UN ENDETTEMENT RENDU INDOLORE PAR LA FAIBLESSE SANS PRÉCÉDENT DES TAUX D'INTÉRÊT SOUVERAINS

La France connaît, comme nombre d'autres pays, une situation inédite : les taux d'intérêt sont extrêmement faibles voire, pour certains émetteurs et certaines maturités, négatifs - ce qui signifie que le débiteur est payé pour s'endetter !

La réduction des taux d'intérêt en France ne résulte pas, bien au contraire, d'une amélioration de la signature française liée à la qualité de la politique budgétaire et fiscale. Elle s'explique avant tout par des facteurs économiques mondiaux et la politique monétaire accommodante menée par la Banque centrale européenne.

Elle permet à l'État de s'endetter sans en subir immédiatement les effets : ce caractère « anesthésiant » s'illustre ainsi dans le fait que le stock de dette a augmenté de 66 % entre 2008 et 2017 (soit un accroissement de 673 milliards d'euros) tandis que la charge de la dette a quant à elle baissé de 8 % (soit de 3,5 milliards d'euros au total) sur la même période.

1. Une diminution des taux d'intérêt très marquée pour l'ensemble des économies développées

Les taux d'intérêt qui s'appliquent à la dette souveraine émise par l'État sont aujourd'hui très bas . Comme le souligne un rapport de l'OCDE relatif à la dette souveraine des pays de l'OCDE, publié en 2016, « les taux d'intérêt [ sur la dette souveraine ] sont faibles par comparaison à de très nombreux points de référence historiques, à la fois en termes nominaux et réels. Ils sont faibles tant à court qu'à long terme et certains taux sont même négatifs » 2 ( * ) .

Ainsi, selon les données mensuelles de la Banque centrale européenne, les taux d'intérêt de long terme sur la dette publique française ont atteint un niveau plancher en août 2016 - ils s'élevaient alors à 0,15 % - et demeurent, depuis, à un niveau très inférieur aux taux constatés dans le passé . De 1993 à 2010, les taux d'intérêt de long terme sur la dette souveraine française (donnée mensuelle) s'élevaient en moyenne à 5,0 %. Depuis 2010, ils atteignent en moyenne 2,2 %, soit moins de la moitié.

Le constat est le même concernant la dette de court terme : les taux sont même devenus négatifs depuis l'année 2014.

Évolution du taux d'intérêt nominal sur la dette française souveraine
de long terme

(en %)

Source : commission des finances du Sénat (à partir des données de la Banque de France)

Ce n'est certes pas la première fois que les taux d'intérêt sur la dette souveraine française connaissent une inflexion à la baisse, y compris en termes réels : une analyse sur longue période fait apparaître une diminution marquée du taux réel des emprunts souverains français à dix ans depuis le début des années 1990.

Évolution du taux d'intérêt nominal, du taux d'intérêt réel
et de l'inflation en France

(en %)

Source : commission des finances du Sénat (à partir des données de la Banque de France et de l'Insee)

Cependant, comme le souligne la Banque des règlements internationaux dans son rapport annuel paru en 2016 3 ( * ) , la faiblesse actuelle des taux d'intérêt est inédite . Une analyse centrée sur la période la plus récente permet de voir que le mouvement marqué de baisse des taux d'intérêt débute, en France, en 2011 et se prolonge jusqu'à aujourd'hui.

Cette diminution des taux d'intérêt ne touche pas que la France : les autres pays de la zone euro et la plupart des émetteurs souverains dont la signature est jugée de bonne qualité ont connu une évolution similaire à la baisse - même si elle est, dans certains cas, de moindre ampleur. Ainsi, d'après le rapport annuel 2015-2016 de la Banque des règlements internationaux 4 ( * ) , à la fin du mois de mai 2016, environ 8 billions (milliards de milliards) de dollars de dette souveraine à long terme a été échangée à des taux d'intérêt moyens négatifs au niveau mondial . La réduction des taux d'intérêt touche tant l'Europe que les États-Unis ou le Japon.

Évolution des taux d'intérêt de six pays de l'OCDE depuis 1991

(en %)

Source : OCDE (2016)

Cette réduction des taux d'intérêt n'est pas non plus propre aux émetteurs souverains . En effet, les entreprises du secteur privé s'endettent elles aussi à des taux très faibles : ainsi, l'entreprise pharmaceutique Sanofi a emprunté à taux négatif en septembre 2016 5 ( * ) . Les ménages connaissent aussi un environnement de taux bas, qui a d'ailleurs eu des conséquences sur le marché immobilier.

Le fait que la baisse des taux concerne de nombreux pays et différents secteurs de l'économie témoigne du fait qu'elle n'est pas liée à la qualité de la politique budgétaire et économique mise en oeuvre par la France depuis plusieurs années. En d'autres termes, les principaux facteurs explicatifs de la diminution des taux d'intérêt sur la dette souveraine sont largement extérieurs à l'action des pouvoirs publics français .

2. Une baisse qui ne résulte pas, bien au contraire, de la politique budgétaire française

De nombreux facteurs interagissent pour conduire au contexte actuel de faibles taux d'intérêt .

Il faut d'abord noter que la diminution des taux d'intérêt observée depuis le début des années 1990 s'explique pour partie, en Europe, par la mise en place de la monnaie unique européenne : les dix premières années d'existence de l'euro ont vu un alignement à la baisse des taux d'intérêt souverains de la quasi-totalité des pays de la zone . La convergence des taux d'intérêt souverains à long terme faisait d'ailleurs partie des critères dits de Maastricht devant favoriser la coordination des politiques budgétaires et fiscales des différents États membres afin d'assurer la cohérence de la zone monétaire.

Un premier ajustement des taux à la hausse a suivi la faillite de la banque américaine Lehman Brothers en septembre 2008. Après une brève amélioration, la crise des dettes souveraines a débuté à la fin de l'année 2009 avec l'annonce, par le Premier ministre grec Georges Papandreou, de graves problèmes financiers touchant la Grèce dont le déficit public s'avérait deux fois plus important que les estimations initiales.

La perception du risque souverain des pays de la zone euro par les investisseurs a connu à partir de la fin de l'année 2009 un renversement brutal , conduisant à une hausse importante et soudaine de l'écart de taux entre les pays jugés fragiles et l'Allemagne, l'émetteur de référence de la zone euro. La crise s'est accentuée et étendue en 2011 et 2012. La note de la France a été abaissée une première fois en janvier 2012 (par l'agence Standard & Poor's ), puis une deuxième fois en novembre 2013 (par la même agence, suivie par les autres agences de notation en 2014 puis en 2015). Au total, la note de notre pays est passée de AAA (la meilleure note possible) à AA.

La crise des dettes souveraines a peu à peu été maîtrisée , notamment en raison de la politique monétaire non conventionnelle de la Banque centrale européenne qui a mis en place des programmes de rachats d'actifs dès la fin de l'année 2014 (voir encadré ci-après), de l'absence de réalisation de certains risques anticipés par les investisseurs (comme la sortie d'un État de la zone euro) et d'un renforcement des procédures de suivi de la politique budgétaire et fiscale des États membres.

À la hausse des taux d'intérêt sur les titres souverains européens en 2010-2013 a succédé une baisse marquée , dont les facteurs d'explication sont multiples.

Tout d'abord, les fondamentaux économiques de la zone euro sont restés pendant plusieurs années au point mort . L'inflation a décru depuis 2011 jusqu'en 2015 dans les principales économies de la zone euro et certains pays, comme la Grèce ou l'Espagne, ont même connu des épisodes de déflation.

Sur le plus long terme, comme l'explique l'Agence France Trésor dans sa réponse au questionnaire du rapporteur spécial, « le meilleur contrôle de l'inflation [...] résulte de multiples facteurs, souvent structurels (évolution démographique, réformes ayant eu pour effet de réduire les mécanismes d'indexation automatique, ouverture des marchés et intensification de la concurrence, enfin l'insertion dans le commerce international de pays à faible coût de production) sans oublier l'émergence de banques centrales plus indépendantes et qui ont graduellement fait de la maitrise de l'inflation leur objectif principal ».

Cette tendance à la baisse a été renforcée par l'évolution du cours du pétrole qui a lui aussi connu une chute significative à partir de 2014 , ce qui peut s'expliquer à la fois par le ralentissement de la croissance chinoise et des pays émergents, le développement de la production non conventionnelle de pétrole et la stratégie des pays producteurs de l'OPEP. En France, le taux d'inflation calculé par Eurostat devrait s'élever à 0,3 % en 2016. La croissance est également restée faible et devrait s'élever, au sein de la zone euro, à 1,8 % en 2016.

En outre, face au risque de déflation, la Banque centrale européenne est allée plus loin que le seul abaissement de ses taux directeurs et elle a choisi de mettre en place une politique monétaire dite « non conventionnelle » de soutien à l'activité au sein de la zone euro . La BCE rachète des titres de dette privée et publique afin de soutenir les marchés financiers et d'assurer que les acteurs de l'économie disposent de liquidités suffisantes pour permettre un redémarrage de l'investissement et de la consommation.

Ces achats massifs - la BCE a déjà consacré plus de 1 800 milliards d'euros à son programme d'assouplissement quantitatif - contribuent à faire baisser les taux car ils augmentent la demande de titres de dette souveraine.

Le programme d'achat d'actifs de la Banque centrale européenne

Le programme d'achats d'actifs de la BCE ( Asset Purchase Programme ou APP) est composé de quatre volets :

- un programme d'achats d'obligations sécurisées ( Covered bond purchase programme 3 ou CBPP3), mis oeuvre depuis le 15 octobre 2014, tendant à faciliter le fonctionnement du marché monétaire européen ;

- un programme d'achats de titres adossés à des actifs ( Asset Backed Securities ou ABS) lancé le 21 novembre 2014 visant à aider les banques à diversifier leurs sources de financement et à stimuler le crédit privé ;

- un programme d'achats d'obligations privées ( Corporate Sector Purchase Programme ou CSPP) existant depuis le 8 juin 2016 afin d'apporter un soutien plus direct au financement des entreprises ;

- et un programme d'achats de titres publics ( Public Sector Purchase Programme ou PSPP) lancé le 9 mars 2015.

Les achats de titres publics et privés s'élèvent à environ 60 milliards d'euros par mois depuis avril 2017 (ils atteignaient également 60 milliards d'euros de 2014 à avril 2016 et 80 milliards d'euros d'avril 2016 à avril 2017). Au total, la BCE avait procédé, à la fin du mois d'avril 2017, à l'achat de titres pour 1 834,4 milliards d'euros, dont plus de 80 % de titres publics .

Le programme d'achats de titres publics recouvre à la fois des titres souverains, des titres publics émis par des administrations nationales locales et sociales (par exemple, en France, la Cades, l'Agence France Locale, ou encore la Sfil sont éligibles au PSPP) et des titres émis par des entités supranationales (par exemple la Banque européenne d'investissement). La BCE procède à environ 20 % des achats ; le reste est effectué par les banques centrales nationales.

Les titres publics doivent tous respecter plusieurs critères pour être éligibles au programme d'achats de l'Eurosystème (qui comprend la BCE et les banques centrales nationales) : leur maturité résiduelle doit être comprise entre 2 et 30 ans (pas de titres de court terme ni de très long terme) et l'Eurosystème ne peut pas détenir plus de 33 % d'une ligne obligataire émise par une autorité nationale (50 % dans le cas d'une autorité supranationale).

En ce qui concerne la dette souveraine , la répartition des achats entre les États membres de la zone euro est, en principe, proportionnelle à la participation de chaque État au capital de la BCE (soit environ 26 % pour l'Allemagne, 21 % pour la France, 18 % pour l'Italie...).

En réalité, les volumes d'achats sont adaptés selon le contexte financier et la France est surreprésentée par rapport à sa part dans le capital : 21,5 % des titres souverains achetés dans le cadre du PSPP sont français, soit une déformation de 2,4 points au regard de la répartition théorique. Les autres pays faisant l'objet d'achats plus importants que prévu sont l'Italie (+ 2 points) et, de façon beaucoup moins marquée, l'Espagne (+ 0,6 point), la Belgique (+ 0,4 point), l'Autriche (+ 0,3 point) et les Pays-Bas (+ 0,2 point).

Source : commission des finances du Sénat

Les taux d'intérêt européens ont également probablement été influencés par la situation outre-Atlantique : la Réserve fédérale américaine avait mis en oeuvre une politique d'assouplissement quantitatif dès 2008 et a procédé dans ce cadre à l'achat de titres privés et publics pour plus de 3 500 milliards de dollars (soit environ 3 220 milliards d'euros), tout en abaissant simultanément ses taux directeurs à des niveaux proches de zéro.

Les obligations souveraines auraient également bénéficié de la constitution d'importantes réserves de change dans les pays émergents , en particulier asiatiques 6 ( * ) .

Doit également être pris en compte, du côté des investisseurs privés, le phénomène de « fuite vers la qualité » : dans un contexte économique mondial fragile et parfois tangent, les acheteurs tendent à se reporter vers des actifs jugés sûrs - c'est-à-dire émis par des débiteurs solvables - et liquides. Or la France est l'un des principaux émetteurs de la zone euro et sa stratégie d'émission vise à garantir la liquidité de chacun des points de la courbe des taux. Au surplus, l'émetteur souverain français bénéficie encore d'une notation de bon niveau (AA). Sa dette est donc perçue comme sûre et liquide. Dans la mesure où elle est un peu mieux rémunérée (donc moins chère) que la dette souveraine allemande, la dette de l'État français est donc encore attractive pour de nombreux investisseurs.

Enfin, les nouvelles règles pesant sur les établissements financiers et les assureurs suite à la crise de 2008 jouent également un rôle : elles contraignent ces acteurs économiques à détenir des actifs jugés « sûrs » en proportion accrue par rapport à la situation antérieure à la mise en place de ces régulations. Or les titres de dette souveraine sont définis comme plus sûrs que les obligations privées : les acteurs financiers n'ont donc d'autre choix que de procéder à des achats importants de titres souverains afin de respecter les ratios des accords de Bâle. Cela ne va d'ailleurs pas sans créer des interrogations quant à la soutenabilité d'un tel modèle et au traitement prudentiel du risque souverain , qualifié par certains analystes de « boîte de Pandore » 7 ( * ) au regard de règles qui paraissent pour l'heure particulièrement avantageuses et dont la remise en cause est malaisée pour des raisons à la fois économiques (pression supplémentaire sur les établissements financiers) et politiques 8 ( * ) .

Au total, la baisse des taux d'intérêt n'est pas liée au redressement de la situation économique française et à l'amélioration de la signature de l'État , mais bien à l'interaction de nombreux facteurs qui pourraient, d'un jour à l'autre, se retourner et provoquer une hausse.

3. Une situation qui permet à l'État de s'endetter sans en subir immédiatement la charge budgétaire

La faiblesse des taux d'intérêt à l'émission permet de réduire la charge de la dette pesant sur le budget de l'État, malgré une augmentation du stock de dette . Comme le montre le graphique ci-dessous, alors que le stock de dette a augmenté de 66 % entre 2008 et 2017 (soit un accroissement de 673 milliards d'euros), la charge de la dette a quant à elle baissé de 8 % (soit de 3,5 milliards d'euros au total) sur la même période.

Évolution comparée de l'encours et de la charge de la dette
souveraine française depuis 2008

(en milliards d'euros)

Note de lecture : l'encours se lit par rapport à l'échelle de gauche, la charge sur celle de droit. Les chiffres indiqués pour l'année 2017 sont prévisionnels.

Source : commission des finances du Sénat (à partir des données des projets et rapports annuels de performances de la mission « Engagements financiers de l'État »)

Ainsi, le taux apparent (ou implicite) 9 ( * ) de la dette de l'État est passé de 6 % en 2000 à 2 % en 2016 . Si le taux apparent de 2016 s'était maintenu au niveau de 2010, la charge d'intérêt de la dette souveraine française aurait été supérieure de 19 milliards d'euros à son niveau actuel ! Au total, la baisse des taux a permis à la France d'économiser près de 67 milliards d'euros depuis 2010 .


* 2 OCDE, Sovereign Borrowing Outlook , 2016, p. 23 : « Interest rates are low, by many different historical standards, both in nominal and in inflation-adjusted terms. They are low both at the short and the long end, and some rates are even negative » (traduction de la commission des finances du Sénat).

* 3 Bank of International Settlements (BIS), 86 th Annual Report , Bâle, 26 juin 2016, p. 31 : « Such low levels of interest rates and yields are in most respects historically unprecedented ».

* 4 Ibid. , p. 29.

* 5 Denis Cosnard, « Sanofi première société française payée pour s'endetter », Le Monde , 7 septembre 2016.

* 6 C'est la thèse connue sous le nom de « Saving Glut » notamment défendue par l'ancien président de la Réserve fédérale américaine, Ben Bernanke.

* 7 A. Cochey et S. Shohet, « Le traitement prudentiel du risque souverain : une nouvelle boite de Pandore ? », Revue Banque , Paris, 10 février 2017.

* 8 William Coen, secrétaire général du Comité de Bâle, a déclaré devant la commission des finances du Sénat le 22 février 2017 que : « Le Comité de Bâle a également étudié de près la dimension du risque souverain dans ses évaluations. Ce travail a été achevé et l'étape suivante amènera celui-ci à en tirer les conclusions. Quand ? Je ne peux pas vous le dire, mais je peux en tout cas vous dire que le GHOS se saisira de cette question » (compte-rendu disponible en ligne sur le site du Sénat).

* 9 Pour une définition du taux apparent, se référer à l'annexe du présent rapport.

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