N° 733

SÉNAT

SESSION EXTRAORDINAIRE DE 2017-2018

Enregistré à la Présidence du Sénat le 26 septembre 2018

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication (1) sur l' avenir de l' audiovisuel public ,

Par Mme Catherine MORIN-DESAILLY,

Sénatrice

(1) Cette commission est composée de : Mme Catherine Morin-Desailly , présidente ; M. Max Brisson, Mme Catherine Dumas, MM. Jacques Grosperrin, Antoine Karam, Mme Françoise Laborde, MM. Jean-Pierre Leleux, Jacques-Bernard Magner, Mme Colette Mélot, M. Pierre Ouzoulias, Mme Sylvie Robert , vice-présidents ; MM. Alain Dufaut, Claude Kern, Mme Claudine Lepage, M. Michel Savin , secrétaires ; MM. Maurice Antiste, David Assouline, Mmes Annick Billon, Maryvonne Blondin, Céline Boulay-Espéronnier, Marie-Thérèse Bruguière, Céline Brulin, M. Joseph Castelli, Mmes Laure Darcos, Nicole Duranton, M. André Gattolin, Mme Samia Ghali, MM. Didier Guillaume, Abdallah Hassani, Jean-Raymond Hugonet, Mmes Mireille Jouve, Claudine Kauffmann, MM. Guy-Dominique Kennel, Laurent Lafon, Michel Laugier, Mme Vivette Lopez, MM. Jean-Jacques Lozach, Claude Malhuret, Christian Manable, Mme Marie-Pierre Monier, MM. Philippe Nachbar, Olivier Paccaud, Stéphane Piednoir, Mme Sonia de la Provôté, MM. Damien Regnard, Bruno Retailleau, Jean-Yves Roux, Alain Schmitz, Mme Dominique Vérien .

AVANT-PROPOS

Mesdames, Messieurs,

La commission de la culture, de l'éducation et de la communication a organisé, le 12 juillet 2018, un colloque sur le thème « Comment réenchanter l'audiovisuel public à l'heure du numérique ? », qui a rassemblé plus de 300 professionnels au cours de la journée.

Plusieurs enseignements peuvent être tirés de cette journée et tout particulièrement de l'étude d'opinion commandée par la commission à l'institut OpinionWay et de la première table ronde organisée sur le thème « Les missions du service public de l'audiovisuel en Europe à l'heure du numérique » à travers les interventions de Peter Boudgoust, président de la Südwestrundfunk (SWR) et de ARTE, Sir David Clementi, président de la BBC, Pascal Crittin, directeur de la radio télévision suisse (RTS), Anne Durupty, directrice générale d'ARTE France, Monica Maggioni, présidente de la RAI et Jean-Paul Philippot, administrateur général de la radio télévision belge francophone (RTBF).

Des médias publics français qui doivent davantage s'inspirer
des autres médias publics européens ?

Le colloque du 12 juillet a été l'occasion d'une présentation des résultats d'un sondage exclusif commandé par la commission de la culture, de l'éducation et de la communication à l'institut OpinionWay 1 ( * ) .

Parmi les enseignements de ce sondage mené dans cinq pays européens, la France se distingue par une faible identification des spécificités de ses médias publics par rapport aux médias privés. Si les Français reconnaissent que les programmes publics sont globalement plus « intelligents », ils estiment aussi que les médias publics manquent de dynamisme. Les personnes interrogées sont attachées à la gratuité du service public audiovisuel et à son rôle pour défendre les valeurs démocratiques et l'accès à une information fiable.

Si 80 % des Britanniques sont satisfaits de la BBC, seuls 56 % des Français le sont de l'audiovisuel public. Cet écart s'explique notamment par le sentiment de manque d'indépendance des médias publics français, à la fois vis-à-vis des puissances économiques compte tenu de la dépendance à la publicité et vis-à-vis des autorités politiques.

Parmi les pistes d'évolution, trois-quarts des sondés souhaitent pouvoir accéder aux programmes publics locaux de télévision et de radio sur une même plateforme et 70 % sont opposés à la suppression de la diffusion hertzienne de France 4.

A. La spécificité des missions de l'audiovisuel public

Dans le secteur des médias, la notion de mission fait référence à un besoin vital pour la communauté qui ne pourrait être atteint par la seule compétition entre acteurs privés sur le marché. Les échanges ont tout d'abord permis de rappeler qu'elle était inséparable d'une ambition forte, « parfois aux limites du réalisable » selon notre collègue André Gattolin.

1. Une mission de cohésion nationale

Cette mission s'accompagne d'une obligation d'universalité qui recouvre à la fois un objectif de couverture territoriale , la nécessité de diversifier les programmes pour toucher tous les publics et une accessibilité maximale par la gratuité des services.

Pour la présidente de la RAI, Monica Maggioni : « on ne peut avoir de sociétés réellement démocratiques là où seulement ceux qui peuvent payer ont accès à des produits de qualité, aidant à comprendre le monde, les sociétés » .

Enseignement n° 1 : l'universalité demeure l'objectif principal des médias publics européens. Elle implique un accès gratuit à l'ensemble des programmes du service public afin de se distinguer des plateformes par abonnement, des chaînes payantes et des chaînes gratuites privées qui font payer l'accès à leurs programmes de manière délinéarisées .

La BBC met également l'universalité au centre de son projet, notamment à travers la représentation de la diversité de la nation et des régions au sein du Royaume-Uni . Le groupe public britannique souhaite aussi « représenter tout le monde dans une société » .

Enseignement n° 2 : l'universalité implique aussi que les médias publics s'adressent à tous les publics sans distinction de territoires, d'opinions, de générations, d'origines... La dimension territoriale - ou locale - constitue une dimension fondamentale du service public de l'audiovisuel même si la dimension nationale demeure le cadre de référence des médias publics européens à l'exception d'ARTE qui se revendique comme le seul média européen .

2. Une mission d'éveil et d'enrichissement des publics

Cette mission d'éveil inscrit l'audiovisuel public en complément de l'éducation nationale. L'ambition culturelle et pédagogique doit idéalement traverser tous les programmes, qu'ils soient de nature informative, documentaire, fictionnelle ou divertissante. Cette aspiration prend aujourd'hui la forme d'une exigence de qualité de l'offre et d'une ambition en faveur de la création audiovisuelle nationale.

Cette exigence de qualité est aujourd'hui fragilisée par la fragmentation des audiences, la concurrence forte du privé et la priorité donnée à l'audience - et donc à la demande - à travers, par exemple, des programmes d' infotainment .

Enseignement n° 3 : l'éducation et la culture constituent le second grand objectif des médias publics européens . Elles incarnent bien la spécificité de ces médias qui ne doivent pas rechercher prioritairement l'audience mais plutôt viser à fortifier le jugement des citoyens.

Si la BBC constitue un élément de la nation britannique, c'est à la fois parce qu'elle cultive farouchement son indépendance vis-à-vis des gouvernements mais aussi parce qu'elle a pour premier objectif l'impartialité, la neutralité et la précision en termes d'information . Certains de ces programmes sont dédiés à l'éducation et la qualité constitue un impératif revendiqué. L'impartialité se traduit par un souci permanent de présenter l'ensemble des opinions sans prendre parti, ce qui a pu donner lieu à des reproches lors du référendum sur le « Brexit », partisans et opposants estimant que la BBC donnait trop d'importance au camp adverse.

Le président de la SWR, Peter Boudgoust considère, de même, que l'objectif doit être de permettre aux citoyens de former leur propre opinion en se fondant sur des faits, des théories et pas sur des fausses nouvelles.

Enseignement n° 4 : la confiance que les citoyens peuvent avoir dans les médias publics est étroitement liée au sentiment de neutralité et d'impartialité qu'ils peuvent inspirer. Alors que la BBC veille à présenter tous les points de vue sans prendre parti, les Français sont nombreux à considérer que les médias publics français ne sont pas impartiaux, ce qui peut limiter leur légitimité.

B. Le numérique : risque et chance pour le service public de l'audiovisuel

1. Des médias publics obligés de rechercher davantage le contact avec leurs publics

Le développement du numérique questionne à la fois l'offre et l'organisation de l'audiovisuel public face à une globalisation de l'offre des autres médias et une dérégulation.

La délinéarisation, en particulier, favorise une politique de la demande fondée sur le libre-service au détriment d'une politique de l'offre structurée par un cahier des charges.

Les médias publics ont conscience de l'enjeu numérique mais tardent à s'y adapter. Seul ARTE se considère déjà comme un média délinéarisé. La chaîne européenne a décliné une stratégie d'hyper-distribution qui lui permet de rajeunir fortement son audience (35 ans sur les réseaux sociaux contre 60 ans sur la télévision linéaire). Les programmes de la journée sont ainsi mis en ligne dès 5 heures du matin et 85 % des programmes sont européens.

Pascal Crittin, Directeur de la RTS, explique que les médias doivent maintenant être davantage dans une dimension horizontale et mettre plus de « demande » dans leur stratégie d'offre car « il y a un risque de perdre le public qui choisit indépendamment de la programmation et de la stratégie » .

Le contact avec le public commence dès la jeunesse. C'est pourquoi la BBC a conservé des programmes hertziens pour les moins de 12 ans. Le président de la BBC a fait part de sa surprise face à la suppression de la diffusion de France 4 car « les parents veulent des programmes faits sur-mesure pour les enfants ».

Enseignement n° 5 : le numérique accroît considérablement l'offre de programmes et oblige en conséquence les médias publics à se rapprocher de leurs publics. Dans cette perspective, le maintien d'une offre hertzienne à destination des plus jeunes apparaît essentiel pour construire une relation de long terme.

2. Une gratuité de l'accès aux programmes publics à préserver

Par ailleurs, le président de la BBC estime que l'accès aux programmes publics doit être gratuit même sur les plateformes numériques, au risque sinon de s'éloigner du principe d'universalité.

Enseignement n° 6 : l'accès gratuit aux programmes des médias publics constitue un principe fondamental pour les médias publics européens. Le respect de ce principe pose néanmoins la question des moyens financiers dont disposent ces médias en particulier pour acquérir et conserver les droits des programmes proposés.

C. La menace d'une remise en cause permanente des moyens et de l'indépendance

1. Pas d'audiovisuel public de qualité sans moyens suffisants garantis dans la durée

Pour la BBC, l'audiovisuel public de qualité a un coût de 150 livres par an. Le président de la SWR considère également que le premier objectif est de créer de bons programmes, ce qui représente un coût financé par une redevance universelle de 17,50 euros par mois. La publicité sur les chaînes publiques allemandes est par ailleurs strictement limitée à 20 minutes par jour ouvré avant 21 heures et interdite le week-end.

Une difficulté majeure tient au fait que les gouvernements ont décidé de réduire fortement les ressources de l'audiovisuel public. Elles baisseront ainsi de 700 millions d'euros en Allemagne au cours des 10 prochaines années.

En Suisse également, les moyens de l'audiovisuel public sont appelés à baisser, la redevance, de 380 euros en 2018, sera ramenée à 313 euros en 2019.

Jean-Paul Philippot, l'administrateur général de la RTBF rappelle qu' un quart des services publics européens ont connu, ces dix dernières années, des réductions budgétaires supérieures à 15 % .

Parallèlement à la baisse des financements publics, le modèle d'affaires fondé sur la publicité est remis en cause en raison de l'émergence des plateformes qui captent la publicité ainsi que certaines grandes chaînes étrangères.

Or ce sont les médias publics européens qui produisent le plus de contenus européens rappelle Pascal Crittin, le directeur de la RTS, selon lequel « c'est une question civilisationnelle. Les médias publics doivent soutenir ces créations originales chez eux, mais aussi entre eux, grâce à des alliances entre grands acteurs européens, ou encore à des synergies avec les médias francophones publics ».

Pour accomplir leurs missions, les médias publics ont besoin d'une indépendance complète, au niveau de la régulation, du financement et de la surveillance ainsi que d'un financement pérenne et constant. Pascal Crittin souligne à cet égard que « le financement ne doit pas varier au gré des budgets et des alliances politiques. Dans le cas contraire, le risque est que le service public s'exerce en fonction de la rentabilité ».

Jean-Paul Philippot insiste sur l'importance d'un financement stable. La redevance garantit le mieux la stabilité, la prévisibilité et l'indépendance.

Enseignement n° 7 : la stabilité dans le temps des ressources des médias publics est devenue une revendication largement partagée afin en particulier de garantir leur indépendance. Elle implique une modernisation de la ressource afin de la faire évoluer vers un impôt universel ne dépendant pas de la possession d'un téléviseur ainsi que des engagements pluriannuels afin de pouvoir développer des stratégies d'entreprise indépendamment des cycles électoraux. La redevance constitue une garantie fondamentale de l'indépendance de l'audiovisuel public contrairement aux financements au travers de dotations budgétaires.

Jean-Paul Philippot estime qu'il n'y a jamais eu aussi peu d'argent investi dans la création : « en 2017, les services publics ont investi 18 milliards d'euros en contenus, dont 80 % en contenus originaux locaux. Netflix a investi en 2017 au niveau mondial 5,5 milliards d'euros dont moins de 20 % en contenus originaux ». Pour le dirigeant de la RTBF « on est en train de dessiner le sens, l'importance et l'avenir du service public : une information indépendante, de qualité, de la production de contenus originaux, ancrés dans la réalité locale ».

Enseignement n° 8 : la production de programmes de qualité et d'une information de référence a un coût qui n'est pas compatible avec une baisse continue des moyens. Si des gains de productivité sont possibles et nécessaires, il est essentiel de garder à l'esprit que l'existence même d'un audiovisuel public est inséparable de la mobilisation de moyens suffisants pour lui permettre d'exercer ses missions.

L'indépendance est aussi menacée sur le plan politique dans plusieurs pays européens. Jean-Paul Philippot constate « un estompement de la norme par rapport à l'indépendance du service public dans le domaine de sa politique éditoriale, par rapport au caractère sacré de la sécurité et la liberté de travail des journalistes ».

2. Des réformes de structure indispensables inséparables d'une politique ambitieuse de formation des personnels

La réduction des moyens implique des réformes de structures. La RTBF a été réorganisée entre un pôle dédié à la production de contenus multimédias et un pôle dédié à la publication de ces contenus. Les effectifs ont baissé de 25 % en dix ans.

Pour notre collègue Jean-Pierre Leleux, rapporteur pour avis des crédits de l'audiovisuel : « la création d'une présidence commune doit permettre d'assurer l'indépendance du management vis-à-vis des interventions quotidiennes des tutelles politiques et administratives ».

Enseignement n° 9 : la réduction des dépenses de fonctionnement implique un rapprochement des structures pour constituer des groupes publics qui intègrent télévision, radio et numérique. Les mutualisations peuvent être recherchées en regroupant les moyens de production de contenu d'une part et les supports de diffusion d'autre part. L'irréversible transformation numérique doit être considérée comme une opportunité pour accélérer les réorganisations et les réallocations de moyens vers les investissements technologiques et les programmes.

Une transformation identique a été opérée en Suisse avec la fusion en 2010 de la radio et de la télévision, qui a donné lieu à une vraie politique de mobilité professionnelle et une formation « trimédias ». Pascal Crittin explique ainsi que grâce à la convergence de la radio, de la télévision et du numérique les équipes ont été rapprochées, l'entreprise a été reconstruite selon une organisation horizontale thématique.

Enseignement n° 10 : les restructurations rendues nécessaires pour adapter l'audiovisuel public aux nouveaux défis du numérique créent des inquiétudes chez les personnels. La mise en place de politiques de formation ambitieuses visant à favoriser la mobilité et la polyvalence sont indispensables pour permettre l'adhésion des personnels aux changements nécessaires.

Conclusion

L'avenir de l'audiovisuel public tient dans sa capacité à proposer une alternative à la standardisation d'une offre de plus en plus globale et anglo-saxonne, à coopérer avec les autres acteurs européens pour faire rayonner notre culture et promouvoir la production européenne, à privilégier l'explication et l'approfondissement pour lutter contre les manipulations de l'information tout en respectant une stricte neutralité politique et les différents points de vue.

Pour cela, des moyens suffisants doivent être garantis dans la durée afin de permettre de créer un consensus social en interne et une alliance avec les producteurs. Dans cette perspective, notre collègue David Assouline a appelé de ses voeux « un pacte entre le public et le privé français, entre les producteurs et les éditeurs » pour résister aux GAFAM.

La transformation numérique doit également avoir pour conséquence une transformation dans l'organisation afin de mieux intégrer les différents supports de diffusion au sein de groupes unifiés.


* 1 L'intégralité des résultats de cette étude est présentée en annexe du présent rapport.

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