IV. LES ENJEUX ÉNERGÉTIQUES ET ENVIRONNEMENTAUX

Comme il a été vu en première partie, les principales blockchains publiques, telles que Bitcoin et Ethereum reposent sur la preuve de travail . Elles supposent donc une compétition mondiale de puissance de calcul afin d'effectuer un maximum de fonctions de hachage. Ces concours de calcul sont réitérés à des intervalles donnés : soit dix minutes pour le bitcoin et quinze secondes pour l'ether. La somme gagnée par un mineur est proportionnelle à sa puissance de calcul.

Pour Jean-Paul Delahaye, le bitcoin, et cela vaut pour ses avatars, est « comme un château gonflable pour les enfants : il ne tient que si vous dépensez sans cesse de l'électricité pour le maintenir gonflé. L'or n'a pas besoin d'être maintenu. Il tient tout seul, du fait des lois physiques ».

Cette course se traduit par une augmentation presque exponentielle du nombre de hashs effectués, qui s'observe en suivant la croissance du taux de hachage ( hashrate ) des différentes cryptomonnaies. Face à l'explosion des cours, la réduction par deux tous les quatre ans des récompenses de minage (appelée « halving ») 45 ( * ) prévue par le protocole de Nakamoto apparaît nettement insuffisante pour jouer son rôle de régulation de la compétition. Entre le 6 juin 2016 et le 6 juin 2018, le hashrate journalier du bitcoin est ainsi passé de 1,6 x 10 18 à 39 x 10 18 hashs par seconde 46 ( * ) .

Ce besoin en puissance de calcul se traduit directement en une consommation électrique considérable . Son estimation fait l'objet de débats, mais, contrairement à ce qui est régulièrement défendu, notamment par des promoteurs du bitcoin, une estimation minimale exprimée avec certitude est toutefois réalisable .

Les blockchains posent donc les questions essentielles de leurs impacts énergétiques et environnementaux , compte-tenu des besoins considérables en électricité des blockchains fondées sur la preuve de travail.

A. PLUSIEURS MÉTHODES D'ESTIMATION

Par définition, ni le nombre ni l'identité des mineurs ne sont connus, et ceux-ci ne communiquent pas sur leur consommation énergétique afin de ne pas orienter leurs concurrents. En conséquence, la consommation énergétique des principales blockchains ne peut que faire l'objet d'estimations, selon différentes méthodes.

Une des principales variables pour le calcul de la consommation énergétique réside dans les écarts considérables d'efficacité entre les machines utilisables pour le hachage .

Pendant longtemps, une simple carte graphique d'ordinateur personnel a pu suffire à miner des bitcoins, mais la situation est devenue bien différente désormais avec des calculateurs conçus uniquement à cette fin, à l'instar des circuits électroniques dédiés appelés ASIC ( Application Specific Integrated Circuit ).

Un taux de hachage de 14 terahashs/s peut ainsi être fourni par un seul appareil Antminer S9 utilisant des processeurs ASIC d'une puissance de 1 372 W, ce qui est l'équivalent de la puissance de cacul d'un demi-million de processeurs de consoles Playstation 3, soit une consommation totale de 30 MW 47 ( * ) . Le prix de chacune de ces machines est de 1 400 dollars sur Amazon en mai 2018.

Cet appareil, qui était le plus performant au premier semestre 2018, devrait se faire supplanter par une nouvelle génération de produits, tels que le DragonMint T1 qui contient des puces ASIC fabriquées par Samsung 48 ( * ) .

Un appareil Antminer S9

Source : wikimedia.org

L'étude de Garrick Hileman et Michel Rauchs « Global Cryptocurrency Benchmarking Study », conduite dans le cadre de l'Université de Cambridge en 2017, a permis de mieux saisir l'état de la situation en enquêtant directement auprès de 144 mineurs différents dans 38 pays 49 ( * ) .

Les pools de mineurs, vus en première partie de ce rapport, sont devenus de véritables usines de calcul , de taille impressionnante comme l'illustrent les clichés suivants. L'expression de « ferme » de minage prend ici tout son sens.

L'intérieur et l'extérieur d'une « ferme » de minage

Source : Kncminer

Pour calculer la consommation électrique des blockchains , vos rapporteurs présentent ici trois méthodes d'estimation appliquées au bitcoin , qui reste, de loin, la principale cryptomonnaie en termes de capitalisation. Afin d'obtenir la consommation énergétique totale de l'ensemble des blockchains utilisant la preuve de travail (POW), les raisonnements seraient les mêmes. Pour l'estimer, Jean-Paul Delahaye préconise de multiplier la consommation du bitcoin par un coefficient compris entre 1,5 et 2 , afin de couvrir la consommation de toutes les cryptomonnaies utilisant la preuve de travail.

1. La méthode économique : 45 à 200 TWh/an

Cette méthode donne lieu aux résultats les plus relayés , car elle est utilisée par le site internet Digiconomist , très consulté 50 ( * ) . Elle est guidée par le principe qu'un mineur est prêt à dépenser la majorité de ce qu'il gagne grâce à la rémunération du système en ne conservant qu'une marge.

La méthode économique de calcul de la consommation énergétique du bitcoin

Source : digiconomist.net

Les données nécessaires sont :

- le prix du bitcoin (que l'on nommera B) ;

- le rapport dépense/gain jugé acceptable par un mineur (RDG) qui doit être estimé ;

- le pourcentage de la dépense consacrée à acheter de l'électricité (PE), car le mineur est aussi soumis, entre autres, à des dépenses d'infrastructure et d'entretien ;

- le prix de l'électricité (EL) qui peut être très variable selon les régions et pays ;

- le revenu annuel dû aux frais de transactions (RC) qui a pu croître jusqu'à 20 % en décembre 2017 lors du dernier grand pic du prix du bitcoin. Ici, il sera considéré comme négligeable ;

- le coefficient d'atténuation (CA), qui sert à anticiper ce qui va se passer dans les mois qui viennent en prenant en compte le fait que le réseau n'ajuste pas instantanément sa puissance au cours du bitcoin. Si le bitcoin vient d'augmenter. Ce coefficient sera évalué à 0,75 ou 0,5, tandis que si le bitcoin est stable ou vient de baisser, il sera fixé à 1.

Malgré sa précision, ce calcul ne prend pas en compte le fonctionnement général des fermes de minage qui est souvent opaque, l'électricité nécessaire pour fabriquer les outils de minage, qui, dans le cas du bitcoin, sont dédiés à cet usage exclusif, et l'électricité dépensée par les ordinateurs et smartphones des détenteurs de comptes qui ne participent pas directement à la gestion du réseau.

La formule à appliquer est la suivante, avec le détail des différentes étapes de sa construction.

Formule d'estimation de la consommation du bitcoin selon la méthode économique

Source : Présentation de Jean-Paul Delahaye

À partir des paramètres retenus, il est possible d'effectuer deux calculs selon que l'on retient des hypothèses optimistes (d'une part, le rapport dépense/gain ainsi que le pourcentage des dépenses consacré à l'électricité sont faibles, d'autre part, le coefficient d'atténuation et le prix de l'électricité sont forts), ou pessimistes (à l'inverse, d'une part, le rapport dépense/gain ainsi que le pourcentage des dépenses consacré à l'électricité sont forts, d'autre part, le coefficient d'atténuation et le prix de l'électricité sont faibles).

Estimation de la consommation du bitcoin selon la méthode économique, le 4 juin 2018

Source : Présentation de Jean-Paul Delahaye

Appliqué à l'ensemble des cryptomonnaies, ce mode de calcul aboutirait, selon le coefficient multiplicateur utilisé, à une valeur comprise entre 45 et 200 TWh/an (voir tableau ci-avant).

Cette méthode a l'intérêt de permettre une anticipation de la quantité d'électricité nécessaire pour la blockchain du bitcoin si celui-ci atteignait un certain volume financier, comme celui du dollar, ou de l'or. Ainsi l'ensemble de l'or dans le monde représentant 6 000 milliards de dollars, il faudrait multiplier la consommation du bitcoin, qui vaut aujourd'hui 127 milliards de dollars, par 50, ce qui donnerait une valeur comprise entre 1 500 et 5 000 TWh/an, soit près d'un cinquième de la consommation électrique totale mondiale (24 000 TWh).

Cependant, selon Jean-Paul Delahaye, il n'est pas pertinent de comparer le minage de l'or à celui des bitcoins . En effet, s'il n'est plus miné, l'or se « maintient » tout seul du fait des lois physiques. En revanche, sans un minage exigeant une consommation continue d'électricité, le système bitcoin, plus précisément sa résistance aux attaques 51 %, s'effondre.

2. La méthode « Bévand » : 60 à 80 TWh/an

Théoriquement plus rigoureuse car fondée sur l'évaluation de la répartition et du nombre des outils utilisés dans chaque catégorie pour atteindre la puissance du réseau, cette méthode élaborée par Marc Bévand n'est pas plus précise que la première car les données de base sont très difficiles à réunir et ne sont donc connues qu'avec une grande imprécision.

Cette méthode exige effectivement de connaître :

- la puissance du réseau et le cours du bitcoin , qui sont connus avec une bonne précision ;

- le prix de l'électricité , qui est très variable géographiquement et suppose de connaître la localisation de tous les mineurs ;

- et la liste des outils de minage utilisés , avec leur consommation électrique par hash produit, ainsi que le nombre d'outils pour chaque catégorie . Cette donnée est presque impossible à obtenir.

En mars 2017 Marc Bévand donnait une fourchette comprise entre 4,12 et 4,73 TWh/an. Sachant que depuis 2017 le taux de hachage du réseau a été multiplié par 10, tout en prenant en compte une certaine amélioration de l'efficacité des machines de minage, on obtiendrait, selon cette méthode, une consommation proche de 40 TWh/an aujourd'hui pour le bitcoin, soit entre 60 et 80 TWh/an pour l'ensemble des cryptomonnaies (voir tableau ci-avant).

3. La méthode de calcul d'un minimum : 46,5 à 62 TWh/an

Une estimation minimale de la consommation énergétique peut être réalisée en partant des performances de la machine la plus efficace du marché, que l'on suppose être utilisée par l'ensemble des mineurs.

Seules deux données sont nécessaires pour réaliser le calcul :

- la puissance du réseau en nombre de hashs/s (soit, 36*10 18 Ghashs/s le 2 juin 2018) ;

- l' efficacité électrique de l'outil de minage le plus efficace , aujourd'hui Antminer S9 (13,5*10 12 hashs/s pour une consommation de 1 323 W).

Il n'est pas nécessaire en revanche de connaître le prix de l'électricité ni le pourcentage de ses recettes que chaque mineur consacre à l'achat d'électricité.

Il suffit de diviser la puissance du réseau par le nombre de hashs/s produit par chaque machine, pour obtenir le nombre d'appareils nécessaires (2 666 000 unités). Puis de multiplier ce nombre par la consommation énergétique de chaque appareil, et d'extrapoler cette consommation sur une année, pour obtenir une valeur de 30,9 TWh/an . Appliqué à l'ensemble des cryptomonnaies, cette méthode conclurait, selon le coefficient multiplicateur utilisé, à une valeur comprise entre 46,5 et 62 TWh/an (voir tableau ci-avant).

Dans la note scientifique de l'Office publiée en avril 2018 , nous indiquions alors, avec le même calcul, obtenir une valeur de 24 TWh par an 51 ( * ) . Cette augmentation de plus de 6 TWh/an en deux mois illustre nettement la très forte dynamique de croissance de la consommation énergétique du bitcoin du fait de l'augmentation très rapide de la puissance du réseau.

Il convient de souligner qu'en tout état de cause ces calculs demeurent imprécis, ne prenant pas en compte tous les paramètres : ainsi l'énergie électrique de refroidissement, utilisée pour fabriquer les outils de minage et pour le fonctionnement des « mines » n'est pas prise en compte (question du PUE, Power Usage Effectiveness ). De même, il existe un « minage pirate », qui détourne frauduleusement les capacités de calcul d'ordinateurs connectés à internet. Il est impossible d'évaluer la quantité de minage issue de ce crypto-jacking .

Synthèse des résultats de consommation énergétique obtenus selon les trois méthodes de calcul

Méthode utilisée

Méthode économique

Méthode Bévand

Calcul minimal

Consommation du bitcoin

30 à 100 TWh/an

~40 TWh/an

31 TWh/an

Consommation totale des blockchains publiques estimation basse (coef. 1,5)

45 à 150 TWh/an

60 TWh/an

46,5 TWh/an

Consommation totale des blockchains publiques estimation haute (coef. 2)

60 à 200 TWh/an

80 TWh/an

62 TWh/an

Production moyenne d'un réacteur nucléaire

7 TWh/an

Source : OPECST, données au 2 juin 2018

Pour mémoire, Karl J. O'Dwyer et David Malone avaient montré, dans une étude publiée en 2014, que la consommation du réseau destiné au bitcoin se situait alors dans une fourchette entre 0,1 et 10 GW de puissance électrique et qu'elle serait probablement de l'ordre de grandeur de la consommation d'un pays comme l'Irlande, soit environ 3 GW 52 ( * ) .


* 45 Le protocole de Nakamoto prévoit en effet que la récompense en bitcoin attribuée à chaque mineur validant un bloc soit divisée par deux tous les 210 000 blocs, c'est-à-dire tous les 4 ans. Elle était ainsi de 50 bitcoins jusqu'en 2012, puis de 25 jusqu'en 2016, elle est aujourd'hui de 12,5 et passera à 6,25 en 2020. Elle est versée 100 blocs après validation.

* 46 https://bitinfocharts.com/

* 47 Alex de Vries, « Bitcoin's Growing Energy Problem », Joule 2.5 (2018) : 801-805.

* 48 Sa puissance de 1 200 W annoncée en 2017, correspondrait en réalité à 1 480 W après des tests conduits en avril 2018, soit 13.3 Gigahashs par watt (Gh/W) annoncé et 10.8 Gh/W en réalité, soit un gain de 4 % en réalité par rapport à Antminer S9, loin des 30 % annoncés initialement.

* 49 Cf. https://www.jbs.cam.ac.uk/fileadmin/user_upload/research/centres/alternative-finance/downloads/2017-global-cryptocurrency-benchmarking-study.pdf

* 50 Pour suivre l'estimation du Digiconomist au jour le jour : https://digiconomist.net/bitcoin-energy-consumption

* 51 Note scientifique de l'Office n° 4, « Comprendre les blockchains », avril 2018.

* 52 Cf. https://karlodwyer.github.io/publications/pdf/bitcoin_KJOD_2014.pdf

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