait une amélioration substantielle de revenus pour les familles non éligibles à l'aide sociale.

Selon Mme Evelyn Forget, l'allocation d'un dividende à l'ensemble de la population permit à celle-ci, composée en grande partie d'actifs employés dans l'agriculture ou occupant des emplois indépendants, de disposer d'un revenu stable et prévisible . Bien que l'exploitation statistique de cette expérience soit restée très lacunaire, Mme Forget, en reprenant plusieurs années après les données statistiques, a constaté que le MINCOME avait été bénéfique en matière de santé pour l'ensemble de la population de Dauphin.

Ces expérimentations nord-américaines restent, à ce jour, les seules menées dans des pays occidentaux avec une volonté réelle de bénéficier d'un examen scientifique concret des effets potentiels sur les bénéficiaires du versement d'un revenu de base. Cependant, pour des raisons budgétaires et du fait d'un désintérêt politique croissant, à la fin des années 1970, quant au concept même d'un revenu universel comme arme de lutte contre la pauvreté, elles n'ont pas été à même de démontrer pleinement les effets bénéfiques ou les inconvénients d'une telle mesure.

2. Des expériences passées en Inde et en Namibie difficilement transposables

Des expérimentations d'un revenu de base ont également été menées ponctuellement en Afrique et en Asie. 28 ( * )

a) L'expérimentation menée dans l'État de Madhya Pradesh (Inde)

Une expérimentation fut conduite en 2012 pendant environ dix-huit mois dans plusieurs villages de l'État de Madhya Pradesh en Inde , consistant dans le versement inconditionnel d'une allocation monétaire mensuelle à chaque résident, équivalente à 200 roupies 29 ( * ) par adulte et 100 roupies par enfant 30 ( * ) . Au total, 6 000 personnes ont pu bénéficier de ce programme.

Les résultats de l'expérimentation ont fait l'objet d'une exploitation statistique sous l'égide de la Fondation des Nations unies pour l'enfance (UNICEF). Celle-ci a montré que, alors même que l'allocation avait été donnée sans condition et sans aucune prescription d'utilisation, les bénéficiaires l'avaient employée pour satisfaire des besoins essentiels, notamment pour améliorer leur alimentation, leur santé, leur éducation voire, le cas échéant, leur outil de production. De sorte que la critique théorique parfois opposée à une telle allocation selon laquelle ce revenu de base serait gaspillé ou mal utilisé n'a pas été démontrée empiriquement . Cette étude a également mis en évidence que la distribution inconditionnelle et individuelle de l'allocation avait favorisé son appropriation par l'ensemble des bénéficiaires.

b) L'expérimentation namibienne

Entre 2008 et 2012, diverses organisations non gouvernementales allemandes proches des Églises protestantes engagèrent un programme de distribution d'un revenu de base aux 1 200 habitants d'un village de Namibie : Otjivero. Le montant versé était de 100 dollars namibiens par mois, soit l'équivalent de 6,30 euros.

Selon ses promoteurs, dès la fin de la première année, des effets bénéfiques ont pu être tirés de ce versement : une baisse drastique du nombre d'enfants en état de sous-nutrition, une hausse du taux de scolarisation, ainsi qu'un développement des créations d'entreprises individuelles. Comme dans l'expérience indienne, les résultats auraient démontré que l'allocation mensuelle n'avait pas conduit les bénéficiaires à adopter des comportements oisifs .

Pour autant, contrairement aux autres expérimentations, l'expérience menée à Otjivero a fait l'objet de critiques fortes et récurrentes, mettant en cause la pertinence scientifique de la démarche d'évaluation menée et l'absence de mise à disposition de la communauté scientifique internationale des données statistiques collectées. Les résultats présentés semblent donc devoir être regardés avec précaution.

En tout état de cause, quels que soient les résultats effectifs des expérimentations indienne et namibienne, il est peu évident que celles-ci puissent fournir une assurance réelle quant aux effets potentiellement bénéfiques de l'institution d'un revenu de base dans des pays occidentaux, et en particulier en France, eu égard au contexte social, économique et culturel difficilement comparable des pays concernés.

3. Des exemples actuels liés à une source de richesse nationale spécifique à redistribuer

L'État fédéré américain de l'Alaska et la région administrative spéciale de Macao, rattachée depuis décembre 1999 à la République démocratique populaire de Chine, sont les exemples les plus accomplis 31 ( * ) de distribution d'un dividende généralisé à leur population. Ces dividendes trouvent néanmoins leur source dans une rente - liée aux gains issus du pétrole, dans le premier cas, ou des jeux de hasard, dans le second - qui en font des modèles difficilement transposables dans des États qui ne bénéficient pas d'une source de richesse nationale spécifique. 32 ( * )

a) Le partage de la rente pétrolière en Alaska

À la fin des années 1960, le budget de l'État de l'Alaska s'est trouvé enrichi de 900 millions de dollars à la suite de l'attribution de droits d'exploitation des champs pétrolifères de Prudhoe Bay, au nord-est de l'État. La décision a alors été prise en 1976 par le Gouvernement d'allouer cette somme à un fonds qui la gèrerait et dont une partie des revenus tirés des placements serait distribuée aux citoyens d'Alaska. À cette fin, la Constitution de l'État a été modifiée afin de prévoir qu'au moins 25 % de tous les revenus générés par l'exploitation des richesses naturelles du sol perçus par l'État seraient placés dans un fonds à caractère permanent - l' Alaska permanent fund - afin de générer des revenus destinés à être réinvestis dans l'économie et au profit des citoyens par le biais d'une allocation annuelle ( dividend ).

Une structure ad hoc instituée par la loi de l'État - l' Alaska permanent fund Corporation - a été chargée d'administrer et de gérer au mieux les sommes ainsi collectées. Depuis 1976, la valorisation du fonds a été exponentielle et la part des revenus du pétrole s'y retrouve aujourd'hui réduite compte tenu de la diversification des placements opérés. En juillet 2015, sa valeur atteignait 52,8 milliards de dollars, générant un revenu annuel net de 2,90 milliards de dollars. C'est à partir de ce revenu qu'est ensuite calculé le montant qui sera prélevé sur le fonds, puis transféré à un service du ministère des finances de l'Alaska chargé de répartir entre les bénéficiaires la somme disponible.

Cette somme est égale à la moyenne sur les cinq dernières années de la somme prélevée sur le fonds, après un certain nombre de déductions, notamment au titre de la gestion du dividende. En 2015, la somme disponible s'est élevée à 1,33 milliard de dollars , répartie entre 644 511 bénéficiaires, qui ont ainsi chacun perçu une somme de 2 072 dollars, soit environ 1 880 euros par an ou 157 euros par mois. Cette somme est soumise à l'impôt fédéral.

Si ce dividende est versé - par chèque ou par virement sur compte bancaire - tant aux personnes majeures qu'aux enfants , il ne peut être perçu qu'à certaines conditions :

- une condition de résidence : avoir été résident permanent depuis au moins un an à la date de la demande, sous réserve de cas de dispense limitativement énumérés (études à l'étranger, absence pour accompagner un proche...) ;

- une condition de résidence régulière, s'agissant des étrangers ;

- une condition tenant à l'absence, durant l'année antérieure, de condamnation ou d'emprisonnement pour crime ou, en cas de condamnation pour crime ou pour deux délits ou plus depuis moins de vingt ans, de condamnation pour un délit.

En outre, le bénéfice de l'allocation suppose une démarche annuelle volontaire de chaque bénéficiaire potentiel , qui doit solliciter son versement entre le 1 er janvier et le 31 mars de l'année. Le service assure l'instruction des demandes et a ainsi rejeté en 2015 comme inéligibles 7 % des demandes qui lui ont été présentées.

b) Le partage de la rente des jeux de hasard à Macao

En 2008, le Gouvernement de la région administrative autonome de Macao a annoncé la création d'un programme de « partage de richesse » ( Wealth parkating scheme ), qui conduit depuis lors au versement d'une somme d'argent à chacun de ses résidents permanents ou non permanents.

Cette allocation est présentée par les autorités publiques comme la volonté de « partager avec la population les fruits du développement économique » de Macao, essentiellement lié aux jeux de hasard, qui contribuent à près de 40 % de son PIB. Lors de la crise financière des années 2007-2008, elle a aussi été un moyen de contrer les effets de cette crise pour la population, justifiant une hausse des sommes versées. Pour en bénéficier, seule une condition de résidence régulière à Macao est exigée.

Depuis sa mise en place, les montants annuels versés ont fortement varié d'une année à l'autre : de 5 000 patacas pour un résident permanent et 3 000 pour un résident non permanent en 2008, à 6 000 et 3 600 en 2009, puis 4 000 et 2 400 en 2011 pour s'élever à respectivement 9 000 et 5 400 patacas en 2014 et 2016, soit environ 1 020 euros et 610 euros par an.

En 2014, ces versements ont profité à 650 091 bénéficiaires .

L es exemples de l'Alaska et de Macao sont donc à la fois atypiques - puisqu'ils sont directement liés à une source de richesse nationale dont peu de pays peuvent se prévaloir aujourd'hui - et modestes, eu égard tant au nombre de leurs bénéficiaires (inférieur à la population de l'ancienne région Limousin) qu'aux sommes versées, qui ne représentent qu'environ 100 à 150 euros par mois.

4. Des expérimentations européennes encore à l'état de projet qui ne portent pas sur un revenu de base stricto sensu

Enfin, dans le débat sur le revenu de base, les « expérimentations » européennes sont souvent mises en avant. C'est la raison pour laquelle la mission commune d'information s'est particulièrement intéressée à la Finlande et aux Pays-Bas. Elle a dû constater que, contrairement à ce qui est souvent présenté dans les médias ou par les promoteurs du revenu de base, les « exemples » néerlandais et finlandais restent à ce jour à l'état de projet, et qu'il est donc impossible d'en tirer dès à présent des enseignements concrets, même s'il est indéniable que la réflexion sur le revenu de base y est plus avancée qu'en France.

a) Le projet d'expérimentation finlandais

Lors d'un déplacement du 11 au 13 septembre 2016, une délégation de la mission a pu se rendre à Helsinki, capitale de la République de Finlande, où elle a pu, avec l'appui efficace de l'ambassade de France, mener plusieurs entretiens avec les présidentes de la commission des affaires sociales et de la commission de l'emploi du Parlement finlandais (Eduskunta), Mmes Tuula Haatainen et Tarja Filatov, des représentants du ministère des affaires sociales et de la santé ainsi que de l'organisme finlandais de sécurité sociale (KELA), des représentants de la centrale syndicale SAK et de la centrale patronale EK, des représentants de l'Association des communes (Kuntaliitto) ainsi que des universitaires. 33 ( * )

En 2015, la coalition gouvernementale arrivée au pouvoir après les élections législatives a lancé, conformément à son programme de campagne, une étude tendant à la mise en place d'une expérimentation d'un revenu de base pour une période de deux ans à compter du 1 er janvier 2017, assortie d'une évaluation dès l'année 2019, en mobilisant à cet effet une enveloppe de 20 millions d'euros.

Trois constats ont conduit à cette initiative : un changement du modèle de l'emploi industriel en Finlande, semblable à celui rencontré dans la plupart des États membres de l'Union européenne ; un système d'assurance sociale qui n'incite pas à une reprise du travail en cas de chômage 34 ( * ) ; un système d'allocations souvent qualifié de « jungle » 35 ( * ) (environ 200 allocations différentes) et accusé de favoriser des trappes à inactivité. Pour le Gouvernement, le revenu de base apparaît donc d'abord, sur le plan conceptuel, comme un moyen de favoriser un retour à l'emploi dans un pays confronté à une récession économique jusqu'en 2015 et qui connaît un taux de chômage d'environ 8 %, en offrant notamment un complément de revenu permettant la reprise d'une activité professionnelle peu rémunératrice en elle-même eu égard au niveau du salaire offert ou à la faible quotité de temps travaillé.

Cette étude, menée dans le cadre d'un partenariat entre l'organisme d'assurance sociale finlandais - KELA -, divers organismes de recherche gouvernementaux et universitaires, des think tanks et la centrale patronale finlandaise, a débouché sur un rapport intérimaire en mars 2016. Ce dernier a recommandé la mise en place expérimentale d'un revenu de base « partiel » remplaçant certaines allocations « de base » actuelles sans se substituer aux autres prestations d'assurance sociale, d'un montant de 550 à 600 euros par mois, versé aux individus entre 25 et 63 ans. La voie d'un revenu de base d'un montant de 1 000 euros a été écartée en raison de ses besoins en financement, car elle aurait conduit à un taux d'imposition des revenus de près de 70 %. Le principe d'un impôt négatif a également été rejeté en l'absence d'un registre de revenus permettant en temps réel de connaître les revenus des Finlandais et le montant de l'impôt à acquitter.

Alors même qu'un rapport définitif doit être présenté en novembre 2016 par le groupe et doit proposer les mesures pratiques de l'expérimentation, le Gouvernement a soumis à consultation, dès la fin du mois d'août 2016, un avant-projet de loi tendant à la mise en oeuvre d'une expérimentation très restreinte, portant uniquement sur 2 000 individus de 25 à 58 ans en recherche d'emploi et percevant la prestation de base d'insertion professionnelle versée par l'organisme KELA . Ces individus, tirés au sort sur une base nationale, percevraient une allocation de 560 euros non soumise à l'impôt. Le coût total de cette expérimentation serait de 7 millions d'euros sur deux ans. Le projet de loi, éventuellement modifié à la suite de la consultation publique, devrait être soumis au Parlement finlandais dans les prochaines semaines, pour une adoption avant la fin du mois de décembre 2016 et une mise en oeuvre de l'expérimentation au 1 er janvier 2017.

L'expérimentation qui devrait être mise en place s'éloignerait donc d'un revenu de base par son caractère conditionnel, dès lors que l'allocation envisagée ne serait versée qu'aux bénéficiaires de prestations sociales d'insertion professionnelle. Par rapport au système actuel, la différence essentielle résiderait simplement dans le fait que l'allocation continuerait d'être versée aux bénéficiaires même lorsque ceux-ci reprennent un travail rémunéré pendant la période de l'expérimentation . L'allocation constituerait ainsi non plus seulement un revenu de remplacement mais, le cas échéant, un complément de revenu accordé par la collectivité.

L'ampleur particulièrement limitée de cette initiative peut s'expliquer au regard de plusieurs considérations :

- d'une part, conformément à l'objectif politique affiché et soucieux de pouvoir entamer rapidement l'expérimentation et d'en tirer une évaluation rapide, le Gouvernement finlandais a entendu orienter l'expérimentation en analysant seulement l'effet d'une telle allocation sur le retour à l'emploi. C'est ce qui explique notamment que l'essentiel des indicateurs envisagés pour évaluer cette expérimentation concerne les conditions d'emploi : l'effet sur le nombre de déclarations de recherche d'emploi, l'orientation des demandeurs d'emploi vers des formations ou stages, la modification des revenus des bénéficiaires ainsi que les coûts de gestion de cette allocation par rapport aux allocations auxquelles elle se substituera ;

- d'autre part, faute d'un accord complet de la coalition gouvernementale sur le sujet, tout changement de la loi fiscale a été exclu dans le cadre de l'expérimentation ; dans ces conditions, l'échantillon « test » ne pouvait être que limité. Mais il en découle que l'expérimentation ne pourra démontrer à elle seule comment une telle allocation pourra être financée dans l'hypothèse de son éventuelle généralisation , dans la mesure où son versement coûterait alors 15 milliards d'euros par an (à comparer à un budget de l'État finlandais de 60 milliards d'euros et un PIB de 210 milliards d'euros) ;

- enfin, le principe même de l'instauration d'un revenu de base en Finlande reste très discuté. Parmi les partis politiques finlandais, il n'est défendu que par trois formations : les Verts, la gauche finlandaise (anciennement communiste) et le parti du Centre. Or, dans la coalition gouvernementale actuelle, formée des Conservateurs, du parti des Vrais Finlandais et du Centre, seul ce dernier - et le Premier ministre qui en est issu, M. Juha Sipilä - le promeut. En outre, ainsi que l'ont montré les entretiens conduits par la délégation de la mission sur place, les syndicats de travailleurs et la centrale patronale EK y sont opposés. Dans l'opinion publique, ce principe est d'abord défendu par les jeunes et, selon les sondages, seuls 35 % des Finlandais seraient favorables à un revenu de base de 500 euros par mois, eu égard aux effets sur le taux d'imposition que sa mise en place devrait induire. Aussi l'expérimentation ne présume-t-elle en aucune sorte l'instauration rapide d'un revenu de base en Finlande . Lucidement, certains promoteurs de ce système ont ainsi estimé devant la délégation que le revenu de base finlandais ne verrait sans doute pas le jour avant une vingtaine d'années.

C'est donc une voie empreinte de pragmatisme que le Gouvernement finlandais entend suivre dans un premier temps, en proposant d'expérimenter un dispositif très restreint qui, par la suite, pourrait néanmoins être étendu à une cohorte plus nombreuse de bénéficiaires (le chiffre de 7 000 ou 9 000 a été avancé pendant les entretiens) et, le cas échéant, au-delà des seuls demandeurs d'emploi touchant l'allocation de base versée par KELA. Loin des querelles idéologiques, la plupart des interlocuteurs rencontrés par la délégation ont jugé qu'en dépit de leur position de principe, ils n'étaient pas opposés à une expérimentation en la matière, même si les conditions de l'expérimentation proposée devaient être discutées, le dispositif présenté par le Gouvernement faisant l'objet de nombreuses critiques.

b) Les expérimentations locales envisagées aux Pays-Bas

Le déplacement d'une délégation de la mission les 29 et 30 septembre 2016 aux Pays-Bas a également permis à celle-ci de mieux cerner les termes du débat ainsi que la nature des expérimentations envisagées dans certaines communes. Sur place, la délégation a pu mener, grâce au concours de l'ambassade de France, plusieurs entretiens avec des membres du Sénat comme de la Seconde chambre ( Tweede Kamer ), des représentants du ministère des affaires sociales, des universitaires ainsi que des représentants de la ville d'Utrecht. 36 ( * )

La situation des Pays-Bas apparaît très complémentaire de celle de la Finlande, dans la mesure où la réflexion sur l'expérimentation y est davantage menée au niveau des communes qu'au niveau gouvernemental . En effet, au niveau national, aucun parti n'a fait figurer dans son programme la mise en place d'un revenu de base et la majorité des formations politiques nationales - nombreuses aux Pays-Bas compte tenu du scrutin proportionnel de liste aux élections législatives - est opposée à son principe même, estimant que, dans une économie qui s'approche du plein emploi 37 ( * ) , le travail doit être encouragé. Le débat n'en est pas moins réel dans chaque formation.

Une initiative isolée d'un membre de la Seconde chambre, M. Norbert Klein, a été présentée en janvier 2016 tendant à l'introduction d'un revenu de base de 800 euros par mois dont bénéficieraient toutes les personnes résidant légalement aux Pays-Bas depuis plus de dix ans. Saisi de cette initiative, le Gouvernement néerlandais a fait savoir le 31 mai 2016 qu'il considérait que le revenu de base aurait une incidence négative sur la position économique mondiale du pays ainsi que sur sa propre prospérité économique, eu égard aux hausses d'impôts nécessaires pour assurer son financement, de l'ordre de 130 milliards d'euros.

La plupart des formations politiques privilégient une politique d'aide sociale adaptée à chaque statut et craignent une forte désincitation au travail en cas de versement de ce revenu, alors que la place du travail pour l'inclusion sociale leur apparaît majeure. Or, selon les simulations effectuées par le centre de prévision néerlandais, le Central plan bureau , une allocation du montant projeté se traduirait par une baisse du taux d'emploi de 5 % 38 ( * ) et nécessiterait une augmentation de la fiscalité.

Les entretiens sur place ont donc fait clairement apparaître qu'il existait, au niveau national, une forte opposition de principe qui ne conduirait pas à l'introduction d'un revenu de base, ni même à la mise en place d'une expérimentation d'ampleur nationale.

En revanche, au niveau local, plusieurs communes (Utrecht, Groningen, Tilburg et Wageningen) se sont engagées dans une réflexion en vue de la mise en place, sur leur territoire, de certaines expérimentations dont elles définiraient chacune l'objet et les modalités. Les communes disposent en effet, à la suite d'une décentralisation menée il y a quelques années, d'une autonomie importante en matière sociale. C'est dans ce cadre que se situent les projets d'expérimentation dont le plus avancé est celui de la ville d'Utrecht.

À Utrecht, le projet d'expérimentation, dénommé « Weten wat work » (« Savoir ce qui fonctionne »), se présente d'abord comme un moyen de dépasser les limites actuelles de la loi dite de « participation », qui conditionne le versement de certaines allocations à des démarches administratives ainsi qu'à des recherches de formations ou d'emplois, selon des dispositifs jugés très complexes, sources de stress pour les intéressés et qui favorisent des stratégies de contournement afin de préserver cet acquis, tout en pesant lourdement sur les administrations communales.

Dans cette ville de 340 000 habitants, 9 800 personnes perçoivent le revenu minimum d'insertion prévu par la loi (d'une somme de 900 euros par mois à caractère dégressif en fonction des autres revenus du bénéficiaire), que la commune verse pour le compte de l'État tout en menant des actions d'insertion. C'est sur un échantillon d'environ 500 personnes tirées au sort parmi les bénéficiaires de cette allocation, mais avec leur accord, que les autorités municipales entendent tester pendant deux ans plusieurs variantes de revenu sur quatre groupes d'une centaine d'individus :

- un premier groupe test ne serait soumis à aucune obligation de recherche d'emploi ;

- un autre groupe test recevrait un complément de 125 euros par mois, non dégressif, en franchise d'impôts, à la condition d'exercer l'une des activités qui lui serait proposée par la ville ;

- un groupe test bénéficierait automatiquement d'un complément de 125 euros par mois, non dégressif, en franchise d'impôts, mais le perdrait s'il n'exerçait pas l'une des activités proposées par la ville ;

- un dernier groupe serait dispensé de l'obligation de recherche d'emploi et pourrait cumuler un montant d'allocation non dégressive plus important avec les revenus tirés d'une éventuelle reprise d'emploi, toujours en franchise d'impôts. Lors de l'entretien avec la délégation, M. Victor Everhardt, adjoint au maire chargé du dossier, a indiqué que le souhait de la ville était de pouvoir monter, le cas échéant, jusqu'à 900 euros.

L'expérimentation reposerait sur le travail d'universitaires et de statisticiens, qui détermineraient les groupes test et le groupe de contrôle. Son évaluation serait conduite par ces mêmes experts, par exploitation des données statistiques et au moyen d'entretiens avec les bénéficiaires, et porterait essentiellement sur les effets de ces dispositifs en termes de retour à l'emploi. Les frais de l'expérimentation - notamment les compléments monétaires versés ainsi que la rémunération des personnels chargés de l'expérimentation - seraient supportés entièrement par la commune. Toutefois, la municipalité entend solliciter les fonds européens afin d'assurer un cofinancement.

La mission a donc pu constater qu'Utrecht s'apprêtait à procéder à l'expérimentation d'un revenu conditionnel non dégressif, et non pas véritablement d'un revenu inconditionnel, puisque l'entrée dans le dispositif serait réservée aux seuls bénéficiaires actuels du revenu minimum légal. En outre, les dispositifs expérimentés ne porteraient que sur la seule variable de l'obligation de recherche d'emploi ou de formation, actuellement imposée par la législation néerlandaise, en dispensant selon certaines conditions les bénéficiaires de cette obligation.

En tout état de cause, l'expérimentation projetée reste soumise à une autorisation administrative délivrée par le Gouvernement. Selon les informations recueillies par la délégation, un accord devrait pouvoir être obtenu afin de lancer l'expérimentation à compter du 1 er janvier 2017.

Néanmoins, la secrétaire d'État aux affaires sociales et à l'emploi, Mme Jetta Klijnsma, a adressé le 3 octobre 2016 à la Seconde chambre un projet Tijdelijk besluit experimenten Participatiewet » ou « Décision temporaire relative aux expériences sur la loi de participation ») autorisant une expérimentation plus restrictive que celle projetée .

Ce projet ouvrirait la voie d'une expérimentation dans au plus 25 communes - qui devraient solliciter le bénéfice de l'expérimentation auprès du ministre des affaires sociales et de l'emploi dans un délai de trois ans à compter de la décision temporaire relative aux expériences sur la loi de participation - et viserait au maximum 4 % des individus actuellement bénéficiaires d'un revenu minimum d'insertion. Toutefois, à ce stade, le Gouvernement envisagerait seulement trois modalités d'expérimentation, éventuellement combinables entre elles :

- une dispense temporaire des obligations de travail et de réintégration dans l'emploi. Ce dispositif ferait l'objet d'une évaluation provisoire, après 6 mois, par un collège constitué du maire de la commune et de ses adjoints. Au terme de cette période, s'il s'avérait que les efforts visant l'intégration ont été insuffisants, il y aurait une notification et, en l'absence d'amélioration au terme d'une nouvelle période de six mois, le collège devrait mettre fin à ce dispositif temporaire ;

- un dispositif d'intensification temporaire des obligations de travail et de réintégration dans l'emploi, comportant un doublement des moyens d'accompagnement des bénéficiaires du revenu minimum d'insertion, notamment avec des entretiens plus nombreux et des obligations renforcées ;

- un dispositif dans lequel un revenu complémentaire serait versé en plus des revenus tirés d'un emploi, sans pouvoir dépasser 50 % de ces revenus, et serait plafonné à 199 euros par mois pour les personnes seules et 142 euros par mois pour les personnes mariées . Ce revenu se cumulerait avec l'allocation d'aide sociale générale déjà perçue de 900 euros.

Cette décision, si elle était confirmée, altérerait donc fortement le souhait formulé par la commune d'Utrecht de mettre en place le dernier groupe test envisagé.

*

En définitive, si les expériences menées à l'étranger constituent des points de repère intéressants dans la réflexion sur la mise en place d'un revenu de base en France, elles ne sauraient être des modèles à reproduire sans discussion ni accommodements et ne sont pas davantage à même de démontrer à elles seules la pertinence d'une instauration d'un revenu de base dans notre pays. La mission s'est donc interrogée sur les raisons qui, en France, justifieraient spécifiquement l'instauration d'un revenu de base.


* 26 Voir notamment E. Forget, The town with no poverty , Université du Manitoba, 2011.

* 27 Selon la définition donnée par l'office statistique du Canada, il s'agit des « limites de revenu en deçà duquel une famille est susceptible de consacrer une part plus importante de son revenu à l'achat de nécessités comme la nourriture, le logement et l'habillement qu'une famille moyenne ».

* 28 L'institution, en 2004, de la « bolsa familia » au Brésil est souvent présentée comme un autre exemple d'un revenu de base. Cependant, dès lors que l'on considère le revenu de base comme un revenu « inconditionnel », il n'est pas possible d'y faire figurer cette allocation qui n'est en effet versée que si quatre conditions sont remplies par les membres de la famille : 1) une obligation de scolarisation des enfants de six à quinze ans au moins 85 % du temps scolaire, cette quotité étant réduite à 75 % pour les jeunes de seize ans et plus ; 2) une participation des enfants de moins de quinze ans présentant un risque de travail infantile aux « services de coexistence et de renforcement des liens » à hauteur de 85 % de la durée de ces services ; 3) une obligation de vaccination des enfants de moins de six ans ; 4) une obligation de se soumettre à des examens prénataux pour les femmes enceintes.

* 29 Soit 2,74 € par mois, le salaire moyen en zone rurale en Inde étant estimé à 40 € par mois.

* 30 Au terme de douze mois, ces montants furent relevés respectivement à 300 et 150 roupies. L'expérimentation prévoyait néanmoins, dans les villages « tribaux », une allocation de ce montant dès les premiers versements, eu égard à la situation de plus grande pauvreté de ces villages.

* 31 Le « Scheme $6 000 » intervenu à Hong-Kong est également parfois cité comme un exemple d'un revenu de base. Il s'agit de la décision du Gouvernement de la région administrative autonome d'allouer à chaque résident de plus de 18 ans une somme de 6 000 dollars hongkongais (soit environ 700 euros). Cependant, cette distribution n'a eu lieu qu'une seule fois, en 2011, dans un contexte de crispation politique et sociale pour redistribuer une partie d'un surplus budgétaire évalué à 579 milliards de dollars hongkongais, et n'a jamais été renouvelée par la suite. Il ne peut donc être regardé comme un dividende régulier versé à la population.

* 32 L'Iran est aussi parfois regardé comme ayant institué un revenu base en passant en 2010 d'un système de subvention à l'achat des produits de première nécessité (pain, lait, huile, sucre, farine...) à une allocation unique versée en espèces bénéficiant à plus de 95 % de la population. Voir, sur ce point, T. Hamid, « From Price Subsidies to Basic Income : The Iran Model and its Lessons », BIEN Paper, Sao Paulo, 2010.

* 33 Voir en annexe II le programme du déplacement de la délégation à Helsinki.

* 34 Du fait notamment du caractère dégressif du système d'allocation qui conduit à suspendre ou supprimer toute allocation en cas de reprise d'un emploi, même pour une très courte durée, à temps très partiel ou peu rémunérateur.

* 35 En Finlande, le système de prestations et d'assurances sociales repose pour l'essentiel sur les 37 communes qui perçoivent à cet effet le produit d'un impôt proportionnel. Chaque commune est libre de déterminer, dans une certaine mesure, les prestations qu'elle offre à sa population. Ce système très décentralisé est néanmoins en voie de recentralisation, l'allocation de base versée pour le retour à l'emploi étant désormais versée par l'organisme de sécurité sociale KELA, et non plus par les communes.

* 36 Voir en annexe III le programme du déplacement de la délégation à La Haye et Utrecht.

* 37 Le taux de chômage aux Pays-Bas est inférieur à 6 % et le taux d'emploi atteint 73 %, avec des emplois à temps partiels très développés, notamment chez les femmes pour lesquelles ils représentent 80 % des emplois.

* 38 L'hypothèse de travail étant celle d'un revenu annuel de 8 200 € (représentant la moitié du montant du SMIC néerlandais), versé aux individus âgés de plus de 18 ans, nécessitant un financement par une flat tax de 57 %.

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