II. UNE RECONFIGURATION DU RAPPORT DES GÉNÉRATIONS AU TRAVAIL

Comme le monde politique, le monde du travail est également un lieu de reconfiguration des liens intergénérationnels sous l'effet de plusieurs transformations structurelles

D'une part, les politiques d'élévation du taux d'emploi des séniors sont en train de faire basculer le fonctionnement du marché du travail d'une logique de partage intergénérationnel du travail à une logique de mise en concurrence des générations pour l'emploi.

D'autre part, les générations montantes sont porteuses d'attentes très fortes vis-à-vis du travail et assez sensiblement différentes de celles des générations précédentes. Or, ces valeurs portées par la jeunesse sont en opposition frontale avec les modes de gestion de la main-d'oeuvre qui se sont diffusés pendant les années 1990-2000. Cela conduit à s'interroger sur le scénario des ajustements à venir entre les attentes des salariés et les contraintes liées à la nature et à l'organisation du travail.

A. DU PARTAGE INTERGÉNÉRATIONNEL DU TRAVAIL À LA CONCURRENCE ENTRE GÉNÉRATIONS POUR L'EMPLOI : RISQUES ET OPPORTUNITÉS POUR LES SÉNIORS

1. La hausse du taux d'emploi des séniors marque l'abandon des politiques de partage intergénérationnel du travail33 ( * )

Jusqu'à la fin des années 1980, les politiques de l'emploi ont répondu à la hausse du taux de chômage et aux besoins de restructuration des entreprises en facilitant le retrait précoce du marché du travail des actifs les plus âgés. L'abaissement de l'âge de la retraite à 60 ans, un recours massif aux préretraites et la mise en place d'un dispositif de dispense de recherche d'emploi pour les chômeurs proches de la retraite ont ainsi conduit à une baisse forte et rapide du taux d'emploi des 55-64 ans dans notre pays au cours de la période 1975-2010. Ces politiques s'inscrivaient dans une logique de partage intergénérationnel du travail dans la mesure où l'on pensait qu'accélérer la sortie des générations anciennes du marché du travail permettrait aux jeunes d'y entrer plus facilement.

Les politiques de partage du travail entre les générations ont été abandonnées au tournant des années 2010 pour deux raisons :

- D'une part, il a été constaté qu'en dépit de la sortie précoce des séniors du marché du travail, les jeunes rencontraient toujours autant de difficultés d'insertion dans l'emploi. L'absence d'effet de vases communicants entre l'emploi des séniors et celui des jeunes était le signe que le chômage et la précarité de l'emploi des jeunes n'étaient pas structurellement liés à une « pénurie » des emplois, mais aux difficultés du modèle économique français à créer des emplois et de l'inadéquation entre l'offre de travail des jeunes et la demande des entreprises ;

- D'autre part, il a été progressivement reconnu que faire sortir la moitié d'une génération précocement de l'activité se traduisait par un coût excessif pour la collectivité : coût financier direct lié au financement des dispositifs de retraite et de préretraite, mais aussi impact économique à plus long terme dans la mesure où l'insuffisante mobilisation de la main-d'oeuvre et les prélèvements obligatoires générés le partage intergénérationnel du travail pesait in fine sur le niveau de la croissance potentielle.

La décision de supprimer les dispositifs incitant à quitter le marché du travail avant 60 ans et de durcir les conditions d'accès à une retraite à taux plein a rapidement produit des effets sensibles. Le taux d'emploi des 55-64 ans est passé de 37,9 % au début de 2008 à 48,9 % à la fin de 2015. La demande de travail des entreprises a donc réagi positivement pour absorber le surcroît d'offre de travail de séniors désormais maintenus sur le marché du travail.

Pour l'avenir, cette hausse du taux d'emploi des séniors devrait selon toute vraisemblance se poursuivre, car il existe un volant d'offre mobilisable encore important parmi les 60-64 ans. Jusqu'à présent en effet, le moteur principal de la hausse de l'emploi des séniors a été la suppression des dispositifs de départ anticipé. Malgré un contexte de crise économique, la tranche d'âge des 55-59 ans a vu son taux d'emploi s'envoler de 56 à 68 % entre 2007 et 2014. Ce taux est désormais comparable à celui des autres pays de l'OCDE. En revanche, bien qu'on assiste en France, depuis le début de la décennie, à une hausse de l'âge effectif moyen de départ à la retraite 34 ( * ) et à une hausse sensible, du taux d'emploi des 60-64 ans 35 ( * ) , le taux d'emploi sur cette dernière tranche d'âge demeure encore inférieur de 20 points (pour les hommes) à la moyenne de l'OCDE. Les plus fortes hausses de l'âge de départ à la retraite sont donc en réalité encore à venir. D'après les projections du Conseil d'orientation des retraites de juin 2015, cet âge pourrait passer de 61 ans actuellement à 64 ans en 2040.

2. L'emploi des séniors menacé par la transformation digitale des entreprises et l'émergence des nouveaux métiers

Le monde du travail est actuellement bouleversé par l'émergence d'un nouveau système technique et de nouveaux modèles d'organisation structurés autour des technologies digitales 36 ( * ) . Selon un rapport du Conseil d'orientation de l'emploi (COE) 37 ( * ) , environ 10 % des emplois actuels cumulent des vulnérabilités face aux changements techniques en cours, ce qui les menace de disparition (ce sont les « emplois exposés »). Par ailleurs, la moitié des emplois existants pourrait voir leur contenu notablement ou profondément transformé (ce sont les « emplois susceptibles d'évoluer »). Au total, selon le COE, le choc de la digitalisation pourrait ainsi avoir un impact direct sur environ 60 % des emplois dans notre pays. Pour faire face à ces changements, les défis en termes d'accompagnement du changement, d'adaptation des compétences, et donc de formation continue de la main-d'oeuvre, sont donc immenses.

En allant plus loin dans l'analyse, on voit que les emplois impactés par les changements liés à la transformation digitale de l'économie peuvent être classés en trois groupes 38 ( * ) :

- Les emplois qui nécessitent de posséder des compétences expertes dans les nouvelles technologies (dans le secteur des technologies elles-mêmes, mais aussi dans tous les secteurs économiques utilisateurs de ces technologies) ;

- Les emplois profondément recomposés par la révolution digitale qui requièrent de développer des compétences techniques nouvelles pour être exercés. Par exemple, les métiers de designer, de technicien de maintenance ou de garagiste se transforment profondément parce que l'arrivée du numérique change la manière de les exercer et donc les compétences requises pour les exercer ;

- Les emplois, très nombreux, dont l'exercice demandera désormais de mobiliser un surcroît de compétences qualifiées de « transversales » . Par cette expression, on désigne, d'une part, les compétences génériques qui s'appuient sur des savoirs de base (par exemple, la maîtrise de la langue, de l'écriture et des opérations arithmétiques 39 ( * ) ), d'autre part, des compétences qui correspondent à des aptitudes comportementales ou organisationnelles (capacité à résoudre les problèmes, travail en équipe, intelligence sociale, autonomie, capacité d'apprendre à apprendre...). Les travaux du COE montrent que plus l'environnement de travail est numérisé, plus la fréquence de sollicitation de ces compétences transversales augmente. L'écart de sollicitation entre un environnement non numérisé et un environnement très numérisé atteint par exemple 94 % pour la numératie et 54 % pour la littératie.

Si tout le monde n'a pas forcément besoin de devenir un expert ou un technicien pointu, une bonne maîtrise des compétences dites transversales constitue en revanche désormais un déterminant fondamental de l'employabilité dans tous les métiers, à tous les niveaux de qualification et à tous les âges. Or, parmi les 55-64 ans, voire les 50-64 ans, la maîtrise de ces compétences est moins répandue que dans les autres catégories d'âges, ce qui place les séniors dans une situation plus difficile pour effectuer le virage du numérique dans de bonnes conditions.

S'agissant par exemple des compétences cognitives de base, l'étude du COE montre que 13 % des actifs en emploi en France (soit 3,3 millions de personnes) sont en difficulté et 30 % (soit 7,6 millions) doivent progresser en compétences pour satisfaire aux attentes professionnelles dans une économie plus numérisée. Mais par rapport à cette situation moyenne inquiétante, la situation particulière des séniors apparaît pire. La fréquence des séniors considérés comme « en difficulté » au regard de la maîtrise des connaissances génériques nécessaires dans une économie digitalisée est supérieure de près de 60 % à celle constatée parmi l'ensemble des actifs ! Cette surreprésentation atteint 20 % pour la catégorie d'actifs dont la maîtrise des compétences transversales, sans être critique, reste néanmoins trop faible. Les besoins de mise à niveau des 55-64 ans dans le domaine des compétences cognitives génériques sont donc considérables : ils concernent près de 1,6 million de personnes.

Source : COE

3. Les séniors face à la concurrence intergénérationnelle pour l'accès à l'emploi : un cumul des handicaps ?

Les séniors abordent l'ouverture du marché du travail à la concurrence intergénérationnelle avec des handicaps évidents :

- Du fait de grilles de rémunération qui tendent à privilégier l'ancienneté, ils sont généralement mieux payés et donc plus chers que leurs concurrents moins âgés ;

- Ils ont un niveau de formation initiale en moyenne plus faible et semblent, comme on vient de le voir, relativement moins armés pour affronter la révolution digitale ;

- Dans un contexte de redéfinition profonde des métiers et des compétences nécessaires à leur exercice, leur capital « expérience » est un capital menacé de déclassement et l'avantage comparatif qu'ils en tiraient se réduit ;

- Enfin, parce que, jusqu'à présent, les entreprises et les politiques publiques n'ont pas cherché à maintenir leur employabilité par des politiques de formation continue, les séniors n'ont pas pu actualiser leurs qualifications.

Face à une concurrence entre actifs qu'ils sont mal armés pour affronter, on peut donc craindre :

- le développement encore plus marqué qu'il ne l'est aujourd'hui du chômage de longue durée en fin de carrière, qui est pourtant déjà un fléau endémique chez les demandeurs d'emploi les plus âgés ;

- le développement de phénomènes de déclassement professionnel en fin de carrière pour les séniors obligés de consentir une perte de salaire et/ou de qualification du poste occupé afin d'éviter le chômage ou afin de pouvoir en sortir ;

- Le développement de formes précaires d'emploi chez les séniors comme en connaissent déjà les jeunes en phase d'entrée sur le marché du travail.

Une réflexion prospective sur la classe d'âge des 55-65 ans oblige ainsi à envisager un scénario pessimiste d'une fragilisation socio-économique des actifs les plus âgés ou d'une dualisation entre des séniors bien intégrés sur le marché de l'emploi et d'autres frappés par la précarité, le chômage et le déclassement social .

Par ailleurs, la fragilisation de la situation d'une partie au moins de la génération des 55-65 ans pourrait remettre en question sa fonction de génération pivot dans la solidarité intergénérationnelle familiale , avec des conséquences en cascades sur la situation des jeunes adultes et des personnes âgées vulnérables. Au demeurant, même sans dégradation de la situation de l'emploi des séniors, leur maintien plus longtemps dans l'emploi réduira mécaniquement leur disponibilité en temps pour s'investir dans l'assistance à leurs parents plus jeunes ou plus âgés et pour s'impliquer dans la vie associative et le bénévolat, qui sont aussi un des vecteurs de la solidarité.

4. Le scénario noir de l'emploi des séniors : une fatalité ?
a) La nécessité de politiques de l'emploi ambitieuses en direction des séniors

En premier lieu, il faut rappeler que la logique économique qui sous-tend les politiques de hausse de l'emploi des séniors s'inscrit dans un objectif de « progression collective », comme l'a souligné l'économiste Jean-Olivier Hairault devant la délégation à la prospective 40 ( * ) . Il ne s'agit en effet pas pour les séniors de travailler plus longtemps afin de répartir plus équitablement la « pénurie » d'emplois entre les générations, mais bien d'augmenter le taux d'emploi global, et donc le niveau de la croissance potentielle et donc in fine le niveau de richesses collectivement produites. Autrement dit, si le raisonnement économique qui sous-tend le changement des politiques de l'emploi en direction des séniors est exact et si leur objectif est effectivement atteint, il devrait y avoir au bout du compte plus de richesses à partager entre les générations .

Le surcroit de PIB attendu de la hausse du taux d'emploi des séniors offre donc les moyens financiers de développer des politiques de l'emploi ambitieuses pour développer leur employabilité. Tout l'enjeu est en fait d' activer les dépenses en direction des séniors , ce qui reviendrait à rapprocher la France des modèles danois, suédois ou néerlandais des politiques de l'emploi. Ces trois pays se caractérisent en effet par la part importante qu'ils accordent aux mesures actives en direction des plus de 55 ans.

Source : DARES

b) L'enjeu de la formation continue

L'effort d'activation des politiques de l'emploi en direction des séniors passe évidemment, en premier lieu, par le développement de leur formation continue , qui est la clé du renforcement de leur employabilité . À cet égard, deux cas doivent être distingués.

Le premier cas est celui des futurs séniors . Pour que ceux qui auront entre 50 et 60 ans dans dix ans puissent espérer occuper demain des emplois relativement qualifiés et correctement rémunérés, il faut développer dès maintenant la formation en direction des quadragénaires. La formation continue est en effet efficace si elle est réellement continue : la meilleure façon d'avoir des séniors bien formés est donc de commencer à les former avant qu'ils ne soient séniors et que le décrochage de leurs compétences ne soit trop marqué.

Le second cas est celui des actuels seniors , c'est-à-dire les personnes qui ont déjà dépassé cinquante ou cinquante-cinq ans et qui vont donc devoir rester sur le marché du travail pour encore plusieurs années alors même qu'elles n'ont jamais pu bénéficier d'une politique de formation continue digne de ce nom. Pour eux se pose effectivement un problème de transition difficile. C'est vrai en particulier pour les travailleurs les moins qualifiés, puisqu'on sait que les personnes qui ont le plus besoin d'être formées sont aussi celles qui ont le moins accès à la formation. La collectivité a une obligation particulière à l'égard de ces séniors qui n'ont plus accès aux dispositifs de sortie précoce du marché du travail et que l'on n'a pas préparés à rester dans l'emploi. Un effort de formation spécifique doit être réalisé sans attendre dans leur direction.

c) L'enjeu de l'ergonomie et du temps de travail

Au-delà des efforts de formation continue, la hausse du taux d'emploi des séniors doit également s'accompagner de l' adaptation des conditions de travail aux spécificités de leur âge, ce qui passe par des investissements pour améliorer l' ergonomie des postes, ou encore par une adaptation des rythmes de travail . Compte tenu de la pénibilité d'un certain nombre de professions, compte tenu aussi de la très forte intensification du travail intervenue depuis vingt ans (phénomène sur lequel on reviendra plus loin), il faut faciliter le développement du temps de travail partiel choisi chez les séniors, ainsi que le développement des dispositifs de sortie progressive de l'emploi qui créeraient une sorte d'âge intermédiaire entre l'activité à temps plein et la retraite.

Cette adaptation du temps et des postes de travail aux caractéristiques des séniors ne correspond pas qu'à l'intérêt des séniors : elle correspond aussi à l' intérêt bien compris de la collectivité dans son ensemble . Un rapport récent de l'Assurance maladie a en effet clairement établi le lien entre l'explosion des dépenses liées aux arrêts maladie depuis dix ans et la hausse du taux d'emploi des séniors : « 28 % des arrêts indemnisés et 41 % des montants concernent des bénéficiaires de plus de 50 ans, ce qui correspond à 2 millions d'arrêts pour un montant de 2,9 milliards d'euros. (...) L'une des tendances de fond (...) est la croissance de la place des personnes de 60 ans et plus dans les arrêts maladie. Elles représentent 7,7 % des montants indemnisés en 2016 contre 4,6 % en 2010. (...) L'évolution de la structure d'âge des arrêts peut être la conséquence des réformes des retraites car elles ont augmenté la participation des personnes les plus âgées au marché du travail » 41 ( * ) .

Sachant que la durée moyenne des arrêts de travail indemnisés croît fortement avec l'âge (et qu'elle s'envole après 60 ans), sachant par ailleurs que l'essentiel de la hausse du temps d'emploi des plus de 60 reste à venir, il y a tout intérêt à veiller à ce que la prolongation de vie au travail reste compatible avec la santé des travailleurs âgés.

Source : Rapport au ministre chargé de la Sécurité sociale et au Parlement, « Améliorer la qualité du système de santé et maîtriser les dépenses. Propositions de l'Assurance Maladie pour 2019 », juillet 2018


* 33 Pour une analyse détaillée cf P. Cahuc, J-O. Hairault et C. Prost, L'emploi des séniors : un choix à éclairer et à personnaliser, Note du conseil d'analyse économique, n° 32, mai 2016

* 34 Cet âge est passé de 61 à 62 ans entre 2007 et 2014.

* 35 Ce taux est passé de 15 à 25 % entre 2007 et 2014.

* 36 Si les inquiétudes qu'elle suscite se concentrent parfois sur le risque d'apparition d'un chômage technologique de masse et « la fin du travail », la plupart des études prospectives prévoient en réalité un bilan neutre ou positif en termes de destructions/créations d'emplois. Il n'y a pas de véritable raison de croire que vont cesser de fonctionner les mécanismes de déversement qu'a analysés Alfred Sauvy et qui ont toujours eu pour effet, jusqu'à présent, que le progrès technique crée plus d'emplois qu'il n'en détruit.

* 37 Conseil d'orientation pour l'emploi, Automatisation, numérisation et emploi, Tome 1 : les impacts sur le volume, la structure et la localisation de l'emploi, janvier 2017

* 38 Conseil d'orientation pour l'emploi, Automatisation, numérisation et emploi, Tome 2 : l'impact sur les compétences, septembre 2017.

* 39 On parle de plus en plus de littératie et numératie dans la littérature sur ces questions.

* 40 Jean-Olivier Hairault, Atelier de prospective du 7 juin 2018 sur l'avenir des relations entre les générations.

* 41 Rapport au ministre chargé de la Sécurité sociale et au Parlement, « Améliorer la qualité du système de santé et maîtriser les dépenses. Propositions de l'Assurance Maladie pour 2019 », juillet 2018

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