B. LES GÉNÉRATIONS MONTANTES ET LA VALEUR TRAVAIL : DES ATTENTES IMMENSES MAIS EN DÉCALAGE PAR RAPPORT AUX RÉALITÉS PROFESSIONNELLES ACTUELLES

1. Les jeunes générations porteuses d'un rapport renouvelé au travail

En s'appuyant sur la base d'enquêtes empiriques de grande taille conduites à intervalles réguliers, la sociologie du travail permet d'appréhender de manière objective la transformation des représentations et des comportements au travail, et donc de mettre en évidence l'existence (ou non) de différences entre les générations du point de vue du rapport au travail, à l'autorité et à la réussite professionnelle 42 ( * ) .

Il ressort des études disponibles qu' il se produit effectivement une reconfiguration du rapport au travail dans les jeunes générations. Celui-ci se caractérise par :

- La permanence d'un très fort attachement à la valeur travail chez les jeunes Français . De façon générale, et contrairement au portrait un peu rapide et caricatural qu'on fait d'eux, les Français sont parmi les Européens qui, dans toutes les enquêtes, affirment le plus l'importance du travail dans leur vie. De ce point de vue, il n'y a pas de rupture entre les jeunes et les aînés ;

- Une forte progression de l'importance accordée à ce que les sociologues appellent les aspects « intrinsèques » du travail . Les jeunes générations actuelles attachent une importance relative plus forte à la dimension d'épanouissement personnel du travail en se focalisant davantage sur l'intérêt et l'utilité des tâches, sur la possibilité qu'offre le travail d'employer ses capacités, sur le sens du travail effectué - là où leur aînés, tout en attachant une forte importance au travail en général, ont plutôt tendance à mettre en avant l'utilité sociale du travail, la sécurité de l'emploi, le salaire ou les possibilités de promotion. D'une certaine manière donc, on peut dire que les jeunes Français sont encore plus exigeants, ou en tout cas plus idéalistes, que leurs aînés ;

Source : D. Méda et P. Vendramin, Les générations entretiennent-elles un rapport différent au travail ?, Sociologies, 2010

- Enfin, le rapport au travail dans les générations montantes se caractérise par une forte progression de ce que les sociologues appellent une conception « polycentrique » de l'existence . Selon cette conception, le travail, aussi important soit-il, doit être concilié avec les autres centres de l'existence (vie personnelle, vie familiale, engagement associatif ou politique...). Les jeunes hommes sont ainsi de plus en plus nombreux à refuser de reproduire un modèle parental masculin centré exclusivement sur le travail, ce qui les rapproche des représentations traditionnellement féminines du travail. Quant aux jeunes femmes, elles sont de plus en plus nombreuses à vouloir faire carrière et à s'épanouir dans leur travail et à ne plus considérer le travail seulement comme un moyen d'assurer leur autonomie financière, ce qui les rapproche du modèle traditionnellement masculin. Il se produit donc une convergence des modèles professionnels de genres au niveau des représentations et à un degré encore moindre du point de vue des pratiques.

2. Des attentes en contradiction avec certaines réalités du monde du travail
a) Des indices d'une dégradation des conditions de travail

Le développement dans les jeunes générations d'attentes intrinsèques très fortes vis-à-vis du travail se heurte en premier lieu à une tendance à la dégradation des conditions de travail . Les résultats convergents des nombreuses enquêtes disponibles sur ce thème 43 ( * ) font en effet état de manière extrêmement nette de tendances telles que l'intensification des tâches, la perte d'autonomie dans le travail, la hausse de la fréquence des déclarations de mal-être, voire de souffrance au travail, le développement du sentiment de ne pas pouvoir faire du bon travail ou de ne pas voir son travail reconnu . Tous ces phénomènes, symptomatiques d'une pathologie du travail, sont bel et bien des réalités pour une forte proportion des actifs en France.

C'est ce que montrent notamment les enquêtes « Conditions de travail » menées depuis 1978 par la DARES 44 ( * ) . Elles indiquent que l'intensité du travail a fortement augmenté entre 2005 et 2013 et qu'elle s'est stabilisée depuis à un niveau élevé (voir tableau suivant). Elles révèlent que l 'autonomie et les marges de manoeuvre des salariés poursuivent un déclin entamé depuis 1998, et ceci pour toutes les catégories socioprofessionnelles. Les salariés sont ainsi de moins en moins nombreux à choisir eux-mêmes la façon d'atteindre les objectifs fixés, à ne pas avoir de délais ou à pouvoir faire varier les délais fixés. Enfin, elles montrent que le travail tend à devenir plus répétitif.

Source : DARES

L'enquête de la CFDT réalisée fin 2016 auprès de 200 000 personnes 45 ( * ) confirme elle aussi qu'une partie importante de la population active fait face à des conditions de travail dégradées. Si 77 % des répondants à l'enquête disent aimer leur travail, ils sont une forte minorité à pointer ses risques pour la santé : 35 % considèrent que leur travail nuit à leur santé, voire même la délabre 46 ( * ) . L'analyse des facteurs de risque montre l'importance de trois facteurs en particulier : la charge de travail (51 % des personnes interrogées affirment que leur charge de travail est excessive ; 58 % disent ne pas avoir le temps de faire leur travail correctement), le manque d'autonomie (74 % des répondants préféreraient plus d'autonomie à plus d'encadrement ; 34 % ont l'impression d'être une machine dans leur travail ; 40 % ont l'impression de passer plus de temps à rendre des comptes qu'à travailler), ainsi que le manque de soutien du management 47 ( * ) .

On le sait : cette situation découle, pour une large part, de la diffusion en France, dans les années 1990-2000, de nouvelles formes d'organisation et de méthodes de managemen t structurées autour des notions de qualité totale, de lean management , de zéro défaut, de juste à temps, de mobilisation et d'engagement des salariés, etc. Elle découle aussi de la mise en place d'une nouvelle instrumentation du cadrage du travail , avec notamment un développement considérable du reporting , du management par les objectifs et de l'évaluation individuelle de la performance. Les entreprises, elles-mêmes confrontées à des pressions concurrentielles fortes et soumises à des normes de rentabilité élevées dans un cadre d'économie ouverte, ont en quelque sorte vu dans ces outils des moyens de s'adapter à leur nouvel environnement concurrentiel.

Au cours des dernières années, le développement du big data et la digitalisation des process ont par ailleurs encore renforcé les possibilités de contrôle exercé sur le travail, sans compter d'autres tendances fortement contraignantes comme le développement des open spaces ou l'effritement de la norme salariale et le développement d'emplois indépendants soumis à des contraintes fortes dans le cadre de plateformes « uberisées ».

b) Un sentiment largement répandu de perte de sens du travail

Même si, fort heureusement, les formes modernes d'organisation du travail ne créent pas de problèmes systématiques ni même généralisés de santé physique ou psychologique pour les travailleurs, il semble qu'elles alimentent néanmoins une crise morale du travail de grande ampleur , dont le symptôme principal est le sentiment d'une perte de sens du travail .

Certes, en elles-mêmes, les critiques contre le travail absurde et les formes d'organisation productives « aliénantes » ne sont pas nouvelles : elles remontent au moins aux temps de la diffusion des modèles tayloriens et fordistes. Mais dans la situation présente, une chose tranche avec le passé : c'est l'extension sociale prise par ces critiques. L'idée d'une pression professionnelle absurde, le sentiment d'une perte de sens du travail, la sensation d'être réduit dans son être et sa valeur, d'être « marchandisé » se diffuse désormais dans la quasi-totalité du monde du travail. Cette diffusion est horizontale, puisque le thème de la perte de sens du travail est sorti de son berceau historique, celui la production industrielle, pour se répandre dans tout le secteur des services (tant privés que publics), qui occupe désormais l'essentiel des emplois et dont l'organisation est de plus en plus industrielle. La critique se répand aussi verticalement des emplois peu qualifiés vers les postes très qualifiés et d'encadrement (dans les enquêtes sur les conditions de travail, on voit que les cadres sont aussi atteints que les autres par le mal-être au travail).

La diffusion du thème de la perte de sens du travail n'est pas portée seulement par la dégradation objective des conditions de travail. Elle s'appuie aussi sur la transformation des attentes des salariés à l'égard du travail. Entre la génération des grands-parents, des parents et celle des enfants, la notion de ce qu'est un bon travail s'est profondément transformée . Les jeunes générations, qui ont été éduquées pour se penser « en mode projet », voient dans le travail un des multiples champs où elles doivent se réaliser, s'épanouir. Les jeunes portent à l'extrême la revendication du « sens » du travail, parce qu'ils ont été éduqués à cela : être soi-même, construire sa vie pour « se trouver ». Dans les générations plus anciennes en revanche, l'éthique de devoir professionnel était davantage présente. L'éducation insistait davantage sur la nécessité d'occuper une place dans la société, voire d' « entrer dans le moule ». Le bon travail était moins celui où on s'épanouit que celui qui apporte stabilité, aisance matérielle et prestige social.

De fait, la désillusion qui atteint une partie des jeunes actifs face à la réalité du travail dépasse très largement le champ des emplois traditionnellement considérés comme aliénants : elle touche également des emplois qu'à bien des égards on peut considérer comme de « bons emplois » . La critique des bullshit jobs et le rejet des « métiers à la con » ne concerne pas les métiers peu qualifiés, précaires et mal payés : elle touche essentiellement des emplois de cadres, stables, qualifiés et bien payés.

La « révolte des premiers de la classe » et leur reconversion vers des métiers davantage porteurs de sens constituent sans doute encore un phénomène marginal sur le plan quantitatif ; elles n'en sont pas moins néanmoins symptomatiques d'un certain climat social et culturel . La sociologue Cécile Van de Velde remarque ainsi que, au-delà de la frange encore minoritaire de « révoltés » du travail qui font le choix de prendre les chemins de traverse, se trouve la frange de ceux qu'elle appelle les « loyaux critiques » : « ils ont un travail salarié, mais ils n'y croient plus. Ils observent, travaillent, mais ne se sentent pas considérés à leur juste valeur (...). Cette tension augmente parmi les jeunes diplômés qui ont suivi la voie royale, qui ont répondu aux attentes, qui ont gagné la course. Ils se savent plutôt chanceux - ils ne se plaignent pas - mais ils développent un discours radicalement critique contre le système ».

C'est bien le signe que les modèles de la réussite professionnelle se transforment profondément : « Il y a une défiance de plus en plus forte à l'égard du travail salarié. Dans mes enquêtes, j'observe les rêves et les aspirations qui sont en train d'émerger. À Montréal, c'est par exemple d'ouvrir sa microbrasserie de bière ou, dans les milieux plus populaires, de créer son petit  commerce d'informatique. À Paris, on parle de créer sa start-up, son entreprise individuelle ou son association . » 47 ( * ) L'épanouissement au travail passe aujourd'hui davantage par le modèle du free-lance, de l'artiste ou de l'indépendant que du travailleur salarié.

Confirmant ce phénomène, depuis quelques années, les cabinets de recrutement signalent une désaffection des jeunes diplômés pour les grandes organisations relativement anonymes , où le travail est extrêmement normé et parcellisé. Les avantages matériels évidents que procure le fait d'intégrer ces entreprises semblent ne plus suffire à motiver les plus talentueux... Le besoin de sens devient un critère de choix professionnel essentiel.

3. Réconcilier l'idéal du travail et sa réalité : quelles perspectives ?

On peut s'inquiéter de ce hiatus entre, d'un côté, les aspirations des générations montantes à se réaliser par le travail et à mieux concilier la vie professionnelle et la vie extraprofessionnelle et, de l'autre, le constat que le monde du travail semble assez peu réceptif - c'est un euphémisme - à ces enjeux. Il y a là une contradiction qui paraît difficilement soutenable à long terme, socialement et politiquement. On ne peut pas éduquer toute une génération autour de l'idée d'être soi-même et, en même temps, organiser le marché du travail et les carrières professionnelles de telle sorte que les jeunes ont le sentiment de devoir choisir entre « vivre sa vie » et « gagner sa vie ». Cette injonction contradictoire crée une angoisse, des tensions voire de la colère. C'est pourquoi on se propose d'explorer les scénarios d'une réconciliation entre l'idéal et la réalité du travail.

a) Un préalable : reconnaître la réalité du problème
(1) Un problème encore largement occulté

La première étape dans la résolution d'un problème est généralement d'admettre que ce problème se pose. Or, c'est encore loin d'être le cas. La crise du travail en France fait relativement peu débat dans notre pays, comme si elle faisait l'objet d' une forme de déni collectif ou du moins d'une minimisation, comme si finalement le désabusement, le mal-être ou la souffrance au travail qui touchent des millions de personnes étaient des questions secondaires.

Cette situation étonnante s'explique sans doute par le fait que la crise du travail en France est occultée par une autre crise majeure : celle de l'emploi . Dans un contexte de chômage de masse et de développement des formes précaires d'emploi, nos concitoyens semblent avoir collectivement tendance à minimiser l'importance des enjeux de qualité du travail, à considérer que la priorité est d'avoir un emploi et que le graal est atteint quand cet emploi est stable. Se soucier de la qualité du travail est en quelque sorte considéré comme un luxe qu'on ne peut pas se permettre, sinon comme un obstacle dans la lutte contre le chômage.

L'occultation de la crise du travail s'explique aussi sans doute par le fait que toutes les générations n'ont pas la même perception du travail. Là où les plus jeunes verront un « travail à la con », les plus anciens verront un excellent poste qu'on ne peut se permettre de refuser.

(2) Vers une prise de conscience ?

Deux choses pourraient cependant accélérer la prise de conscience d'une crise du travail dans notre pays.

La première est que cette crise commence à toucher le coeur même du système, à savoir les salariés les mieux intégrés et les mieux formés. Or, c'est une réalité sociologique et politique : les revendications des insiders sont toujours mieux prises en compte que celles des outsiders . C'est d'autant plus vrai que le marché du travail des cadres est proche du plein emploi et que les entreprises sont obligées de se faire concurrence pour attirer les plus compétents.

La seconde est que l es comparaisons internationales montrent que la France est assez mal située dans le benchmark des conditions de travail. L'enquête internationale de référence sur ces questions, réalisée par la Fondation de Dublin , révèle qu'il existe un problème spécifiquement français en matière de dégradation des conditions de travail.

Résultats de l'enquête de la Fondation de Dublin sur les conditions de travail (2010)

- 27 % des salariés français se disent stressés dans leur travail, contre 10 % aux Pays-Bas, 12 % au Danemark et 15 % en Finlande.

- 54 % déclarent souffrir d'une fatigue générale, alors que la moyenne européenne est à 35 %.

- 59 % déclarent travailler à des rythmes très élevés et 62 % dans des délais très serrés pendant au moins un quart du temps.

- 51 % déclarent qu'ils sont consultés en cas de réorganisation de leur travail, contre 65 % aux Pays-Bas, 64 % en Irlande et 62 % au Danemark.

- 31 % déclarent pouvoir influencer les décisions importantes pour leur travail alors que la moyenne dans les pays de l'UE est de 40 %.

- Enfin seulement 21 % se déclarent très satisfaits de leurs conditions de travail, ce qui est moins que la moyenne de l'UE (25 %) et très sensiblement moins que l'Allemagne (29 %)et le Royaume-Uni (39 %).

Ces mêmes enquêtes internationales montrent aussi que la dégradation de la qualité des emplois et du travail ne sont pas le corollaire obligé de la performance économique et de la compétitivité. La France se caractérise en fait par des résultats simultanément médiocres en matière de conditions de travail et mauvais en matière de chômage et de taux d'emploi, alors que d'autres pays européens parviennent à concilier une bonne qualité d'emploi et de bonnes performances dans le domaine de la lutte contre le chômage et de la mobilisation de la main-d'oeuvre .

C'est ce que pointe France Stratégie dans une étude de mai 2016 48 ( * ) : « l'analyse comparée (...) conduit à mettre en cause l'idée que le niveau de notre taux de chômage résulterait d'un arbitrage entre quantité et qualité de l'emploi. Six pays aux modèles sociaux partiellement différents - Allemagne, Autriche, Danemark, Pays-Bas, Royaume-Uni et Suède - illustrent qu'il est possible de combiner, malgré la crise, un taux d'emploi élevé, un faible taux de chômage et une qualité d'emploi au moins comparable à la nôtre »

.

Il ne faut donc pas s'enfermer dans un arbitrage délétère et empiriquement infondé entre la quantité et la qualité de l'emploi.

b) Un second préalable : ne pas compter sur le miracle numérique technologique pour résoudre la crise du travail

Certains voient dans la révolution technologique la panacée pour résoudre la crise du travail. Cette thèse du miracle technologique se décline en deux variantes, sans doute aussi erronées l'une que l'autre.

La première pose que la révolution technologique en cours, par une substitution massive du capital au travail, va détruire une majorité d'emplois et faire baisser drastiquement le temps du travail. C'est la thèse de la « fin du travail », qui apporterait de fait une solution radicale à la crise du travail par la disparition du travail lui-même.

Comme on l'a vu plus haut cependant, si quelques études du début des années 2010 ont popularisé le thème de la disparition du travail, un grand nombre d'études réalisées depuis, avec des méthodes plus rigoureuses, l'ont invalidé. Le consensus qui émerge aujourd'hui est plutôt qu'environ 10 % des postes sont menacés de destruction dans un avenir prévisible 49 ( * ) , tandis qu'une majorité d'emplois devraient être profondément transformés. C'est pourquoi le présent rapport ne reprend pas le scénario de la fin du travail.

La seconde variante fait le pari d'un enrichissement généralisé des taches professionnelles sous l'effet de l'émergence du nouveau système technique digital . Un tel scénario paraît pourtant lui-aussi peu plausible . En effet, s'il est vrai que la révolution digitale semble devoir s'accompagner d'une transformation des organisations et du management propice à plus d'horizontalité, d'autonomie, de créativité, à un enrichissement des tâches et à la mobilisation de compétences plus transverses, rien ne garantit pour autant que cet enrichissement sera général . Selon les projections réalisées par France Stratégie et la Dares 50 ( * ) , on devrait assister plutôt à un phénomène de polarisation des emplois , avec, d'un côté, une forte augmentation de la part des emplois peu qualifiés, de l'autre, l'essor d'activités mobilisant des compétences cognitives fortes. Entre les deux s'amplifieraient les phénomènes de déclassement pour les personnes dotées de qualifications intermédiaires, désormais amenées à concurrencer les moins diplômés.

Si la révolution digitale offre donc de vraies possibilités pour réconcilier les attentes d'une partie des travailleurs avec la réalité du travail, elle n'adresse pas le problème de la crise du travail dans son ensemble et pourrait même aggraver cette dernière pour de nombreux actifs.

c) Répondre à la quête de reconnaissance des salariés
(1) Le développement d'un travail invisible et non reconnu

Tous les sociologues du travail et les professionnels de la gestion des ressources humaines soulignent que la crise du travail se noue, pour une grand part, autour des enjeux de reconnaissance du travail . Le défaut de reconnaissance des contributions de chacun ou le déni des difficultés rencontrées dans l'accomplissement du travail sont en effet des causes majeures de mal-être, de démobilisation et de perte d'efficience. C'est donc un enjeu majeur tant pour les collaborateurs que pour les managers.

Cette question de la reconnaissance du travail n'est évidemment pas nouvelle. Elle est consubstantielle à la notion même de travail d'équipe et de management. Elle se pose néanmoins de manière renouvelée dans la période présente pour plusieurs raisons :

- Le développement des attentes intrinsèques du travail dans les générations montantes rend la question du sens du travail encore plus sensible que précédemment et conduit à un abaissement du seuil de tolérance aux tâches et aux instructions absurdes (ou à l'élaboration desquelles on n'a pas été associé), si fréquentes dans la vie professionnelle ;

- les transformations qui affectent le travail sous l'effet de la révolution numérique entraînent une redéfinition profonde des compétences mobilisées dans nombre de professions. Pour être accompli, le travail exige(ra) en effet de plus en plus que les salariés mobilisent de l'intelligence émotionnelle, une dose de créativité et d'initiative dans la résolution de problèmes (diagnostic, mise au point d'une réponse adaptée), etc. La question se pose donc de manière cruciale de savoir dans quelle condition ce déploiement d'intelligence protéiforme peut devenir visible aux managers . Par exemple, un salarié qui a dû gérer un client difficile en face à face, qui en ressort émotionnellement épuisé et qui a consacré beaucoup de temps à résoudre un seul cas problématique a peu de chances de voir son travail reconnu. Il pourra même se voir reprocher d'avoir insuffisamment ou mal travaillé au regard des indicateurs de performance que lui impose son manager ;

- Le développement des nouveaux modes de management dans les années 1990-2000 a conduit à la mise en place de méthodes d'évaluation des salariés et de contrôle du travail très formalisées mais largement inadaptées ( reporting d'indicateurs chiffrés, entretiens d'évaluation ritualisés), qui ne permettent pas forcément aux managers d'appréhender la réalité quotidienne du travail, de ses contraintes et de ses performances. Trop lointaine, trop désincarnée, trop intermittente, l'évaluation ne permet plus de connaître et de reconnaitre les innombrables petites batailles que mènent au jour le jour les salariés pour que le travail « sorte » en temps et en heure au niveau de qualité attendu. Or comment reconnaître un travail qu'on ne connait pas ?

(2) La nécessité de faire évoluer les formes de management et d'évaluation

Répondre à la crise du travail et empêcher qu'elle ne s'aggrave dans un contexte marqué par la redéfinition des métiers et la montée des attentes des générations nouvelles suppose une transformation profonde des méthodes d'évaluation et de management .

La représentante de l'Association nationale des DRH a indiqué l'importance stratégique de cet axe de réflexion pour sa profession en soulignant l'enjeu de développer ce qu'elle a appelé une évaluation au fil de l'eau , au plus près des situations de travail réelles, qui rende visibles les contraintes rencontrées, les compétences mobilisées et les performances réalisées et qui permette en définitive aux managers et à leurs collaborateurs de partager une connaissance et des critères communs sur le travail qu'ils sont amenés à réaliser ensemble.

Un autre enjeu des transformations organisationnelles et managériales est de passer du modèle traditionnel du supérieur hiérarchique qui donne des ordres indiscutables (le « chef ») à l'accompagnant qui impulse, fédère, mobilise, écoute et conseille. S'inscrire dans cette tendance, dont on verra qu'elle structure aussi les évolutions à l'oeuvre dans le domaine éducatif, est la seule manière de répondre à un idéal professionnel construit autour des idées de quête du sens, d'épanouissement des facultés personnelles et de participation.

d) Repenser le temps de travail tout au long de la vie pour mieux intégrer la conception polycentrique de l'existence portée par les nouvelles générations

Les politiques de gestion des ressources humaines doivent aussi intégrer pleinement les exigences d'une conception polycentrique de l'existence en offrant des possibilités accrues de concilier les impératifs professionnels et extraprofessionnels.

Le temps est en effet peut-être bientôt révolu où les entreprises pouvaient demander une totale disponibilité des salariés tout au long de leur carrière et subordonner les opportunités de promotion au sacrifice des finalités extraprofessionnelles. Si elles continuent à privilégier ce modèle de gestion de la ressource humaine, qui correspond au modèle masculin traditionnel, les entreprises risquent de se priver non seulement de nombreux talents féminins (comme c'est le cas aujourd'hui), mais aussi masculins. Elles risquent par ailleurs de promouvoir des managers sur le modèle du « chef » à l'ancienne, de plus en plus en décalage avec la culture des salariés qu'ils dirigent, de moins en moins légitimes et donc de moins en moins en capacité de mobiliser les talents nécessaires à la réussite de l'entreprise.

Il est souhaitable d'engager par conséquent une réflexion renouvelée sur l'adéquation des temps de travail aux attentes des salariés et aux besoins des entreprises pour concilier à la fois la qualité de vie, la compétitivité et l'emploi.

Permettre aux personnes d' adapter leur rythme de travail en fonction de leurs besoins à différents âges impliquerait notamment de repenser le temps de travail tout au long de la vie . Il y a en effet des périodes de sa vie où l'on est très largement disponible pour le travail et où l'on devrait pouvoir s'investir davantage dans sa vie professionnelle et d'autres où, pour des raisons familiales, médicales ou personnelles, on aurait besoin de « lever le pied » sur le plan professionnel pour privilégier d'autres formes d'investissement de soi (familiales, associatives, politiques, formation, etc.). Les modes actuellement dominants de gestion de la main-d'oeuvre sont extrêmement uniformes et interdisent cette souplesse. Les entreprises demandent aux salariés une disponibilité maximale entre 30 et 50 ans, précisément au moment où les contraintes familiales sont les plus fortes. Elles jugent négativement les demandes d'aménagement du temps de travail des actifs d'âges intermédiaires, y voient une forme de déloyauté et bloquent les possibilités de promotion des salariés qui souhaitent sortir du modèle traditionnel. Inversement, elles mobilisent relativement peu les actifs les plus jeunes et ceux de plus de cinquante ans, alors que nombre d'entre eux sont précisément disponibles, à cette période de leur vie, pour (re)lancer leur carrière. C'est un gaspillage d'énergie et de compétences triplement nuisible : pour les entreprises elles-mêmes, pour les salariés et pour le corps social dans son ensemble.


* 42 Voir par exemple Dominique Méda, L'avenir du travail : sens et valeur du travail en Europe, Document de recherche de l'OIT, décembre 2016 ; ou encore : Maëlezig Bigi, Olivier Cousin, Dominique Méda, Laetitia Sibaud et Michel Wieviorka, Travailler au XXI e siècle. Des salariés en quête de reconnaissance, Robert Laffont, 2015

* 43 Cf Enquête de la Fondation de Dublin sur les conditions de travail en Europe, Enquête française sur les conditions de travail de la Dares, Enquête de la CFDT sur les conditions de travail.

* 44 Cf par exemple : Dares Analyses, Quelles sont les évolutions récentes des conditions de travail et des risques psychosociaux ?, n° 82, décembre 2017

* 45 Enquête dont la qualité et la rigueur sont saluées aussi bien par les chercheurs en sciences sociales que par les spécialistes de la gestion des ressources humaines Sa lecture a été vivement recommandée à vos rapporteurs par la représentante de l'Association nationale des DRH lors de son audition.

* 46 44 % disent ressentir souvent des douleurs physiques à cause de leur travail ; 36 % déclarent avoir fait un burn-out ; 34 % des travailleurs dorment mal à cause de leur travail ; 25 % disent aller souvent au travail avec une boule au ventre

* 47 Cécile Van de Velde, Le Monde, 23 novembre 2017

* 48 France Stratégie, Quels leviers pour l'emploi ?, mai 2016

* 49 Par ailleurs, par des effets de déversement classiques entre les secteurs d'activité en déclin et les autres secteurs, le bilan global des créations/destructions de postes devrait rester positif. Il existe tellement de besoins non satisfaits qui ne peuvent être réalisés par des machines que cela laisse un bel avenir au travail.

* 50 France Stratégie/Dares (2015), Les métiers en 2022.

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