B. LES CAS DE FRAUDE OBSERVÉS

La dérégulation complète du secteur du transport aérien et l'émergence des compagnies low cost ont coïncidé avec un contournement des règles relatives à la base d'affectation et permis ainsi de réduire les coûts. Ces stratégies contribuent, là encore, à créer les conditions d'une concurrence déloyale entre les compagnies nationales et les nouveaux opérateurs. Il convient de rappeler à ce stade la part prise par les compagnies low cost dans le secteur du transport aérien. Selon l'Organisation de l'aviation civile internationale (OACI), ces transporteurs ont enregistré une croissance constante à un rythme supérieur à la croissance moyenne mondiale, leur part de marché continuant à progresser tant au sein des économies avancées que dans les économies émergentes. En 2018, ces compagnies ont ainsi transporté environ 1,3 milliard de passagers, soit 31 % du nombre total de passagers réguliers. La part de marché des transporteurs à bas coûts est ainsi la plus élevée en Europe, représentant 36 % du nombre total de passagers.

L'impact du choix du pays d'établissement n'est pas anodin sur le modèle économique de ces sociétés au regard du poids des charges sociales. Dans un secteur où les marges sont réduites, l'impact est direct sur la compétitivité de l'offre et la capacité de la compagnie à défendre ou gagner des parts de marché.

Impact annuel d'une délocalisation d' Air France dans un autre État membre en matière de charges sociales

Pays

Impact sur les charges sociales acquittées

en millions d'euros

Impact sur les charges sociales acquittées

en pourcentage de la masse salariale

Impact sur les charges sociales acquittées

en pourcentage du chiffre d'affaires

Allemagne

- 490

- 12 %

+ 4 %

Espagne

- 580

- 13 %

+ 4 %

Irlande

- 770

- 18 %

+ 6 %

Italie

- 430

- 10 %

+ 3 %

Pays-Bas

- 680

- 16 %

+ 5 %

Royaume-Uni

- 630

- 15 %

+ 5 %

Source : Commission des affaires européennes

Le principal biais de la fraude consiste donc à décorréler la base d'affectation - lieu de versement des cotisations sociales - du lieu de mise en place des équipages (base d'exploitation) ou à travailler sur le statut même des pilotes.

Au-delà de l'enjeu de concurrence déloyale, le coût financier pour les régimes sociaux n'est pas non plus anodin. Dans ces conditions, il n'est pas étonnant de constater qu'en France, la Caisse de retraite du personnel navigant professionnel de l'aéronautique civile apparaisse en première ligne dans les affaires visant les compagnies fraudeuses. Il s'agit pour elle d'assurer la pérennité d'un régime, par nature déficitaire. La Caisse compte en effet 30 000 actifs pour 20 000 retraités. Elle perçoit 530 millions d'euros de cotisations par an et verse, dans le même temps, 640 millions d'euros de prestations. L'écart est financé par ses réserves. Les recouvrements peuvent, par ailleurs, s'avérer extrêmement longs voire impossibles au terme d'une procédure judiciaire qui s'étend elle-même sur plusieurs années.

Le recours à la fraude semble cependant, contrairement au début de la décennie, tempéré par un contexte de pénurie de pilotes qui permet à ceux-ci d'obtenir plus de garantie sur leurs contrats de travail ou leur affiliation à un régime de sécurité sociale.

1. Le recours aux faux indépendants

Afin de contourner la réglementation européenne et les incidences salariales de la notion de base d'affectation, certaines compagnies ont généralisé le recrutement de travailleurs indépendants pour composer leurs équipages. Ce statut permet à l'exploitant de s'exonérer des charges sociales et patronales. Si elle ne détient pas le monopole de telles pratiques - les compagnies espagnoles Vueling et Volotea , la hongroise Wizz Air , la polonaise Enter air ou la lituanienne Small Planet ont pu agir de la sorte par le passé -, Ryanair est sans doute l'entreprise qui a le plus développé ce système. 75 % de ses pilotes ( contracts pilots ) et 60 % des personnels de cabine seraient ainsi recrutés sous ce statut. La compagnie irlandaise a mis en place une filière complexe lui permettant de ne pas apparaître comme l'employeur de ses propres pilotes ou de ses équipages de cabine. Pilotes comme personnels navigants intègrent des micro-sociétés de droit irlandais, qu'un commissionnaire propose ensuite au service de Ryanair . Il n'est pas étonnant, dans ces conditions, que, bien que transportant 10 millions de personnes chaque année en et au départ de la France, la compagnie Ryanair n'emploie aucun salarié affilié au droit français.

Pour l'heure, Ryanair , confrontée comme ses concurrents à une pénurie de pilotes, tend aujourd'hui à modérer le recours au statut d'indépendant et développe une filière de recrutement interne.

Indépendamment de cette évolution récente, le statut d'indépendant de la majorité de ses pilotes et des personnels de cabine relève de l'artifice juridique puisqu'ils travaillent exclusivement pour la compagnie Ryanair . Leur temps de travail et l'organisation de celui-ci est défini par la compagnie irlandaise. Ils se voient imposer des sanctions de la compagnie s'ils ne respectent pas les consignes hors sécurité des vols : ainsi un pilote ne peut faire charger plus de carburant que le minimum réglementaire. En outre, le personnel navigant est tenu d'effectuer un préavis de trois mois s'il souhaite rompre son contrat avec Ryanair. L'indépendant est de facto un véritable salarié de l'entreprise. Enfin, il convient de rappeler que le pilotage d'un avion possède des caractéristiques propres dont la maîtrise du manuel d'exploitation qui vise tout à la fois les caractéristiques techniques d'un appareil et les procédures spécifiques à chaque compagnie. C'est à la lumière de cette spécificité que le droit français interdit aux compagnies d'aviation de procéder au recrutement de pilotes indépendants. À l'inverse, le droit irlandais ne prévoit aucune interdiction en la matière, le statut d'indépendant bénéficiant de manière générale d'incitations fiscales.

Faute d'harmonisation, à l'échelle européenne, du statut de travailleur hautement mobile ou de celui d'indépendant, cette pratique peut continuer à prospérer. Un biais pour réduire sa portée pourrait être le lancement d'une procédure devant la Cour de justice de l'Union européenne afin de lui faire constater que les incitations fiscales irlandaises peuvent être assimilées à une aide d'État.

2. Les faux détachements

Le recours à la directive n° 96/71 sur le détachement des travailleurs a pu constituer un biais pour contourner les règles européennes d'affiliation aux régimes de sécurité sociale. Les condamnations visant plusieurs transporteurs ont cependant conduit à limiter le recours à ce type de fraude.

La Cour de Cassation a rendu deux arrêts le 11 mars 2014 confirmant les condamnations pour travail dissimulé des compagnies Vueling et easyJet , en contestant notamment la validité des certificats de détachement A1 qu'elles produisaient.

Reste que la méthode retenue par la justice française - rejeter unilatéralement les certificats A1 de détachement - n'est pas considérée comme conforme au droit européen. La question de l'opposabilité des certificats a, en effet, été abordée par la Cour de justice de l'Union européenne suite à un renvoi préjudiciel de la Cour de cassation française. Celui-ci concernait une condamnation de 2011, confirmée en 2013, visant le croisiériste allemand A-Rosa Flusschiff . Celui-ci avait fait travailler, sur des navires postés sur le Rhône et la Saône, 91 employés sous contrat suisse. L'URSAFF a estimé, en 2007, que les deux bateaux avaient une activité « permanente et exclusive » en France, leurs salariés devant donc être affiliés à la sécurité sociale française. Les certificats A1 ont donc été suspendus et un redressement de 2 millions d'euros opéré. Dans un arrêt rendu le 27 avril 2017, la Cour estime cependant que ces certificats s'imposent dans l'ordre juridique interne de l'État membre dans lequel le travailleur salarié se rend pour effectuer un travail aussi longtemps qu'ils ne sont pas retirés ou déclarés invalides par le pays d'origine, confirmant un arrêt de 2006. Les juridictions françaises ne sont pas habilitées à vérifier des certificats délivrés par la Suisse, y compris dans le cas où les travailleurs concernés ne sont pas en réalité des travailleurs détachés. L'arrêt de la Cour se fonde sur le principe difficilement contestable de confiance mutuelle entre les États. Une pièce délivrée par l'un d'entre eux est donc réputée valide.

L'un des salariés concernés dans le dossier Vueling avait également saisi la juridiction prud'homale de diverses demandes au titre de l'exécution puis de la rupture de son contrat de travail et du travail dissimulé. Par un arrêt du 4 mars 2016, la Cour d'appel de Paris a condamné l'employeur à lui payer notamment une indemnité forfaitaire pour travail dissimulé. La compagnie Vueling s'est alors pourvue en Cassation. La Cour de cassation a, le 11 janvier 2018, décidé de formuler un renvoi préjudiciel auprès de la Cour de justice de l'Union européenne pour que celle-ci précise sa position et vérifier si l'effet contraignant des certificats A1 pourrait être tenu en échec en cas de fraude.

Les compagnies aériennes Vueling et Ryanair avaient, au préalable, saisi en septembre 2016 la Commission européenne à la suite de leur condamnation pénale en France pour défaut de déclaration de leurs salariés et travail dissimulé, malgré l'existence de certificats de sécurité sociale E101 (devenus A1) attestant du paiement de cotisation dans leur pays de domiciliation. La Commission européenne a ainsi ouvert deux procédures de demandes d'information auprès des autorités françaises relatives au respect des règles de coordination des systèmes de sécurité sociale. À la suite des réponses de la France du 20 novembre 2016 annonçant la suspension des procédures envers les deux compagnies, la Commission européenne, le 4 juillet 2017, a décidé de clore ces procédures.

3. Les fausses bases d'affectation

Afin de contourner le critère de base d'affectation, certaines compagnies indiquent des bases ne correspondant pas à la réalité des trajets effectués ni au lieu de résidence des personnels navigants. Il convient de relever, par ailleurs, que cette pratique ne constitue pas l'apanage des exploitants low cost , comme en a témoigné, par le passé, l'exemple d'Air Méditerranée .

Confrontée à des difficultés financières, Air Méditerranée a ainsi licencié en 2012 la moitié de ses effectifs français, soit 85 personnes, et créé une filiale en Grèce, Hermès , à qui fut transférée la moitié de sa flotte. La compagnie, qui a depuis déposé le bilan, ne desservait pas pour autant ce pays puisqu'avions et pilotes travaillaient quasi-exclusivement en affrètements pour Air Méditerranée et la plupart du temps au départ de Paris. Les salariés étaient néanmoins rémunérés aux conditions grecques et rattachés au régime de sécurité sociale hellénique.

Les pratiques constatées récemment mettent en avant une utilisation partielle des bases d'affectation dans le pays d'activité auxquels seuls quelques pilotes et personnels navigants seraient rattachés, les autres étant affiliés dans le pays d'établissement de la société.

4. Payer pour voler ?

La pratique du « Payer pour voler » ( Pay to fly ) est toujours mise en oeuvre dans certaines compagnies aériennes, établies notamment en Europe de l'Est. Elle consiste à imposer aux pilotes de payer les qualifications techniques nécessaires pour piloter les avions sur lesquels ils sont affectés. Les pilotes comme les personnels de cabine payent ainsi à Ryanair une formation (2 500 euros pour un personnel de cabine, 9 à 13 000 euros pour un pilote) pour leur « adaptation » à la compagnie. Or, cette dépense est traditionnellement à la charge des exploitants. Elle peut représenter jusqu'à 3 % du chiffre d'affaires.

La proposition de directive relative à des conditions de travail transparentes et prévisibles dans l'Union européenne, qui vient de faire l'objet d'un accord interinstitutionnel, devrait permettre de juguler cette pratique. Son article 11 prévoit, en effet, que les formations exigées par l'employeur doivent être dispensées gratuitement.

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