LES QUESTIONS EN SUSPENS

LES CHAÎNES DE SOUS-TRAITANCE

Dans le texte initial, la Commission européenne proposait qu'un État membre puisse imposer à l'ensemble de la chaîne de sous-traitance les mêmes règles de rémunération que celles qui lient le contractant principal, même si ces dispositions résultent d'une convention d'application non générale. Ainsi, si la loi nationale prévoit que le contractant ne peut sous-traiter qu'à des entreprises qui respectent la convention en matière de rémunération, l'État d'accueil aurait pu appliquer la même règle au sous-traitant issu d'un autre État membre. Les sous-traitants auraient donc dû, quel que soit leur rang dans la chaîne de sous-traitance et quel que soit l'État membre d'établissement, rémunérer les salariés au niveau de la rémunération du pays d'accueil. La Commission prend de la sorte acte d'un arrêt de la Cour de justice de novembre 2015 aux termes duquel la participation à un marché public pouvait être subordonnée à l'engagement à verser un salaire minimum, notamment lorsqu'il y a recours à un sous-traitant 19 ( * ) . La mesure n'était, par ailleurs, pas limitée aux marchés publics mais pouvait s'appliquer à des relations contractuelles privées.

La rédaction retenue par la Commission autorisait les États à le faire sans les y obliger. Il était, par ailleurs, possible de s'interroger sur la chaîne de sous-traitance elle-même. Ainsi, un donneur d'ordre dans le secteur de la construction peut-il imposer les conventions collectives à une entreprise de gardiennage à qui il a sous-traité la surveillance du chantier ?

Ces questions méritaient d'être précisées plus que d'être évacuées, puisque les dispositions n'ont, finalement, pas été retenues. Le recours à une chaîne de sous-traitance développée pourra donc continuer à constituer une des principales entorses à l'application du régime du détachement, et contribuer à l'émergence de « sociétés boîte aux lettres » (cf infra ) 20 ( * ) .

LA LUTTE CONTRE LES « ENTREPRISES BOÎTE AUX LETTRES » ET LEURS DÉCLINAISONS

La qualification de « société boîte aux lettres » renvoie à plusieurs réalités en matière de détachement. On peut distinguer trois cas :

- la société « coquille vide », qui n'exerce aucune activité significative dans son pays d'origine mais qui oeuvre plutôt de façon permanente et stable dans le pays d'accueil en étant moins chère que ses concurrentes. Ces entreprises sont en situation de défaut d'établissement puisqu'elles devraient en fait être immatriculées au registre du commerce du pays où elles exercent réellement leurs activités et être affiliées au régime de sécurité sociale de celui-ci ;

- la société « réservoir de main-d'oeuvre », qui n'exerce pas réellement d'activité significative dans son pays et se contente de détacher des travailleurs auprès d'une autre société, sans pour autant se présenter comme une entreprise de travail intérimaire. Il s'agit là de prêt de main-d'oeuvre à but lucratif, ce qui est formellement interdit par la législation française notamment ;

- la « société boîte à lettres », qui n'exerce aucune activité réelle dans le pays où elle est affiliée. Il s'agit d'une pure société de domiciliation utilisée par une entreprise issue d'un autre pays où les cotisations sociales sont plus élevées. L'entreprise-mère met ensuite en place un faux détachement ;

- les faux indépendants : les travailleurs recrutés dans ce cadre exécutent des tâches qui peuvent être requalifiées comme emploi salarié. Ils n'exercent, par ailleurs, aucune activité dans leur pays d'origine.

Aux termes de l'article 4 de la directive d'exécution de 2014, les autorités des pays d'accueil peuvent demander un certain nombre d'éléments en vue d'apprécier si l'entreprise qui détache ses salariés exerce réellement une activité substantielle dans le pays où elle est affiliée. Elle prévoit un faisceau d'indices (lieu d'établissement du siège, lieu de recrutement, lieu d'exercice de l'activité, nombre de contrats exécutés ou montant du chiffre d'affaires réalisé dans l'État d'établissement) destiné à vérifier la réalité de l'activité des sociétés. La notion d'activité substantielle reste cependant relativement imprécise. Afin de prévenir le recours à de faux détachements, il paraissait nécessaire, comme l'avait déjà demandé le Sénat en 2016, d'aller plus loin en imposant, dans la directive, des critères quantifiables : le chiffre d'affaires annuel d'une entreprise dans un pays d'accueil ne devrait pas dépasser 25 % de son chiffre d'affaires annuel.

La lutte contre le recours aux « sociétés boîte aux lettres » peut cependant passer par un autre biais. La Commission européenne a, en effet, présenté, le 25 avril dernier, une proposition de directive visant les transformations, fusions et scissions transfrontalières d'entreprises 21 ( * ) . Le débat à venir sur ce texte doit constituer l'occasion d'inscrire, dans le droit européen, qu'une société européenne ne peut être autorisée à localiser ou à transférer son siège social dans un État membre où elle n'a aucune véritable activité économique. Il convient de parvenir à une véritable harmonisation en la matière, au regard notamment de la jurisprudence récente de la Cour de justice de l'Union européenne.

Dans un arrêt rendu en avril 2018, la Cour a, en effet, considéré que la liberté d'établissement est applicable en cas de transfert du siège statutaire seul, sans déplacement du siège réel, d'un État membre à un autre si ce dernier accepte l'enregistrement d'une société alors même que cette dernière n'y exerce aucune activité économique 22 ( * ) . L'article 49 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) sur la liberté d'établissement n'exige pas, dans ce cas, l'exercice d'une activité économique comme condition préalable à son applicabilité. La Cour estime, en outre, qu'en l'absence d'harmonisation, les États membres sont compétents pour décider du lien de rattachement d'une société à leur droit national, et donc pour appliquer leurs propres conditions aux sociétés entrantes. La Cour rappelle enfin que le fait d'établir le siège, statutaire ou réel, d'une société en conformité avec la législation d'un État membre dans le but de bénéficier d'une législation plus avantageuse n'est pas, en soi, constitutif d'abus.


* 19 Arrêt CJUE du 17 novembre 2015 RegioPost GmbH & Co. KG contre Stadt Landau in der Pfalz.

* 20 Le droit français transfère au donneur d'ordre ou au maître d'ouvrage la charge de déclarer les salariés détachés de leurs sous-traitants si ces derniers ne l'ont pas fait, sous peine de sanction. Il doit également déclarer un accident du travail concernant un salarié détaché. Le législateur a également mis en place un dispositif de responsabilité solidaire entre le donneur d'ordre et l'un de ses sous-traitants qui ne règle pas la totalité des rémunérations dues. La responsabilité est notamment financière. Ce mécanisme s'applique à tous les secteurs professionnels. La responsabilité pèse sur les maîtres d'ouvrage et l'ensemble des donneurs d'ordre, la chaîne de sous-traitance n'étant pas limitée au seul cocontractant. Le législateur a également prévu un devoir de diligence pour le donneur d'ordre ou le maître d'ouvrage qui, alerté par un agent de contrôle, devra alors prendre les mesures nécessaires. La responsabilité solidaire n'est, par ailleurs, engagée qu'à la demande d'un agent de contrôle.

* 21 Proposition de directive modifiant la directive (UE) 2017/1132 en ce qui concerne les transformations, fusions et scissions transfrontalières (COM(2018) 241 final), 25 avril 2018.

* 22 Arrêt CJUE du 25 octobre 2017, affaire C-106/16 Polbud-Wykonawstwo sp. z o.o.

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